Les arbres "E"

      Un jour que Juliette se promenait dans sa forêt, elle croisa un monsieur à l’air tout gentil avec une belle moustache. Il avait une guitare à la main et se dirigeait d’un pas décidé vers les profondeurs de la forêt.

      « Bonjour mademoiselle, dit-il d’un ton affable, que fais-tu dans ces parages ?

      - Eh bien je me promène dans ma forêt, vertubleu !

      - Ah, ah ! Tu sais me parler toi mais va pas me faire la pige non plus, c’est moi le roi des jurons !

      - Mais diantre qui êtes-vous donc ?

      - Georges Brassens, évidemment, tu ne m’as pas reconnu, les trompettes de la renommée n’ont pas sifflé jusqu’à tes oreilles ?

      - Ah si ! C’est vous qui chantez Le Gorille ! Mais vous êtes mort normalement !

      - Pas dans cette forêt jouvencelle, ici les morts sont tous des braves types qui continuent à vivre tranquillement. Et moi je me dirige vers mon arbre, un vieux copain, un bel arbre E.

      - Pourquoi c’est votre copain ?

      - Parce que j’aime dire les « -e » muets à la fin des vers dans mes chansons ma p’tite chérie. Tu veux entendre ? :

 

Auprès de mon arbre,

Je vivais heureux,

J’aurais jamais dû m’éloigner d’mon arbre

Auprès de mon arbre,

Je vivais heureux,

J’aurais jamais dû le quitter des yeux.

 

      Et tout en discutant, Juliette et Georges Brassens cheminaient doucement. Ils arrivèrent à proximité des arbres E. Les petits arbustes étaient comme ça :

 

e

 

      Les plus grands étaient plutôt comme ça :

 

E

  

    « Tu veux essayer ? demanda Georges Brassens à Juliette. Tu connais une de mes chansons ? 

      - Je connais Le Vin, mon papa la chante tout le temps.

      - Eh bah bravo ! Bon, eh bin vas-y. »

      Et Juliette entonna :

 

« Avant de chanter ma vie

De faire des harangues

Dans ma gueule de bois

J’ai tourné sept fois ma langue.

 

      Ah oui, vous avez raison, on prononce bien les « e » ici. »

 

      Marie arriva alors, attirée par les chansons qu’elle entendait.

 

      « Bonjour, c’est joli ce que vous chantez !

      - Merci, répondit Georges Brassens, on rend hommage à la lettre « e ».

      - Ah, mais vous oubliez le son [e] co mme dans le titre de votre chanson, Le Temps passé, et le son [ɛ] comme dans la chanson de votre idole Charles Trenet, Le Serpent Python :

 

C'est un serpent python
C'est un python serpent
Qui se promène dans la forêt

 

      Ce sont aussi des « e » qui font ces sons-là, il suffit d’ajouter des accents dessus. Pour faire le son [e], on lui met un joli petit accent comme ça : « é ». On appelle ça un accent aigu. Et pour faire le son [ɛ], on met un accent dans l’autre sens, comme ça : « è », c’est un accent grave, ou comme ça : « ê », c’est un accent circonflexe, ça ressemble à un petit chapeau. »

 

      Georges Brassens se tourna vers Juliette et lui dit :

 

      « Pfff, c’est une maîtresse d’école ta copine ? Et comment tu connais Charles Trenet ? ajouta-t-il en regardant à nouveau Marie.

      - J’ai écouté tous ses plus grands succès avec ma maman. Et puis je le croise parfois dans la forêt et on chante Y a d’la joie tous les deux ou alors on vous imite en mettant de l’herbe sur notre bouche pour faire votre moustachE. »

 

      Et en prononçant, le mot « moustache », Juliette insista bien sur le son [ə] et se gratta le ventre comme si elle jouait de la guitare.

      Le sang de Georges Brassens ne fit qu’un tour :

 

      « Personne ne se moque de ma moustache en tablier de sapeur ! »

 

      Et il se mit à poursuivre les filles qui riaient aux éclats en chantant Y a d’la joiE.

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AlaindeVirton
Posté le 18/08/2024
Je suis un grand-père et Georges Brassens était le chanteur préféré de mon beau-père. C’est dire si sa renommée remonte à loin, mais je doute qu’elle ait déjà atteint un enfant de six ans d’aujourd’hui. J’en déduis que ton dessein est aussi de cultiver les jeunes oreilles, au-delà de l’apprentissage des lettres. Le recours à des mots certes idoines, mais d’un usage rare, voire éteint, doit participer de la même perspective. Il reste qu’autant d’informations ne me semblent pas pouvoir s’assimiler en une seule lecture, il faut y revenir plusieurs fois. Or, il y a vingt-six lettres à traiter. L’ensemble ne risque-t-il pas de prendre beaucoup de temps ?
Sur la question du vocabulaire : je me demande s’il n’est pas parfois trop recherché. Je pense à affable qui revient pour la deuxième fois. N’est-ce pas un mot ambigu en raison de sa consonance avec fable, mot que les enfants apprennent très tôt ?
Je constate par ailleurs que tu ne te limites pas aux lettres, mais que tu abordes leur usage, les sons et la prononciation (ce qui était déjà le cas du c [sans jeu de mots]). C’est un sujet devenu complexe dans le contexte actuel de la dégradation de la prononciation du français. Ainsi, pour forêt, tu signales que le e avec le chapeau se prononce [ɛ], mais sévit une tendance lourde à faire disparaître le [ɛ] au profit du [e]. Dans le poste (là où prolifère la mauvaise prononciation), forêt se prononce for[e]. Il faut combattre ce travers, mais n’est-ce pas peine perdue ?
Cela dit, ce texte sur le E est vraiment superbe. J’aime beaucoup ce détour par Brassens pour parler du e muet.
Paul Genêt
Posté le 18/08/2024
Je suis un grand admirateur de Brassens et il est vrai que mon but était de faire découvrir ce chanteur à ma fille. D'autre part, ces textes ont été rédigés dans le but d'être effectivement lus plusieurs fois, et expliqués. Ils ne se suffisent pas à eux-mêmes mais permettent de donner envie d'aller écouter La ronde des jurons et d'autres chansons. Il crée aussi des échos. Quand j'écoute La Marine dans la voiture, je peux rappeler à ma fille l'expression "faire la pige" ("Faire, bon dieu, la pige au temps") présente dans le début du conte. Il faut dire aussi que l'écriture de ces contes a accompagné ma fille sur plus d'une année. J'écrivais un conte, on le lisait, le relisait, elle l'illustrait puis je passais au suivant. Enfin, ma fille est particulièrement réceptive : on sent qu'elle aime les mots. Quant à la question de la prononciation du français, mon objectif est d'en montrer la variété, la richesse sonore. Je parie sur le fait que c'est en insistant sur cette richesse qu'on donne envie de la faire vivre, sans forcément m'inscrire dans un combat de principe que je crois, effectivement, perdu d'avance. Charles Trenet est plus convaincant que moi ! Autre chose : les enfants sont parfois surprenants. Ils peuvent être séduits par les mots ou les textes sans forcément les comprendre. C'est l'agencement des sons et les rythmes qui leur plaisent. Ainsi, ma fille adore Santa Espina, le poème d'Aragon chanté par Monique Morelli. Bien sûr, il y a la musique, mais ce n'est pas seulement cela. Elle en connaît maintenant des passages par coeur et c'est davantage le texte qui la fascine. Je dirais même qu'il y a quelque chose d'ensorcelant dans la poésie. Je me souviens de mon expérience d'enfant quand j'écoutais, moi aussi, les chansons que mon père aimait dans la voiture. Il y avait notamment un texte, Montparnasse blues, de Gilles Servat : je ne comprenais pas grand-chose mais je l'adorais. Petit à petit, je l'ai décrypté, parfois en posant des questions, parfois en comprenant par moi-même une tournure écoutée cent fois.
AlaindeVirton
Posté le 18/08/2024
J'avais donc vu juste. Hé bien, chapeau pour cet investissement dans l'instruction de tes enfants. Ils bénéficieront d'une grande ouverture d'esprit.
Ophelij
Posté le 08/08/2024
Re-coucou !

Pour a lettre E mes enfants ont moins adhéré, Brassens ils n'ont pas encore la référence. On aime bien pourtant, mais je suis moins musicienne et mon conjoint est plus saxo que guitare. Bref pour cette lettre moins d'enthousiasme. J'ai l'impression que ce n'est pas si simple pour ma fille de saisir toute la variété de sons avec la lettre E et ces différents accents...

Mais il était tard hier soir. (comme c'est les vacances on est un peu décalés)
Je pensais m'arrêter à la lettre D, mais mon fils a réclamé la suite de l'histoire pour lui : A B C D pour sa sœur, et pour que ce soit équitable E F G H pour lui... !
Paul Genêt
Posté le 08/08/2024
Effectivement, il faudrait pouvoir apporter l'univers musical et poétique de Brassens avec le conte pour faire vraiment mouche. J'aurais aimé pouvoir le faire sur PA en intégrant des audios mais le site ne le permet pas dans son état actuel. En tout cas je note que ça fonctionne moins bien, pour une réécriture ultérieure.
JeannieC.
Posté le 13/07/2024
Hahaha, j'ai tout de suite pensé à Georges Brassens quand est apparu ce monsieur à moustache et à guitare. Hyper touchant, ce petit hommage - et je vois qu'on fait découvrir les bonnes références à sa fille :) Le moustachu est une de mes icônes de la chanson je dois dire, avec Brel -
Une joyeuse paillardise entre Juliette et Georges, ça donne envie de passer ce bon moment avec eux et de pousser la chansonnette.

Je repasse très vite continuer la lecture :D
Et sans doute aussi du côté de tes poèmes.

Au plaisir !
Paul Genêt
Posté le 13/07/2024
Ah ! Brassens ! C'est une véritable passion ! J'aime Brel aussi, et tout un tas d'autres chanteurs / chanteuses à texte. Bien sûr, c'est l'occasion de faire écouter ce merveilleux poète à ma fille. En même temps, on est parfois surpris : à la lecture de la lettre D, je pensais susciter un grand engouement pour Duke Ellington mais c'est la chanson de Dorothée qu'elle me demande de réécouter tout le temps ! Cela dit, parfois, ça prend : elle aime beaucoup deux poèmes d'Aragon, l'un chanté par Ferrat (Devine) et l'autre par Monique Morelli (Santa Espina). Certes, ce ne sont pas des découvertes liées aux histoires de Juliette. En revanche, la lettre S m'a permis de lui faire écouter The sound of silence et celle-ci, elle a adoré.
JeannieC.
Posté le 14/07/2024
Eh bien tu es en train de lui faire une sacrée culture musicale, c'est top ça. Ah Aragon chanté par Ferrat, un régal bien sûr ! La ballade pour Pablo Neruda ou encore "J'arrive où je suis étranger" sont des pépites.
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