Vendredi 4 juillet, 17h15. Le Diable ouvre et referme la porte puis la réouvre.
LE DIABLE
Oui, bonjour. Non, je ne peux pas encore entrer. Je crois que j’ai oublié quelque chose. Flûte. Je reviens tout de suite. (Il disparaît dans un ample mouvement de cape.)
(Cinq minutes plus tard...) Me revoilà. Tout va très bien. La raison pour laquelle j’ai dû retourner sans attendre chez moi en Enfer, c’est parce que je n’étais pas sûr d’avoir bien allumé le gaz. Comment ça, si j’ai plutôt voulu dire éteindre le gaz ? Non, je l’ai bien allumé ! Pas éteint. Quoique. Attendez. Vous me faites hésiter. Allumé ? Éteint ? Allumé. Éteint. Allumé. Éteint. Crottin. Je reviens tout de suite. (Il redisparaît.)
(Cinq minutes plus tard…) Me revoilà. Tout va très bien. Bien que vous soyez une fois de plus parvenue à me faire douter de moi-même.
Vous ne comprenez plus rien ? Je me donne un mal de chien à tout expliquer et vous faites exprès de ne pas comprendre et de me confondre ! Où en étions-nous, allumé ou éteint ? J’ai pourtant tout vérifié très exactement. Je ne voulais juste pas être en retard et que vous me reprochiez de ne pas être fiable. Car je suis très fiable. Il n’empêche qu’il se pourrait bien que j’aie laissé le gaz éteint sans faire exprès et que… Horreur ! Je reviens tout de suite. (Il reredisparaît.)
(Cinq minutes plus tard…) Me revoilà. Tout va très bien, Madame la Marquise. Je vous dois effectivement une explication. Comprenez-vous, je n’ai pas que ça à faire que de croupir ici. J’assume de grandes responsabilités. Je vais développer, car il me semble que l’envergure de mes responsabilités vous échappe. (Il roule les yeux au ciel.) Alors. Imaginez. Chez moi en Enfer, il y a des rangées entières de chaudrons dans lesquels les pécheurs de ce monde mijotent tranquillement.
Autrefois, on faisait bouillir les pécheurs en les piquant avec un trident pour qu'ils ne sortent pas de la marmite mais ces méthodes barbares sont dépassées et font fuir le client. Désormais on garde le principe, mais on laisse les pécheurs choisir leurs chaudrons et leur température de prédilection. J'ai développé plusieurs prototypes de chaudrons: design d’antan en fonte, montés sur pattes griffues avec oreillers de plumes aux plus modernes en téflon lisse à coussinet inclinable et écran tactile intégré.
Cela dit, le but reste le même. Grâce au système d’iPad incorporé, les pécheurs peuvent régler la température avec le système Smart Touch. Les expériences in vivo montrent qu’ils montent la température bien plus que je n’aurais jamais osé le faire moi-même. C'est beau le libre arbitre.
Une de mes plus importantes responsabilités reste néanmoins la surveillance du feu sous les chaudrons. Je dois pour ainsi dire faire bouillir la soupe du pécheur. (Il glousse.) Il est fondamental que la température de base soit précise et constante. Un vrai casse-tête. Trop chaud, ça va encore, car les pauvres âmes ont d'elles-mêmes tendance à augementer les degrés et ne remarquent même pas qu’elles se mettent à suer dans l’eau. Mais si l’eau refroidit trop, elles se mettent à grelotter et s’échappent de leurs chaudrons. C’est pourtant logique !
Et puis ? Et puis quoi ? Et puis ce serait de ma faute ! J’en serais le responsable et aussi le coupable ! Malheur ! Je reviens tout de suite. (Il rereredisparaît.)
(Cinq minutes plus tard…) Me revoilà. Tout va très bien. C’est que je n’arrivais plus à me concentrer sur notre conversation. J’ai eu tout à coup cette horrible vision, mes pécheurs courant nus dans tous les sens à travers l’Enfer et moi les pourchassant sans succès avec mon trident. Bref, la perte de contrôle totale et absolue.
Quoi ? Comment osez-vous insinuer que la seule chose qui ne vous semble pas sous contrôle serait mes pensées ? Vous ne comprenez décidément pas quelle chaîne de conséquences fatales mon manque d’attention pourrait déclencher !
Comment ça, l’erreur est humaine ? Oui, et alors ? Je le sais bien ! Pourquoi croyez-vous que les pécheurs doivent la payer dans mes chaudrons ! La punition doit être à la mesure de l’erreur. Sauf que MOI, je ne fais pas d’erreur. Non, décidément et en dépit de ma richesse, je ne puis me permettre un tel enchaînement de catastrophes.
Si c’est pour me trimballer une mauvaise conscience le reste de mon immortalité, ah non merci, vraiment ! C’est pour ça qu’il faut allumer le feu ! Il ne faut JAMAIS laisser mourir la flamme. Au grand jamais. Zut. Je reviens tout de… (Elle l’empêche de rerereredisparaître.)
Comment ça respirer?
C'est facile à dire quand vous n'avez pas de chaudrons pleins de pécheurs stupides qui mijotent sous votre responsabilité.
OK.OK. Je respire. UMPPH. UMPHPhhhh...
(Cinq minutes d’hyperventilation plus tard…) C’est bon. Incendie et imagination sous contrôle. Pfuiiiii… J’en ai des palpitations. Vous avez qu’à mettre votre main sur mon cœur pour voir comme il bat fort et… (DING DONG) Il ne manquait plus que le prochain névrosé !
Comment ça comme ça je vais pouvoir retourner vérifier tranquillement que tout va bien ? Si c'est juste une de vos ruses pour me faire partir avant l'heure... Si fait ! Vous croyez que je n'ai pas remarqué depuis le temps que vous essayez toujours de me faire sortir dix minutes en avance ? Pourquoi que 50 minutes ?
Quoi relire le contrat ? Depuis quand un contrat est-il capable de stipuler qu'une heure ne fait plus que cinquante minutes, c'est complétement anticonstitutionnellement incompatible avec....
HEIN?
Seriez-vous en train d’essayer de me faire culpabiliser de vous retarder et que vous ne puissiez pas partir à l’heure, que vous ratiez votre bus et vous cassiez une jambe à cause de moi ? Que nenni ! Vous pouvez garder votre enchaînement de catastrophes pour vous ! Moi je n’en veux plus.
La porte se ferme sur la pointe de son trident.
Me revoilà pour lire la suite des aventures de ce beau Diable ! Ce chapitre est, comme le reste, complètement barré, hilarant, et en même temps brillamment écrit. J’ai ri du début à la fin — bravo, c’est un vrai petit bijou démoniaque ! ^^