Ce matin- là, Vivienne s'était réveillée à l'aube dans sa ferme de Felsen. Les premières lueurs du jour avaient filtré à travers les vitres de sa petite chambre, révélant une lumière d'une étrange teinte pourpre qui avait enveloppé tout le paysage. C'était comme si l'univers avait décidé, pour une raison quelconque, de changer sa palette de couleurs.
Le coq de la ferme, habituellement si fiable pour annoncer le début de la journée, avait plutôt miaulé que chanté, un son si déconcertant qu'il avait tiré Vivienne de son rêve. L’odeur du pain frais en train de griller avait fini de la sortir de son lit douillet.
Elle enfila une robe de coton confortable et des bottines robustes, qui reflétaient son amour pour la nature et la liberté et descendit les escaliers en bois à la vitesse du vent avant de débouler dans la cuisine. Son grand-père, Albert, était déjà assis à la table en bois massif qui trônait au milieu de la pièce. Une multitude de mets s'étalaient devant ses yeux : du bacon croustillant, des tranches de fromage, du pain grillé, de la confiture faite maison et ce qui semblait être une omelette…bleue.
- Bien dormi Vivi ? Demanda Albert avec un sourire chaleureux, tout en prenant une gorgée de son thé noir.
Vivienne sourit et s'installa en face de lui.
- J'ai fait un rêve étrange... encore un. J'étais à Abyssia, nageant avec des sirènes, dit-elle d'une voix rêveuse, en étalant une cuillerée de miel doré sur un morceau de pain.
- Tu sais, ma chérie, les rêves... sont parfois juste des rêves.
- Je sais, grand-père. Mais j’ai comme l’impression qu'il y a quelque chose de plus. J'aimerais vraiment aller à Abyssia un jour.
Albert fronça les sourcils, observant sa petite-fille à travers ses lunettes rondes. La lumière du matin éclairait son visage ridé, donnant à ses yeux une lueur pénétrante. Il prit une profonde inspiration, puis s'adressa à sa petite-fille avec une voix douce mais ferme.
- Vivienne, je veux que tu m'écoutes attentivement. Tes rêves d'Abyssia... ils sont magnifiques et pleins de mystère, j’en suis sûr. Mais il y a quelque chose d'important que tu dois comprendre.
Vivienne inclina la tête, ses yeux brillants d'anticipation. Albert sentit un pincement au cœur, mais il poursuivit, sachant qu'il devait être franc avec elle.
- Il y a des beautés qui sont mieux laissées dans l'imaginaire. Abyssia est une de ces beautés.
- Mais pourquoi, grand-père?
- Parce que... parce que la réalité peut être plus complexe que les rêves, ma chérie. Et parfois, elle peut... changer les choses de manière inattendue.
- Tu es vraiment mystérieux aujourd'hui, grand-père. Tu es sûr que tout va bien?
- Oui, Vivi, dit Albert en souriant. Je veux juste que tu te rappelles que la vraie aventure est ici, avec les gens qui t'aiment et qui tiennent à toi. Abyssia... n'est qu'une belle illusion.
Le visage de Vivienne se ternit légèrement, mais elle savait que son grand-père avait raison. Pourtant, une part d'elle ne pouvait s'empêcher de penser que ces rêves signifiaient quelque chose de plus. Après tout, pourquoi rêvait-elle si souvent d’Abyssia, cette cité engloutie qu'elle n'avait jamais visitée ?
Ne supportant pas longtemps la mine déconfite de sa petite-fille, Albert posa sa main sur celle de Vivienne, et se mit doucement à fredonner une vieille chanson oubliée contant les légendes d’Abyssia. Il avait maintes fois bercé Vivienne au son de ces notes quand elle était petite et elle se laissa porter par l'élan de son imagination.
Elle se voyait parmi les habitants de la cité. Dans cette vision, elle apparaissait telle qu'elle était vraiment : une jeune femme, aux cheveux châtains qui tombaient en boucles jusqu’à ses épaules. Sa peau était d'une teinte dorée, comme le blé mûr sous le soleil d'été, parsemée ici et là de taches de rousseur qui ajoutaient à son charme. Ses yeux noisette évoquaient les forêts d'automne, le cacao et le café fraîchement moulu, avec des nuances dorées qui dansaient à la lumière du soleil. On aurait dit qu'ils contenaient des secrets ancestraux et des histoires non racontées. Sa beauté était naturelle et sans prétention, comme une fleur sauvage.
Vivienne ressentait en elle cet appel irrésistible, cette envie d'explorer, de connaître plus que sa simple existence à la ferme. Elle avait toujours été dans sa bulle. Ce n'était pas qu'elle était distraite ou inattentive, c'était plutôt qu'elle avait une imagination débordante. Elle rêvait d'aventures lointaines et d'expériences inédites. Cette vision d'elle-même, déambulant dans les rues d’Abyssia, résonnait en elle comme un écho lointain d'un rêve encore non réalisé.
Mais avant qu'elle ne s’enfonce plus dans ses songes, la vieille cafetière se mit à siffler, rompant la quiétude du matin et ramenant Vivienne à la réalité. Il était temps de se mettre au travail. Elle finit d’engloutir sa tartine, colla une bise sur la joue d’Albert et sorti sous le soleil pourpre.
§
Elle avait voulu commencer par nourrir les animaux mais à peine avait-elle ouvert la porte de la grange qu’elle découvrit un spectacle étonnant. Les oies bêlaient doucement tandis que les lapins caquetaient d'un air perplexe. Même les poules semblaient confuses, pondant des œufs qui se cassaient pour révéler des jaunes d'un bleu doux. Voilà qui expliquait l’omelette du petit déjeuner.
Une fois que les animaux furent soignés du mieux qu’elle put, Vivienne se dirigea vers le potager. Elle vérifia l'état des légumes qui semblaient pousser à un rythme effréné aujourd’hui. Elle passa donc le reste de la matinée à récolter les tomates, les aubergines, les carottes et les laitues, en courant de-ci de-là à mesure que les paniers se remplissaient.
Vers midi, le potager avait l’air d’avoir donné tout ce qu’il pouvait. Vivienne rentra à la maison pour préparer le déjeuner. Le repas était souvent simple, mais savoureux, cuisiné avec les produits de la ferme. Aucun signe d’Albert, il tenait la librairie de Felsen et devait être resté manger au village comme à son habitude. Vivienne déjeuna donc seule à l’ombre du vieux chêne duquel elle put cueillir une pomme pour le dessert. La veille il avait donné des poires juteuses au goût d’abricot. Aujourd’hui, la pomme croquante avait un goût étonnamment similaire à celui des oranges, bien que sa couleur et sa forme fussent tout à fait normales.
L'après-midi était généralement consacré aux tâches plus lourdes. Il pouvait s'agir de réparer une clôture qui s’était emmêlée toute seule, de courir après le bois coupé qui n’arrêtait pas de s’échapper, ou plus simplement de nettoyer l'étable. Vivienne ne craignait pas le travail physique mais la journée avait été particulièrement éprouvante. Le vent, au lieu de souffler, semblait plutôt murmurer des paroles inconnues dans une langue oubliée. Même l'ombre de Vivienne avait pris une teinte verte, se déplaçant de manière plus rapide et indépendante qu'auparavant.
A la fin de cette journée, alors que le soleil pourpre se couchait et que les oiseaux miaulaient leurs dernières chansons du soir, Vivienne rentra pour préparer le dîner pendant qu'Albert profitait de cette douce soirée pour somnoler sous le porche. La cuisine se remplissait de l'odeur réconfortante du ragoût qui mijotait sur le feu lorsque Vivienne et son grand-père passèrent à table. L'ambiance était calme et chaleureuse.
Vivienne brisa le silence.
- Grand-père… commença-t-elle, ses doigts jouant avec la cuillère qui reposait à côté de son bol de ragoût encore fumant, son regard noisette perdu dans les reflets du liquide. Peux-tu... peux-tu me parler de mes parents ?
Albert s'immobilisa, son couteau suspendu au-dessus du morceau de pain qu’il s’apprêtait à trancher. Les traits de son visage étaient tirés, ses yeux scrutant sa petite-fille, un mélange de tristesse et d'affection dans son regard.
- Tes parents étaient des gens exceptionnels, dit-il doucement, posant son couteau sur la table. Ils étaient les personnes les plus aimantes que j'ai jamais connues.
Il se tut un moment, comme pour puiser dans ses souvenirs. Puis, d'une voix basse et douce, il reprit.
- Ton père, Edouard, était un homme cultivé. Têtu parfois, mais toujours prêt à aider les autres. C’était un homme de conviction et de sagesse, il chérissait les livres dans lesquels il puisait son savoir. Tu sais Vivi, les gens venaient de loin pour bénéficier de ses conseils avisés. Et ta mère... Éléonore. Elle était si belle, si rayonnante. Elle avait le don de faire naître des sourires, même dans les moments les plus sombres. Elle était connue pour ses mains en or, disait-on. Elle était capable d’élaborer des potions complexes pour soigner la majorité des maux.
Il marqua une pause, ses yeux tournés vers la fenêtre ouverte, perdus dans la lumière bleutée d’Abyssia. Puis, avec un soupir profond, il reprit.
- Ils me manquent beaucoup tu sais…. J'aurais voulu qu'ils soient là pour te voir grandir, pour te voir devenir la femme incroyable que tu es aujourd'hui.
La curiosité de Vivienne était piquée, elle aurait voulu poser plus de questions mais elle savait qu'elle ne tirerait rien de plus de son grand-père. Pas cette fois. Mais un jour, elle le savait, elle découvrirait tout sur l’histoire de ses parents, quelle qu’elle soit.
Et alors que la nuit tombait et que les étoiles avaient soudain décidé de danser autour de la lune, Vivienne s'affala sur son lit, épuisée. Sa chambre était sa retraite, un petit espace confortable rempli de livres et de croquis où elle pouvait laisser son esprit vagabonder librement. Mais en ce moment précis, elle était incapable d’arrêter le flot incessant de pensées qui tourbillonnait dans sa tête.
Albert lui avait un jour expliqué que ses parents avaient disparus lors d'une expédition dans les montagnes pour récupérer des ingrédients rares. Malgré les efforts intensifs pour les retrouver, les recherches furent vaines. Cela faisait des années maintenant et ils étaient toujours portés disparus, leur sort restant un mystère douloureux pour Vivienne. Elle avait donc été élevée dès son plus jeune âge par son grand-père, qui avait tout fait pour lui offrir une enfance paisible et heureuse à Felsen.
Après avoir fait les cents pas au son du coassement des grillons, elle s’appuya sur le rebord de sa fenêtre pour respirer l’air frais. Vivienne pris une grande inspiration…qu’elle regretta aussitôt. Pourquoi l’air sentait la cannelle et avait le goût de l’ail rôti ?! Décidément, cette journée était vraiment étrange.
Au loin, elle pouvait voir la silhouette fantomatique d’Abyssia se mêlant aux vagues. Son cœur se serra d'envie et d'admiration.
- Un jour, murmura-t-elle pour elle-même, je découvrirai ton secret.
Ce qu'elle n'aurait jamais pu imaginer, c'est que son souhait, prononcé à mi-voix était sur le point de changer sa vie à jamais.
Me revoilà pour ce 2ème chapitre, intrigant ! Entre les sons d'animaux qui s'échangent et se mélangent, la luminosité, tout montre que le petit monde bien tranquille que tu décris va vite changer !
Tu prends soin de bien détailler l'expression du visage de tes personnages, leur regard, et cela donne du relief à ce chapitre
J’ai beaucoup aimé la description de Vivienne, très poétique, et sensorielle
Cette phrase m’a bien amusée : «de courir après le bois coupé qui n’arrêtait pas de s’échapper, » j’ai vraiment imaginé la scène 😊
Ton écriture est fluide, c'est agréable à lire !
A bientôt !
Ayunna
J'ai lu ce deuxième chapitre et relevé quelques éléments que je juge pertinent de te partager.
Si c'est le passé simple que tu souhaites utiliser dans ton récit pour le premier plan, alors je pense que le verbe "finir" dans "Elle fini d'engloutir sa tartine..." devrait s'écrire "Elle finit" pour la troisième personne du singulier. Idem pour "Une fois que les animaux furent soignés du mieux qu’elle pu", le verbe "pouvoir" devrait s'écrire "put". Je ne sais pas si c'est voulu de ta part pour créer un choc de narration et pour attirer l'attention du lecteur, mais utiliser "aujourd'hui" en dehors d'un dialogue dans une narration au passé me semble plutôt inattendu.
Autrement, dans le domaine du style, descendre des escaliers "à la vitesse du vent" me laisse un étrange sentiment. Si c'est une volonté de ta part de briser les expressions communes, libre à toi de le faire, sinon, j'aurais plutôt écrit "à la vitesse de l'éclair" qui est plus utilisé.
Pour ce qui est positif, j'ai trouvé tes métaphores extrêmement pertinentes, et je trouve qu'elles aident pour l'immersion dans le récit (comparer le vent à des chuchotements dans une langue oubliée m'a laissé une bonne impression par exemple). J'aime beaucoup ton style d'écriture très imagé. J'apprécie ta façon de nous faire rentrer petit à petit dans ton monde et de ne pas nous inonder trop rapidement dans un flot d'information, tu y vas tout en douceur ce que je trouve très agréable. Ton monde reste original et très attractif et ton écriture nous fait cruellement désirer la suite.
Bon courage pour la suite, je t'encourage à continuer si ça te branche toujours.
Pour le "aujourd'hui" j'avoue ne pas m'être posé la question, ça m'a semblé instinctif sur le coup.
Pour la vitesse du vent, je sais pas, j'aimais l'idée et l'image. Plus proche du caractère de Vivienne et de son environnement du haut de son promontoire où se situe la ferme.
Je vais y réfléchir ;)
Merci encore, les retours et remarques sont toujours appréciables !