Du côté de Gabriel, autour de lui, l'ambiance s'avère presque aussi enjouée, la soirée s'est passée rapidement mais entre railleries et mises en boite, Gabriel gêné, n'apprécie pas vraiment que son couple s'affiche sous les feux des projecteurs à cause de la violence de son petit ami. La fin du service est là, alors que le commis de salle termine le rangement, l'équipe de Gabriel entreprend déjà le dressage pour le lendemain, le tout dans les bavardages taquins de ses collègues.
- Donc en réalité c'est lui porte la culotte si je comprends bien ? se moque Juan, le plus âgé.
- Il m'a impressionné sur les vidéos de surveillance, affirme à son tour Alexandra en roulant les serviettes. Franchement je l'imaginais plutôt timide, si chétif, il cache bien son jeu ton mec Gabi !
- Haan dis-nous tout, au lit il te mène à la baguette ? haha ! ajoute sa copine Frances en tirant une petite langue friponne.
- Nan... grommelle Gabriel.
Il se force à répondre, il ne souhaite pas passer pour un raseur toutefois la situation le met mal à l'aise et il en voudrait presque à Yann.
- Arrêtez de l'embêter, s'interpose Joris un blondinet, le plus jeune des serveurs mais aussi le plus serviable, je suis certain que son mec est différent dans l'intimité.
- Je suppose qu'il serait même un peu coincé. Nan ? affirme Juan moqueur, l'intimant de répondre d'un coup d'épaule.
Ce à quoi Gabriel déclare du tac au tac sans le vouloir :
- Yann coincé ? Là vous n'y êtes pas du tout, c'est même plutôt tout le contraire !
Il regrette de suite cette « réponse » véhémente, un peu trop rapide, il est trop tard, la curiosité de ses camarades a été attisée.
- Haaan aller dis-nous tout ! réclame à corps et à cris Frances.
- Gabriel sort avec une chaudasse, on aura tout vu ! interprète Alexandra.
- Hé ! C'est logique, mon frère sortait avec une nana, une vrai salope, je jure que le cul elle adorait ça, et bien elle se laissait pas commander hein ! C'est comme ça ce genre de personnes elles savent ce qu'elles veulent ! Quand un cum* venait l'emmerder, il avait rarement le dessus ! Pourtant c'était une naine, à croire qu'elle allait s'envolerd'un souffle ! affirme Frances fière de son rapprochement.
- Qui parle de salope ? s'informe Helen en traversant la grande salle.
- Gabriel nous vente son copain hahaha ! ironise aussitôt Alex.
Les sourcils de la jeune chef de rang se froncent et le coup d'œil noir qu'elle lance au goth en dit long. Il n'arrive, du reste, pas à le soutenir et se sent obligé de baisser les yeux.
Ce genre de bavardage idiot l'énerve au plus au point et la renvoie à des situations qu'elle a elle-même bien souvent vécues.
- Les gens sont cons, rumine-t-elle. Et lui, il se marre avec eux, sympa pour son copain...
Quand elle arrive à la porte, elle l'aperçoit de suite adossé au mur, Yann, le dindon de la farce. Grelottant dans la nuit froide, les poings fermés dans les poches, les dents serrées, il enrage en silence. Deux fenêtres sont entrouvertes et bien sûr Helen comprend vite qu'il n'a rien manqué de la conversation.
- Les mecs ! lâche-t-elle à son intention.
- ...
Le visage du jeune homme se décompose. Une bouffée de compassion l'envahie tandis qu'elle observe cet être silencieux et torturé qu'elle ne connait pas.
- Tu sais, ça n'est qu'une conversation de vestiaire, comme on les appelle. Tu ne dois pas prendre ça au premier degré. Un gars c'est capable d'être vraiment con quand ça s'y met et pire lorsqu'ils sont en bande. Quand aux filles, celles-là ne sont guère mieux, elles devraient se regarder avant de traiter les autres.
- ...
Puisqu'il ne dit toujours rien, elle s'approche.
- J'apprends tout juste à connaître ton copain, donc je méconnais encore le sujet, ce dont je m'aperçois cependant c'est que bien que gentil, c'est un pleutre qui à tendance à choisir la facilité. Il cherche à s'intégrer sans se battre pour ça.
Elle se penche et leurs regards se croisent, il reste muet, néanmoins elle devine à son expression, qu'il l'écoute.
- Il n'a pas ta force et là je ne parle pas que de tes poings.
- Qu'est-ce que tu connais de ça ? finit-il par sortir d'une voix sèche et fluette qui la surprend.
- Je suis proche de Charles, je constate. Rien qu'en me renseignant sur son l'embauche déjà.La fameuse lettre falsifié, ton CV, le sien... j'étais au cœur de « l'affaire » si on peut dire. Ça m'a surprise, un peu déroutée et je ne me suis pas trop expliqué ses raisons mais après coup, réfléchir à son comportement en général m'a permise de mieux le cerner.
Après cet aveu, Yann la dévore des yeux, sans rien ajouter, le moment dure, puis la porte s'ouvre sur le staff* qui s'apprête à sortir. La panique se lit dans les yeux du réunionnais, comment réagir ? Tout le monde va se foutre de lui !
Quand Helen le prend de court.
- Tu veux te venger ?
La main de la jeune femme attrape la sienne et alors que Gabriel et les autres se rapprochent, elle se penche pour l'embrasser. Ses lèvres tendres et parfumées à la cerise se posent sur la bouche de l'androgyne qui n'a même pas le temps d'être surpris. Le cœur de Yann se gonfle de reconnaissance pour cette jeune fille qu'il ne connait même pas.
- Elle embrasse bien, en plus, réfléchit-il, étonné d'apprécier cette subite intimité. Une douce chaleur empli son corps et un sentiment étrange va le pousser à approfondir ce contact qui au départ n'était censé qu'à servir strictement le projet de provoquer une jalousie.
Sa main va resserrer l'étreinte sur celle de sa partenaire inattendue, sa langue va pénétrer et aller chercher lentement celle de l'autre pour la caresser. Instinctivement Helen va se plaquer à lui. Le baiser est profond, tendre, infini.
Une huée venant de l'équipe des serveurs réussira à la faire réagir. Elle s'éloigne, surprise de sa propre réaction, dévisageant de ses yeux ronds le jeune cuisinier rougissant, qu'elle a audacieusement embrassé et qui a osé lui rendre son geste d'affection. Il a l'air tellement adorable et timide tout-à-coup. Un instant elle a cru qu'il se moquait en ayant profité de sa naïveté, il n'en est rien.
Le geste d'Helen a touché Yann, le baiser l'a emporté ailleurs quelques instants, et il le montre spontanément de tout le naturel dont il est capable. Le déroulement de la scène n'a pas duré une trentaine de seconde et le résultat se montre de surcroît plus rapide. Gabriel fend d'un coup l'attroupement qui s'est formé à la sortie du restaurant, sa main agrippe brutalement l'épaule d'Helen.
- Sale garce !
Yann réagit aussitôt et Gabriel n'a guère le loisir d'éviter le poing rapide de son petit ami, qui s'abat directement sur le côté de sa pommette. Sous le coup, il perd l'équilibre quelques secondes, pourtant il réussit à se maintenir sur ses jambes, le rouquin n'a pas mis toute sa force dans ce coup qu'il a voulu strictement défensif.
Yann tremble d'avoir dû retenir son geste, quand il s'adresse à son copain.
- Elle n'y est pour rien, espèce de lâche !
- POURQUOI ? POURQUOI T'AS FAIT ÇA ? hurle le goth.
- Ainsi je prouve à tes potes, par mes actes, que je suis bien la salope chaudasse dont tu viens de leur parler, j'appuie tes propos, faudrait quand même pas que tu passes pour un mytho !
Découvert, Gabriel coupable et pas très fier, blanchit, sans autre commentaire. La vengeance est bien le style de Yann.
Ayant saisi les raisons de la scène dont ils viennent d'être témoins, le reste de l'équipe s'éparpille rapidement, les uns s'en retournant chez eux, les autres allant terminer leurs corvées avant de rentrer.
Helen s'est littéralement enfuit à toutes jambes, le cœur battant et un peu serré, laissant seuls au milieu de la rue déserte, les deux acteurs principaux de ce vaudeville mesquin.
C'est Gabriel qui mettra fin en premier au lourd silence venteux qui les sépare.
- Si ton intention était de m'blesser pour t'venger de c'que les autres ont dit sur ton dos, sois fier d'toi, ça à marché.
- Tu ne te sens pas du tout responsable de ce que j'ai peu ressentir hein ? l'interroge Yann consterné.
- Donc c'tait bien ça ! Œil pour œil dent pour dent, c'est ça ?
- ...
- Je n'ai rien dit moi, c'est eux qui...
- Tu ne me défends JAMAIS ! craque Yann dont la voix se casse sous l'émotion.
- ...
- JAMAIS ! Ni ici, ni face à ton beau frère !
Gabriel sursaute lorsque Yann crie pour la deuxième fois. Il soupire, écarte les bras et ouvre les mains sans trouver rien à dire pour se défendre.
Le silence de nouveau cette fois coupé par Yann.
- C'est elle qui m'a embrassé, j'ai dis le contraire pour que tu ne t'en prennes pas à moins fort que toi.
- Quoi ? Et pourquoi m'provoquer ?
- Je suppose qu'elle a compris ma détresse.
- Ta détresse.... pauv' chéri, arrête ton cirque, faut quand même pas exagérer, j'faisais qu'discuter cul avec des potes, alors oui j'aurais p't'être dû calmer un peu l'jeu mais...
- Va te faire foutre ! s'emporte le réunionnais hautement dégouté par le comportement de son petit ami.
- Nan toi va t'faire mettre et par qui tu veux, visiblement c'est la réponse systématique qu't'emploies quand un truc t'plaît pas ! Lâche Gabriel mauvais.
Une boule dans la gorge, Yann n'arrive plus à répondre.
- Tout est bon pour t'faire passer pour une victime, comme si t'étais pas capable d'défendre ton « hoooneur » tout seul ! insiste Gabriel.
- Tu... tu laisses tes potes me pourrir, ton beau frère faire de même et tu trouves ça normal ? hallucine-t-il. Et tu oses dire que tu m'aimes ?
- Oui j'taime et tu l'sais car sinon tu choisirais pas de m'tromper pour t'venger. T'sais pertinemment qu'ça va m'bouleverser et m'percer l'cœur, si j'en avais rien à foutre d'toi, ça n'aurait pas d'impacte ! Joue pas au con avec moi !
- Ce qui t'affecte c'est que je te manque de respect et j'ai simplement répondu parce que TU as commencé en les laissant me traiter. J'espéraisque tu ressentes la même chose que moi, pour que tu prennes conscience de ce que c'est douloureux.
- Et ça c't'une preuve d'amour d'ta part que d'vouloir m'faire souffrir consciemment ? Parce que moi, j'ai pas réagi exprès, j'ignorais qu'tu entendais.
- De mieux en mieux, si je n'entends pas c'est pas grave de pourrir ma réputation derrière mon dos alors ? ! Gabriel tu te rends compte que tu les as laissé me traiter de salope chaudasse ! ? Merde quoi !
- C'est pas moi qui...
- Nan, bien sûr, c'est jamais ta faute, c'est forcément celle des autres !
- T'fais un monde d'une bêtise !
- Si un mec t'insultait devant moi, en cuisine, je ne lui laisserais même pas le temps de finir sa phrase ! J'attendais la même chose de toi.
- Ouais, j'ai vu ça, la violence c'est bien ta façon d'riposter ! On en s'rait pas là si just'ment tu t'y étais pris différemment pour t'faire accepter ici. J'me casse, médite sur tes actes plutôt qu'sur des paroles qu'j'ai même pas dites, envoie finalement Gabriel, laissant là, l'androgyne écœuré et malheureux.
*
Un peu plus de deux ans plus tard, alors qu'un certain concert approche...
Il a les mains moites, ses jambes ont décidé de cesser de le porter et son cœur cogne dans sa cage thoracique. Assis sur les toilettes, Uzu se sent con. Il reconnait ce sentiment de stress pour l'avoir déjà éprouvé notamment lors des toutes premières répétitions en studio. Sauf que là, il a l'impression que ça lui tombe dessus multiplié par dix. Yann lui a souvent répété que c'était normal, voir même nécessaire, il le sait. Ce qui l'inquiète c'est sa gorge sèche, il a peur d'en perdre sa voix. C'est déjà arrivé. Et puis ses jambes, il ne va tout de même pas chanter assis ? Il attend que ça passe, les yeux rivés sur l'heure affichée en haut de l'écran téléphonique de son portable. Yann étant à l'hôpital, il n'a sans doute pas le droit de mettre en marche le sien, pourtant le chanteur meurt d'envie de l'entendre ou au moins de le lire.
- Il doit être déjà tellement dégouté de ne pas être en mesure de se trouver là ce soir, je ne vais pas en plus me plaindre à lui, se lamente-t-il en silence.
Quand il tente de se relever, la tête lui tourne. Ça l'énerve, il sert les poings, se contracte et jure entre ses dents. Le résultat de cette non-technique ne met pas longtemps à se faire sentir. Une crampe le plie en deux, traversant ses intestins de part en part et l'obligeant à s'écrouler de nouveau sur la cuvette. L'élancement est si intense qu'il en pleurerait bien si ses yeux n'étaient pas aussi secs que sa bouche. Voilà autre chose tien, maintenant, il se vide !
- Je vais jamais réussirà monter sur scène.
Une constatation qui lui glace le dos. Il imagine déjà des gros titres : « Le chanteur incapable de monter sur scène pour cause de diarrhée subite !»
- La honte...
Saisir tout le ridicule de la situation finirait tout de même par l'amuser, si le moment n'était pas si mal choisi. Une seconde salve lui noue de nouveau les boyaux. Il se ramasse sur lui-même, tordu de douleurs.
- J'ai peut-être mangé un truc qu'il ne fallait pas.
Il a beau réfléchir, il ne se souvient pas de son dernier repas. Était-ce le déjeuner ? Il croit bien qu'il n'a pas eu le temps de le prendre, son esprit est un peu embrouillé, il ne s'en souvient pas très bien. Ce soir c'est sûr, il n'a rien avalé et finalement heureusement.
- Le petit déjeuné ?
Hugo ayant bu son lait entre deux cousins, il s'est permis d'avaler un jus d'orange et une banane, il se rappelle de l'expression coquine qu'il a tenté d'avoir se faisant, pour dérider Gabriel. Ce fût sans succès cela dit, cette évocation lui permet au moins d'être certain qu'il n'est pas sujet à une intoxication alimentaire.
- « Je crois que je suis mort de peur. » finit-il par envoyer à Yann sans trop d'espoir de réponse.
Il ne lui faudra pourtant que quelques deux minutes pour en recevoir une.
- « Fait-toi sucer, ça déstresse... »
- Le con... prononce-t-il tout bas en ricanant. « Je suis assis sur les chiottes et je n'arrive pas à en sortir. » ajoute-t-il.
- « C'est bien, y'a pas de meilleur endroit, personne ne vous verra. »
- « N'importe quoi, je suis seul imbécile. »
- « Utilise ta main gauche. Je suis désolé beau gosse, je suis trop loin pour t'aider. »
Uzu rigole.
- Ce mec est vraiment trop con.
Ce qu'il l'aime bien ! Il a l'impression de l'entendre lui causer à l'oreille, il est certain qu'actuellement, il a ce petit sourire en coin.
- « Tu ne devrais pas avoir éteint ton mobile ? » lui demande tout de même l'asiatique curieux.
- « L'infirmière me promène. » se contente de répondre le bassiste.
- « Ok. En tout cas merci d'avoir échangé avec moi, tu m'as fait rire, ça va un peu mieux. Tu vas nous manquer.»
- « On forme une équipe. Le prochain concert, je serais là. Si tu te sens aussi mal à ce moment là, je me sacrifierais pour t'apprendre mes méthodes ancestrales et naturelles contre le trac ;) .»
Uzu préfère ne pas répondre à cette dernière provocation. Il est temps pour lui de bouger.