• Cyrélien •
Mille quatre cent quarante.
C’est le nombre de minutes qui s’écoulent en une journée. Pour l’anecdote, c’est aussi le nombre de dimensions que comporte notre univers. Autant dire qu’il peut s’en passer, des choses, en mille quatre cent quarante minutes… sauf quand on se retrouve piégé en cellule d’isolement. Là, on a le temps de souffrir chaque seconde, et chaque seconde nous paraît plus longue, moins supportable que la précédente.
Ils m’enfermaient pour avoir ramassé une clef à molette. Qu’ils viennent me parler de morale ! Et leur discipline… quelle discipline ? Tenter de nous dresser par la peur ne ferait que mieux nous monter contre leur système.
Cela faisait deux jours, donc très précisément deux mille huit cent quatre-vingt-deux minutes et treize secondes que je gisais dans le coin d’une pièce humide, avec pour seul divertissement le rebond d’un anneau en caoutchouc contre la porte de la prison.
J’en avais perdu, du temps, entre les murs du Péremptoire. Trois années derrière les barreaux du bagne d’enfants le plus redouté des Trois Cités. Le Cloque de Juste-manières y envoyait voleurs, vagabonds et chenapans trop jeunes pour subir les châtiments des adultes. Il y enfermait aussi les garnements de personnalités assez riches pour prouver eux-mêmes l’insolence de leur progéniture.
J’étais de cette catégorie. Mon père officiait en tant que Quadran des industries. En possession d’un tel grade, personne ne pouvait lui résister. J’avais bien essayé… mais qu’aurais-je pu tenter face à sa puissance ? Les Cloques au service des Quadrans, au service des Tierces, au service du Méridien. Tout un monde de flanelle en orbite autour d’un incompétent. Je haïssais le Méridien. Je haïssais Pangée, Magellan et tout ce qui se rapportait de près ou de loin à ce continent rongé par les artifices.
Trois ans de prison pour avoir refusé de reprendre le poste de mon père. Je tenais la mécanique en horreur – chose impensable lorsque nos aïeux s’en attribuaient les origines. Malherbe l’aîné n’osait plus me présenter comme son fils. Pire ; il gardait l’espoir de me plier à sa volonté, non sans ignorer mon dégout pour ses marionnettes en ferraille.
J’avais beau être l’unique héritier d’une figure aristocratique, les gardiens du Péremptoire me traitaient comme le dernier des criminels.
— Et fu compfes fe morfondre encore longfemps ?
Une petite bête blanche se faufila entre les barreaux de ma cellule, glissa le long du mur jusqu’à s’écraser contre mes genoux, toutes griffes dehors.
— Te voilà, toi.
J’empoignais la boule de poils pour la déposer là où elle ne pourrait pas me taillader les jambes. Ma montre à gousset balançait au bout de la chaînette qu’elle tenait dans sa gueule.
— On fit bonfour, quand fon est foli.
— C’est dommage, je m’appelle Cyrélien.
Mon hermine lâcha la montre. Je l’attrapai au vol, à quelques centimètres des dalles glacées.
— Hécate ! Fais un peu attention !
Ce qu’elle pouvait se montrer susceptible ! Le moindre mot de travers et elle devenait insupportable. Parfois, je la craignais plus que le bâton de La Trique. Avec les gardiens, au moins, on savait à quoi s’attendre. Hécate restait pour moi un mystère.
J’inspectai ma montre sous tous les mécanismes. Intacte, heureusement.
Mon animal grimaça. Le goût du fer ne lui plaisait guère.
— J’ai fouillé tous les bureaux un par un pour mettre la patte dessus. Prends-en soin, la prochaine fois.
L’appareil regagna ma poche après des semaines d’absence. Jamais je ne fus aussi soulagé de sentir le clapet sculpté contre ma paume. Sillage comptait tant pour moi !
Hécate observa un moment le taudis dans lequel on me séquestrait.
— Tu n’as pas tenté de moduler les barreaux ?
— Le métal court-circuite le Fluide, tu le sais bien. C’est l’une des seules faiblesses des ésotériciens.
— Entailler la paroi alors ? Tu connais l’invocation de brise-pierre !
Je me blottis contre le mur pour ne plus avoir à affronter ses questions. Ses visites se faisaient si rares… comment voulait-elle que j’use de mon énergie ? La force d’un druide reposait dans son lien avec son totem… lorsqu’elle s’éloignait de moi pour échapper aux gardiens, je devenais incapable de pratiquer quoi que ce soit.
Manier la matière à ma guise. Voilà un joli rêve. La fragilité du Fluide qui m’habitait provenait de ma naissance, donnée par un père sans pouvoir et une ésotéricienne dont j’ignorai jusqu’à la couleur des yeux. J’empruntais donc ma magie à Hécate qui se faisait un plaisir de me noyer sous ses leçons.
Justement, elle revenait à la charge.
— Te rapetisser ?
— Non.
— Glisser sous la porte ?
— Non…
— Changer les murs en biscuit !
— N’importe quoi !
Hécate cessa au moment où une paire de gifles menaça de lui tomber sur le coin du museau. Elle posa sa patte sur l’ourlet de mon pantalon ; une cachette idéale pour la montre à la mère de la mère de ma mère. Je n’en connaissais aucune, et estimais Sillage comme mon unique héritage. Je l’appréciais plus pour son utilité ésotérique que pour cette soi-disant valeur ancestrale. Peu de gens pouvaient se vanter de posséder un bijou capable de voyager à travers les plans célestes. Une pression sur le clapet et me voilà disparu dans l’une de ces innombrables dimensions magiques.
— On va enfin quitter le Péremptoire…
L’idée me traversa l’esprit – pour ressortir par l’autre oreille.
— Pas question. Les enfants ont besoin de moi. Imagine ce que Charogne leur ferait subir…
Hécate accueillit ma décision sans grande conviction. Elle s’inquiétait autant pour moi que moi pour mes jeunes codétenus. Si je m’effondrais, alors ils tomberaient tous dans ma chute.
Un premier rayon de lumière perça l’obscurité de la cellule. Il faisait jour. Mon hermine regagna la fenêtre d’un bond, soulevant un nuage de saletés. Tandis qu’elle fuyait, ma tête glissa dans sa direction pour mimer avec excès : « trois, deux, un… »
Une myriade de coups résonna contre la porte. La Trique s’engouffra dans la pièce et me leva de force pour me trainer à l’extérieur.
— Je peux marcher tout seul, vous savez ?
J’obtins un râle enragé en guise de réponse. Il me lâcha dans le couloir sans se préoccuper du craquement de mes os contre le mur.
— C’est sûr que ça doit vous paraître compliqué en étant autant coincé du –
Une gifle. Heureusement que mon crâne résistait bien… il aurait failli me faire mal ! Je n’étais plus à une tape près. La faim me grignotait les entrailles, alors je me résolus à me taire. Une fois repu, nous verrions… car personne n’osait lever la main sur moi sans en subir les conséquences.
Les enfants m’attendaient au réfectoire. J’y fis, en toute objectivité, une entrée triomphante ; les battants qui bloquaient le chemin s’écrasèrent contre les pierres de la salle, dans un tel vacarme que tous furent contraints d’admirer mon retour.
Je regagnai ma place sous l’œil stupéfait de ma tablée. C’était toujours un plaisir d’interrompre le silence instauré par les gardiens. Ils parvenaient à nous empêcher de parler, mais hors de question de s’empêcher de s’amuser. Nous n’avions ni parents, ni amis, ni véritable foyer. Nous étions ceux dont personne ne voulait, que l’on estimait indignes d’une seconde chance. Notre joie de vivre, en revanche, nous appartenait. Personne n’était assez fort pour nous l’ôter – où alors je demanderais aux faërys de me le présenter.
Comme tous les matins depuis trois ans, je regagnais ma place en bout de table, sur le tabouret estropié réservé au chef de famille.
Le Péremptoire comptait trois familles, dirigées par les aînés – il est plus facile de punir trois garçons que quarante. Dès qu’il se passait quelque chose, on faisait tout pour accuser l’un de ces délégués. Une famille sans chef se retrouvait à la merci des bandes adverses.
Commode, avec son allure d’armoire à glace, dirigeait la première équipe. Je menais la seconde sous le nom de Sire, faute à mon ascendance bâtarde. Le troisième, craint des enfants comme des gardiens, se surnommait Charogne. Il vivait ici depuis des années, à croire qu’il ne connaissait que cet internat. Personne ne savait quelle peine il purgeait. On parlait d’un assassinat… mais cela m’importait peu. Les gredins de son espèce aimaient insuffler la peur grâce à des rumeurs parfois créées de toutes pièces. Seule ma famille comptait pour moi, et je m’efforçais de faire respecter les règles à ces bouilles bouffies d’escroquerie. Charogne représentait le dernier des exemples à suivre.
À ma droite, mon Criquet. Le plus dévoué de cette bande de canailles, enfermé pour vol à la tire avec récidive. À ma gauche, Chiffon. Le plus jeune. À peine dix ans et en prison pour la même durée. Un vagabond, comme beaucoup d’entre eux.
Criquet me sembla plus terne que d’habitude. Les heures supplémentaires, sans doute. Tous les lundis soir, Pépite et lui veillaient au bon fonctionnement des machines. Cela faisait partie des corvées quotidiennes.
L’impact d’un poing contre la table des gardiens attira mon attention. Le directeur Boucher arrivait, plus gras que dans mes souvenirs. Il ne s’appelait pas Boucher, mais tous les pensionnaires s’accordaient sur son caractère de cochon. Le surnom lui allait à merveille. C’était un homme mesquin et imbu de lui-même, toujours satisfait de nous voir courber la tête en présence de sa grosse bedaine.
Tout sourire, il exhiba la loque qu’il venait de ramasser au coin de la rue. Tiens, un enfant se cachait à l’intérieur. Une espèce d’adolescent prépubère nageant dans des guenilles trop grandes pour lui, maigre comme un piquet et à la jambe aussi tremblante que la mèche d’une foreuse mal vissée. Que ce garçon à la canne ne s’inquiète pas, nous lui réservions un surnom tout trouvé : La Tringle.
Les doyens des familles rivales scrutèrent le nouveau venu de la tête aux pieds. Il ne fallut pas longtemps à Charogne pour m’adresser un regard répugné. Commode nia à son tour ; aucun d’eux n’accepterait un estropié.
J’invitais La Tringle à me rejoindre d’un geste de la main. La dernière fois qu’un garçon s’était vu refuser les faveurs des aînés, les membres « adoptés » l’avaient persécuté jusqu’à sa sortie. Mieux valait ne jamais se retrouver seul au Péremptoire.
Le jeune homme prit place face à moi. La première famille servit le repas ; du bouillon de légumes, un verre d’eau et un morceau de pain. Lorsque les gardiens nous autorisèrent à manger, j’arrêtai La Tringle dans son élan.
— Partage.
Il me retourna des yeux ronds.
— Partage…
— Silence !
Une autre tape derrière la tête. Je réprimai ma colère en soupir.
L’incompréhension de La Tringle manqua de se transformer en crise de panique. Pour qu’il comprenne mieux, je rompis ma boule de pain. Chacun de mes garçons fit de même et offrit un morceau au dernier adopté qui, en échange, déchira la sienne en treize parts égales.
Le rituel de bienvenue. Maintenant qu’il acceptait une part de nous, nous pouvions lui accorder notre confiance. La Tringle faisait partie de la famille.
Le reste du repas se déroula sans un mot, selon la volonté des gardiens. Aucune parole. Juste nos yeux. Nous avions appris à nous entendre sur l’intensité d’un regard, la finesse d’une mimique et la subtilité d’un sourire. Le tintement de la cuillère contre nos bols en céramique nous suffisait.
Le carillon retentit. La tour Horloge de Magellan indiquait huit heures. Le temps de se mettre au travail.
Le Péremptoire tenait une partie de sa popularité des bénéfices qu’elle apportait aux industries Malherbe. En plus de croupir en prison, nous effectuions les corvées dont personne ne voulait sans exiger le moindre sou de compensation. Tout pour l’économie.
Les chaînons du Péremptoire offraient une seconde vie aux machines défectueuses. On recevait chaque jour des montagnes de pièces détachées qu’il fallait trier, désassembler puis fondre en cylindres de nouveau prêts à l’usage. La cour du bagne ressemblait davantage à une décharge qu’à un « centre d’éducation », mais puisqu’on passait notre temps dans les usines…
La vie de ma famille s’organisait autour de la chaleur étouffante des fournaises. Hors de question que je patauge dans le cambouis à longueur de journée ! Je préférais jouer avec le feu. Parfois, on se blessait. Souvent les yeux larmoyaient tout seuls, mais on avait plus à perdre à s’essuyer qu’à laisser couler. Les vapeurs toxiques finiraient sans doute par nous achever.
Ce matin, chacun retrouva sa place dans l’immense hangar qui collait l’internat. Un détail me frappa alors. Je m’en voulus de ne pas l’avoir remarqué plus tôt.
— Où est Pépite ?
Je me dressai devant la Trique pour lui annoncer qu’il manquait l’un de mes garçons. La place prise par La Tringle m’avait donné l’illusion d’une table complète.
Notre gardien quitta la salle en trombe, jurant à s’en écorcher le palais.
— J’en k’nnais un qu’va avoir un sacré réveiiiiil…
La paire de gants que Chiffon reçut en pleine tête le fit taire.
— Équipez-vous correctement au lieu de jacter.
Une fois gants et casques distribués, je jetai un coup d’œil inquiet à la pendule ; le temps perdu se répercuterait sur nos horaires de sommeil. J’espérais que ce sale gosse tenait une bonne excuse. Peut-être que son camarade savait quelque chose…
— Criquet ?
Le concerné s’approcha à pas comptés, les joues noyées sous la timidité.
— P… Pépite se sentait mal hier soir. Il a dû tomber malade.
À ces mots, La Trique réapparut dans la salle, le teint livide et le corps chancelant. Le peu d’humanité qu’il possédait semblait ébranlé par ce qu’il venait de découvrir. Sa voix s’enrailla à l’annonce de la terrible nouvelle.
— Il est mort.
Trois mots. Rien de plus. Le vent de panique soulevé par le gardien s’atténua sous ses ordres. Nous, nous étions encore vivants, donc toujours sous sa tutelle. Il ne répondit à aucune question. Ne s’émeut d’aucune larme.
— Taisez-vous ! Il est mort et puis c’est tout. Maintenant, au travail.
Les fournaises repartirent dans un craquement infernal. Les machines chauffaient peu à peu tandis que nous méditions sur ses paroles cinglantes.
Pépite venait de mourir.
Comme ça, dans son sommeil.
Une maladie ? Étrange. Je n’en connaissais aucune aussi foudroyante. Quelque chose qu’il aurait mangé ou bu ? Nous serions tous dans son cas. Un assassinat ? Impossible. Ils auraient convoqué les familles et procédé à une enquête. Cela ne tenait pas debout ! Aucun enfant ne tuerait un de ses amis de sang-froid.
Bientôt, une autre rumeur s’ébruita ; la sorcellerie. Ces garnements craignaient les pratiques magiques autant que les gardiens, faute à toutes les affreuses histoires que l’on entendait sur elles. Pourtant, les ésotériciens ne couraient pas les allées du Péremptoire. J’étais peut-être le seul.
Inutile de spéculer. La mort de notre compagnon resterait un mystère pour nous comme pour ceux qui iraient l’enterrer.
Cette journée sordide s’acheva aussi difficilement que les autres.
Lorsque les gardiens sonnèrent le couvre-feu, mes garçons se rassemblèrent au grenier, dans notre cachette secrète. Là, entre les rats et l’odeur de bois pourri, nous pouvions parler sans risque d’être malmenés.
Le silence dévora notre réunion. Les uns peinaient à sécher leurs larmes. D’autres gisaient sur les lits aux ressorts aussi brisés que leur dos. Pépite était mort. Il ne reviendrait plus. Nous n’entendrions plus ses rires et ses imitations grotesques des chefs d’autres familles. Ne restait de lui plus qu’une place vide sur le drap poussiéreux, là où il gardait pour habitude de s’enrouler avant de se jeter sur Ripaille et Le Sablier.
Une petite voix émana des combles.
— Eh bien… l’ambiance empeste, ce soir !
Depuis mon incarcération, Hécate se cachait dans ce grenier. Pas un de mes garçons n’ignorait son nom.
Elle passa devant chacun d’eux pour récolter son lot de caresses. Les rictus attendris qu’elle propagea me réchauffèrent le cœur.
Le dernier venu observa mon totem d’un air éberlué. Ce n’était pas tous les jours qu’on entendait un animal mener la conversation.
— Je te présente La Tringle. Hécate, La Tringle. La Tringle, Hécate.
Mon hermine grimaça.
— Alors comme ça on ne m’attend même plus pour baptiser les adoptés ? Bravo ! C’est du propre !
Le boiteux osa enfin s’approcher. Il la caressa à son tour, aussi longtemps que dura notre réflexion.
— Normalement, c’est le moment où on s’amuse un peu, souffla-t-elle pour motiver les troupes.
Criquet éclata en sanglots. Pépite manquait. Hors de question de rire ce soir. Il se redressa péniblement, traina son corps jusqu’au centre de la pièce où il me serra dans ses bras avec tant de forces que je crus étouffer. Ses hoquets salés retombaient sur mon épaule. Je lui rendis son étreinte pour éviter qu’il ne s’effondre.
— C’est d’ma faute, Sire… Tout est d’ma faute…
— Non… je t’interdis de dire une chose pareille !
Mes yeux croisèrent les siens. Je me redressai pour dévisager chaque membre de cet auditoire épuisé.
— Aucun d’entre vous n’est responsable de ce qu’il se passe. Vous entendez ? Pépite est parti pour un monde meilleur. Oui, c’est triste. Mais nous, on est toujours en vie. Et on va prouver qu’on a plus de valeur que ce qu’on veut nous faire croire.
Pas de réponse. Juste des reniflements ici et là. Criquet se détacha de moi, retournant s’allonger entre Chiffon et Ripaille. La vision de ces enfants de misère me donna la nausée. Jamais, tant que je vivrai, on ne traiterait des innocents de la sorte. Il fallait agir.
Hécate grimpa sur mes épaules. Entre ses dents tanguait Sillage, dont les aiguilles penchaient vers minuit.
— Un jour, on sortira d’ici.
J'apprécie beaucoup ce chapitre ! Il est très bien écrit, ta plume s'affirme, on est pressé de lire la suite !
Je pense vraiment que tu pourrais être publié si tu présentais ce livre !
Je lirai la suite dès que j'en aurais le temps !
H.M.