Les anomalies

Par Bianca

Les habitants de Felsen étaient habitués aux petits aléas bizarres du quotidien et avaient adapté leurs routines à ces phénomènes, prenant les choses avec une certaine sérénité. Oui, l'univers était peut-être un peu détraqué, mais la vie continuait. 

Pourtant, ces dernières semaines avaient marqué un tournant dans les anomalies. Elles s’étaient amplifiées et étaient devenues plus inquiétantes. l’atmosphère s’était tendue a Felsen et alentours. 

Cette nuit-là, Vivienne avait fait de nombreux rêves sans queue ni tête qui lui avaient laissés une sensation de malaise au réveil. Quand elle sortit dehors, les nuages tourbillonnaient en formations aléatoires, évoquant des créatures menaçantes. L'eau de la rivière qui traversait les champs de la ferme s’était mis à couler en sens inverse, créant des remous et des tourbillons là où il y avait autrefois un courant tranquille. Tout comme les autres villageois, l'inquiétude commençait à la gagner.

Après s'être occupée des animaux, dont les comportements semblaient de plus en plus erratiques, elle s’arrêta un instant sous un arbre. De là où elle se tenait, Vivienne surplombait Felsen. C’était un village pittoresque fait de maisons en pierre aux toits de tuiles rouge qui contrastaient avec le bleu azur de l’océan.  Elle pouvait également percevoir l’agitation qui animait la place du marché.
Elle décida de faire une pause dans ses labours matinaux pour prendre la direction du village. Le chemin qui menait à Felsen serpentait à travers des collines et des bosquets, offrant une vue panoramique sur l'océan et la silhouette spectrale d'Abyssia au loin. Pour la première fois, la cité marine semblait plus lumineuse, presque en alerte.

Vivienne fit sa première halte à l’Atrium. Véritable poumon vibrant de Felsen, la place centrale regroupait l'ensemble des bâtiments publics, marchés et échoppes. En temps normal, il bourdonnait de rires d’enfants jouant près de la fontaine en pierre et de commerçants vantant leurs marchandises avec entrain. Cependant, ce jour-là, les habitants étaient préoccupés et les conversations chargées d'incertitudes. Seul le bruit métallique du forgeron, martelant son enclume, brisait les vagues murmures.

En longeant les étals, Vivienne surpris une conversation entre deux marchandes. Elle s’arrêta faisant mine d’examiner les fruits qui paraissaient tout flétris et tendit l’oreille.

- Alors, t'as entendu les dernières, Lucienne ? demanda la première marchande en se penchant vers son amie.

Cette dernière haussa les épaules. 

- Ça dépend, Josette. Y'a tellement de bavardages ces jours-ci, j'sais plus où donner d'la tête.

Josette se pencha un peu plus près, baissant la voix. 

- Parait qu'y a eu une tempête en pleine mer, comme ça, sans prévenir. Pas un nuage à l'horizon et bam ! Des vagues grosses comme des montagnes. Ça a englouti trois bateaux qu'ils disent.

- Trois bateaux ? Et les marins ? Lança Lucienne en écarquillant les yeux. 

- Disparus, comme ça, pfff, souffla Josette la mine sombre.  Mais attends, y a pire. Tu te souviens du voyageur qu'est passé la semaine dernière ? Celui avec l'accent bizarre.

- Ah oui, l'grand maigre avec la barbe rousse ?

- C'est ça, acquiesça Josette. Il m'a raconté qu'il vient d'un village où tous les gens se sont transformés en statues de pierre. Comme ça, du jour au lendemain. Des statues, Lucienne !

- Des statues ? répéta Lucienne, sa voix montant d'un octave. Mais c'est pas possible, Josette. C'est des foutaises !

Josette haussa les épaules. 

- C'est ce que j'ai pensé aussi, mais avec toutes ces choses bizarres qu'il se passe, j'sais plus quoi penser.

- C'est sûr. Y a quelque chose qui cloche. On va devoir garder l’œil ouvert, et les gosses près de nous, répondit Lucienne en secouant la tête, l’air inquiet.

Un peu désorientée, Vivienne se dirigea machinalement vers l’échoppe la plus proche. Elle poussa la porte vitrée de la boulangerie en faisant tinter le carillon suspendu à l’entrée. L'odeur réconfortante du pain chaud était absente, remplacée par une odeur étrangement aigre. Gustave était un vieil homme souriant mais ce jour-là, il accueilli Vivienne avec un air sérieux, le front plissé, en regardant une miche de pain qu'il venait de sortir du four.

- Vivienne, dit Gustave en la saluant d’un signe de tête, un soupçon d'inquiétude dans sa voix, regarde ça.

Il lui montra le pain. C'était une miche ordinaire à première vue, mais lorsqu'elle la toucha, elle se rendit compte que sa texture était caoutchouteuse et froide.

- C’est comme si le feu ne cuisait plus le pain…Alors oui d’habitude ils en font un peu qu’à leur tête. On ne sait jamais vraiment quels goûts ou couleurs ils vont prendre mais là c’est immangeable. Et ça fait déjà plusieurs jours que je ne vends plus de pain, expliqua Gustave, ses yeux scrutant le visage de Vivienne pour une quelconque explication.

- Oui je vois ça Gustave… Tout le monde est inquiet, l’univers n’a jamais était aussi perturbé. Jusqu’à présent les conséquences restaient sans gravité mais là…

Leurs yeux se rencontrèrent, un miroir de leur inquiétude commune. 

Après avoir quitté la boulangerie, Vivienne marcha jusqu’au port. Elle espérait trouver un peu de réconfort  auprès du tavernier, Théodred, qui était un vieil ami de la famille. 
La taverne était un bâtiment plutôt imposant pour le petit village de Felsen, placé stratégiquement face à la mer. De l'extérieur, il avait une apparence robuste et accueillante avec sa façade en pierre locale, patinée par le sel et le temps. Sa toiture de chaume était ornée d'une girouette qui tournait et grinçait au gré du vent. Une enseigne en bois pendait à une potence au-dessus de l'entrée, sur laquelle était peint une mouette en vol, ailes déployées, soulignée par les mots "Le Nid des Mouettes". 

Une fois franchi le seuil de la porte, Vivienne jeta un coup d’œil à l'intérieur en essayant de repérer Theodred. Le rez-de-chaussée était aménagé en une grande salle commune, où trônaient plusieurs tables en bois massif et des bancs robustes. Le plancher de bois était usé par les pas des clients et légèrement taché par les nombreux verres renversés au fil des ans. Des lanternes suspendues aux poutres du plafond projetaient une lumière douce. 

Le Nid des Mouettes était un repaire pour les habitants de Felsen et pour ceux qui venaient de plus loin, tous attirés par l'hospitalité chaleureuse de Théodred. Mais ce matin-là, tout était étrangement calme. Théodred était penché sur un tonneau de bière, son nez plissé en une grimace. À l'approche de Vivienne, il redressa la tête et ses yeux fatigués rencontrèrent les siens.

- Bonjour Theo, ça n’a pas l’air d’aller…

- Approche, avait-il grondé d'une voix profonde, goûte ça.

Il approcha une chope près de Vivienne qui bu une gorgée avant de la recracher instantanément.

- Mais qu’est-ce que c’est ?

- Les bières ont un goût de vinaigre et les vins, d'eau de mer. Je peine à servir les voyageurs, la nourriture n’est plus comestible. Depuis plusieurs jours maintenant, Gustave ne me livre plus le pain. Quelque chose perturbe l'ordre naturel des choses. 

- Oui je viens de passer à la boulangerie, Gustave m’a montré ses pains, commença Vivienne, s'asseyant près de lui. Et j’ai également entendu une conversation au marché. Deux femmes échangeaient sur les rumeurs des autres villages. C’est effrayant Théo….

Théodred hocha la tête d'un air sombre. 

- Et ce n'est que le début, j'en ai peur. 

Le cœur de Vivienne se mit à battre un peu plus vite.

- Cette nuit, les courants marins ont commencé à s'agiter de façon chaotique, provoquant des marées imprévisibles qui ont inondé le quartier des Embruns sans avertissement. On a passé la matinée à aider les gens. Et le plus terrifiant de tout, ce sont les histoires rapportées par les voyageurs venus des quatre coins de la contrée, tu sais ? Ces derniers jours les rumeurs n’ont cessé de grandir et de s’aggraver. J'ai entendu plusieurs histoires circuler sur des animaux devenus agressifs et incontrôlables, attaquant. Par exemple, l'autre soir, un groupe de commerçants a raconté qu'ils avaient été attaqués par un troupeau de moutons, qui se sont jetés sur eux avec une férocité inattendue. J'ai aussi écouté des voyageurs parler d'un bois où les arbres attaquaient les passants. Les branches se tendaient pour saisir les imprudents, les étranglant ou les emportant dans les hauteurs. Et attends, écoute la dernière, souffla Theodred épuisé, des fermiers près d’Auvernie, ont décrit une pluie acide qui est tombée sans prévenir, détruisant les cultures et brûlant ceux qui étaient assez malchanceux pour se trouver à l'extérieur. C’est comme si l'univers lui-même était en train de se tordre Vivi...

Vivienne sentit un frisson lui parcourir l'échine. Elle était habituée aux arbres et aux plantes qui se déplaçaient de temps en temps pour prendre le soleil, des champs de blé qui mûrissaient en une nuit ou encore des voix inconnues murmurant des paroles incohérentes dans le vent. Mais ces rumeurs étaient bien plus terrifiantes que tout ce qu'ils avaient vécu jusqu'à présent.

 - Nous devons trouver ce qui cause tout cela, Théo, dit-elle d'une voix ferme.

Théodred hocha la tête, son regard sérieux et résolu. 

- Oui, nous le devons. Avant que les choses ne deviennent encore plus dangereuses.

Sur le chemin du retour, Vivienne aperçu son grand-père qui fermait la librairie. Albert était un homme de science, un homme plus à l'aise avec les lois de la physique et les équations complexes plutôt qu'avec les gens. Il passait le plus clair de son temps le nez plongé dans d'anciens textes et ses pensées perdues dans des idées qui dépassaient l'entendement de la plupart des gens.

Alors qu’ils remontaient le sentier vers la ferme en partageant les rumeurs du jour, Albert interrompit la conversation.

- Tu sais Vivi, commença-t-il, la regardant avec une intensité inhabituelle. J'ai passé des années à faire des recherches. Des années à chercher des réponses à des questions que peu osent poser. 

Vivienne fronça les sourcils, intriguée par son ton sérieux. 

- Il y a longtemps que je voulais te parler d’une chose importante… Je voulais te parler des anomalies mais aussi de… toi. Je pense avoir découvert pourquoi…

Mais avant qu'il ne puisse terminer sa phrase, le monde s'ébranla. Un grondement sourd, venu des profondeurs de la terre, se fit entendre, parcourant l'air comme une onde de choc. Vivienne sentit le sol trembler sous ses pieds, une vibration puissante qui faisait frissonner chaque fibre de son être. Elle tourna les yeux vers l'origine du bruit, et son cœur se figea.

Un arbre gigantesque, était arraché de terre par une force invisible. Les racines crissèrent dans un gémissement d'agonie tandis qu'elles se tordaient, se déchiraient et se déracinaient. L'arbre s'élevait lentement, majestueusement, son écorce craquant, ses feuilles tombant comme une pluie de jade.

Et puis, comme tiré par une force surnaturelle, il bascula. Son ombre gigantesque se profila sur eux, grandissant à une vitesse terrifiante. Albert, les yeux écarquillés, n'eut pas le temps de réagir. L'arbre s'écrasa sur le sol juste à côté d’eux avec une force brutale, envoyant une onde de choc qui les renversa violemment. Il y eut un bruit assourdissant, un grincement et un fracas de bois brisé qui fit trembler le monde.

Quand le bruit se calma, Vivienne, un peu sonnée, aperçu Albert à travers la poussière. Il gisait sur le sol, immobile. La chute de l'arbre l'avait renversé, le propulsant sur un rocher. Son visage était pâle et du sang coulait d’une blessure sur son crâne, ses yeux étaient fermés, son souffle saccadé et faible.

Vivienne courut vers lui et le secoua doucement pour le réveiller. La réalité s'effondrait autour d'elle, le monde basculant dans le chaos, mais tout ce qu'elle voyait, tout ce qui importait, c'était Albert.

- Grand-père ! cria-t-elle, les larmes aux yeux.

Elle ne pouvait pas croire ce qui se passait. L'incident avait été soudain, transformant une journée déjà troublante en une catastrophe véritable. L’univers n'était pas seulement déséquilibré, mais il basculait dangereusement vers le chaos. Et maintenant, Albert, l'homme qui semblait détenir les réponses à ce qui se passait, était blessé et inconscient, sa révélation suspendue à un fil.

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Ayunna
Posté le 26/07/2023
Coucou !
Et me re-revoilà pour ton 3ème chapitre !
Ah, le mystère s’amplifie, et on comprend mieux les anomalies décrites dans le chapitre 2.
Je sens que c’est lié à Vivienne, ça donne envie de découvrir la suite et de comprendre ce qui se trame !
Tout est toujours aussi fluide et bien décrit.

J’ai relevé 2/3 petites choses, si ça peut t’aider, ça fait toujours du bien une relecture d’un œil extérieur 😊
« is, L’inquiétude commençait à la gagner. » (ici, après ta virgule, enlever le « L » majuscule)
dans cette phrase :
« des animaux, dont les comportements semblaient « j’aurais mis au singulier : «les animaux, dont le comportement semblait » (comme ça on parle d’une manière générale)

Dans ce passage Il manque soit un tiret pour ouvrir le dialogue, soit un guillemet : c’est le boulanger qui parle :
« C’est comme si le feu ne cuisait plus le pain…Alors oui d’habitude ils en font un peu qu’à leur tête. On ne sait jamais vraiment quels goûts ou couleurs ils vont prendre mais là c’est immangeable. Et ça fait déjà plusieurs jours que je ne vends plus de pain, expliqua Gustave, ses yeux scrutant le visage de Vivienne pour une quelconque explication. »
A la fin : « Albert fut renversé par la force de la chute, se blessant gravement. »
J’aurais formulé la phrase autrement et allongé le passage (l’action) pour rendre la scène et l’intensité du drame plus crédibles

Voilà !
Ayunna
Bianca
Posté le 26/07/2023
Coucou ! Merci beaucoup pour ta fidélité malgré ma lenteur à publier :) et merci aussi pour tes remarques. Elles sont les bienvenues car j’avoue ne pas être certaine du bon déroulement de ce chapitre.
Surtout ta remarque sur l’action, c’est un peu mon point faible alors je vais revoir ce passage pour m’améliorer :)
Je suis en train de revoir un peu les précédents chapitres aussi. J’avance encore dans le flou malgré ma trame principale. Certaines choses se mettent en place au fur et à mesure m’obligeant à faire quelques retouches.

A bientôt :) !
Ayunna
Posté le 27/07/2023
Avec plaisir ! C'est chouette de pouvoir s'entraider :)
Prends ton temps pour l'écriture, rien ne te presse à publier, rassure-toi
L'action c'est plutôt mon point fort, au contraire. Si cela peut t'aider et que tu as envie, n'hésite pas à venir découvrir mon roman fantastique "Les Gardiens d'Orfianne" sur ce site, côté scènes d'action, ils y en a beaucoup (pas forcément au début), et je les détaille bien :)
Je trouve ta trame et ton écriture très bonnes !

A bientôt :)
Bianca
Posté le 27/07/2023
Avec plaisir ! Je vais prendre le temps de lire ton histoire :)

A bientôt ! :)
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