Les chiens ne font pas des chats

Par Audrey

Une heure plus tôt.

–  N’oublie pas qu’on gagne deux minutes aujourd’hui.

–  Oui p’pa, t’inquiète pas.

Le grand brun à la tignasse clairsemée me regarde du haut de son mètre quatre-vingt. Il cligne trois fois des yeux en tâtant sa barbe.

Chacun ses petites habitudes.

Enfin, je préfère de loin les miennes au milliard de TOC de mon père.

C’est d’ailleurs à cause de ses obsessions que j’ai repris le flambeau de la malédiction familiale si jeune. Bon, j’exagère. C’est pas une malédiction, c’est un honneur qui se passe de génération en génération. Si possible à une génération service trois pièces, les femmes sont rares dans la profession. Et puis il est hors de question de refuser, ou d’arrêter si on est assez en forme pour continuer. Un peu comme un boulot nul qu’on peut pas quitter.

Bref.

J’ai seize ans, quoi.

Ça fait deux mois que je tire sur cette corde tous les matins. Et pas à heure fixe, non non non, à une heure dûment calculée plusieurs semaines à l’avance.

Et puis deux mois ça paraît pas assez impressionnant alors je vais faire autrement : ça fait soixante jours.

Soixante putains de jours que je ne fais plus que ça en dehors du lycée parce qu’il faut « une hygiène de vie impeccable » - dixit mon tuteur.

Tout ça parce que mon père n’a pas pu s’empêcher de tirer trois fois sur l’épaisse corde en fil de cristal qui pend dans le parc près de chez nous.

Pas que la localisation soit un hasard, nos ancêtres se sont établis là exprès. C’était leur mission autant que c’est la nôtre aujourd’hui.

Le seul blanc dans cette histoire, c’est la provenance de la corde. Ça mon père me l’a jamais dit, il ne doit pas savoir non plus.

Nous apportons la lumière du jour. Rien que ça. Et chaque astre qui luit dans le ciel subit le même traitement, les mêmes traditions. Des familles disséminées de par le monde, de par les galaxies, qui tirent ni trop ni trop peu sur leurs cordes de cristal invisibles au commun des mortels pour participer à ce grand bal des étoiles.

Est-ce que c’est compliqué à comprendre pour un simple humain ? Sans doute. Mais j’avais trop besoin de raconter mon histoire, je suis sûr que vous le comprenez.

Et puis l’exposé est nécessaire pour la suite.

 

Quand mon père a perdu son combat contre les toc qui le grignotaient déjà depuis des années, il a tellement secoué le soleil avec son obsession des trois qu’il a créé une éruption solaire incroyable. Il faut bien mettre l’emphase sur ce mot : in – croy – able.

Tous les scientifiques du monde ont cherché une explication, et mon père, lui, s’est précipité au Grand Conseil des Familles – le GCF pour les intimes – et il s’est répandu en excuses, ventre à terre et tête baissée parce qu’il avait trop honte pour leur faire face.

Il a eu une semaine pour finir ma formation rudimentaire, avec l’ordre express et explicite de se faire suivre par un professionnel. On m’a convoqué dans la foulée pour me présenter mon nouveau tuteur, celui qui me sort ses préceptes à tour de bras, j’ai nommé : Alec Brownson. Un type sympa malgré tout, qui vit à mille bornes de chez nous, ce qui m’arrange pas mal, mais qui me convoque en visio tous les deux ou trois jours à vingt heures tapantes.

Avec tout ça – et les dégâts matériels que vous pouvez imaginer pendant sa dernière aventure – j’ai du mal à prendre les conseils de mon père au sérieux.

Laisser deux minutes de soleil de plus, concrètement c’est une légère pression supplémentaire avant de relâcher la corde. C’est dur à expliquer sur le papier, mais je vous jure que vous allez comprendre.

–  Je m’occupe de tout. Pense à ton rendez-vous avec le docteur Assaoui.

Il ne m’écoute déjà plus alors je mets mes converses couvertes de têtes de mort, je soupèse ma poche de veste juste au cas où et je sors de la maison.

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Nathalie
Posté le 21/11/2022
Bonjour Audrey

J’aime beaucoup la manière très contemporaine d’imaginer ceux qui allument et éteignent les soleils (qui pourtant ne s’éteignent jamais). Les imaginer devant suivre une thérapie ou faire des visio est très drôle.
Makara
Posté le 15/05/2022
Recoucou ! J'aime beaucoup le ton de ton récit, il est ponctué de beaucoup d'humour ! Joachim est déjà attachant et le pauvre père et ses tocs qui perd son emploi :/
Audrey
Posté le 16/05/2022
J'adore l'humour dans la littérature. C'est une émotion très cool à ressentir en lisant.
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