• Calum •
Et voilà.
Les derniers livres de l’étagère gisaient au fond de ma valise. Je vérifiai une énième fois qu’il ne reste aucune affaire, aucune fiole à élixirs ou chaussette orpheline dont je regretterai l’absence une fois à la maison.
Tout m’apparut en ordre pour le départ. Le lit était fait. Les rideaux tirés révélaient une vue splendide sur Béring en éveil. Ne me restait plus qu’à enfiler mes gants et déguerpir. En une vingtaine de minutes, je venais d’effacer dix ans de mon existence au sein de l’internat. Vingt minutes suffirent pour faire oublier toute trace de mes allées et venues à travers les couloirs de l’académie, à braver les autogardiens et leur couvre-feu ridicule.
Je n’ai jamais compris pourquoi l’académie nous imposait un couvre-feu. Qu’y a-t-il de mal à user d’un peu moins de sommeil pour continuer à apprendre ? Tant que les résultats montraient l’application de l’élève, pourquoi restreindre sa soif de savoir ?
Il y a des tas de règles qui me paraissaient aberrantes, mais j’ai toujours fait de mon mieux pour les respecter – à part peut-être celle qui interdisait de tester ses philtres d’euphorie sur ses camarades, ou cette autre nous défendant d’utiliser le laboratoire à transmutations les soirs de pleine lune… tout ça à cause d’une superstition stupide !
Je pensais être un bon élément au sein de l’établissement. Du moins c’est ce que les professeurs répétaient à la vue de mes copies. Histoire, philosophie, géobiologie, astronomie, herboristerie… près de dix ans que mon nom figurait en tête de classe. Mon existence se résumait à lire, relire et apprendre par cœur chaque page de chaque manuel que mes mains purent effleurer à l’intérieur de la Grotte – surnom donné par les dernières années à la bibliothèque de l’école.
J’ai toujours été fasciné par la quantité de connaissances accumulée dans un espace si restreint… bien que la Grotte soit la plus grande bibliothèque de la ville. Certains livres rassemblaient les savoirs d’une vie, d’autres pouvaient se targuer d’être des exemplaires uniques, souvent manuscrits, parfois même vieux d’une petite centaine d’années. Madame Parkinson pensait que personne ne serait assez fou pour gâcher son adolescence en « formules baragouinées par une poignée de vieillards dépassés ». Elle se trompait, et doit encore se demander d’où proviennent les malheurs qui lui tombent dessus, sans se douter que leur recette se cache quelque part sur les étagères qu’elle surveille.
Un grincement m’arracha un sursaut. Je fis volte-face et eus du mal à masquer ma joie au duo d’énergumènes tassé dans l’encadrement de la porte.
— Vous ne devriez pas être en cours de crystallurgie, vous ?
Le plus âgé abattit sa main dans mon dos à m’en décoller les poumons.
— C’est qu’on a oublié de te dire au revoir, gloussa-t-il.
— Tu es mon colocataire, Adonis. Tu m’as déjà dit au revoir il y a moins d’une demi-heure.
Adonis accueillit ma remarque par un ricanement supplémentaire. Il s’écarta de moi lorsque l’idée de se jeter sur mon lit lui traversa l’esprit. Je venais d’en replier les draps ! Inutile de mentionner que le sien, aussi propre qu’un champ de bataille, se trouvait à quelques mètres, et que trois pas auraient suffi pour qu’il s’y effondre sans causer davantage de dégâts.
— Seguin va vous flanquer une retenue si vous restez plus longtemps…
— Ne t’en fais pas, rétorqua celle qui l’accompagnait.
J’adressai un sourire à la tête noiraude qui se décida à entrer dans la pièce, malgré l’interdiction de s’aventurer dans les internats réservés aux élèves du genre opposé.
Elowen allait me manquer. Elle était tout pour moi. Une amie, sans doute la plus précieuse – et la plus étrange de l’académie, ce qui expliquait notre si bonne entente.
Elowen lisait. Elle était de ceux qui pouvaient passer des heures à savourer des piles de pavés sans se lasser, s’offrant à peine le luxe de faire une sieste de temps en temps. Nous parlions sans retenue de sujets que nous seuls maîtrisions, au grand désespoir d’Adonis qui nous écoutait sans donner son opinion, faute d’intérêt pour ces « déboires d’intellos ».
— Le mestre Seguin n’est pas du genre à punir les élèves pour leur bonne volonté, enfin !
— C’est vrai que ta manière de te vautrer sur les affaires des autres est une preuve de ton dévouement sans faille, grommelai-je.
Adonis se redressa, prêt à me coller au mur, mais s’adoucit quand sa main rencontra mes cheveux qu’il se contenta d’ébouriffer. Je le traitai de tous les noms dans l’espoir de le repousser, ce qui l’enhardit un peu plus.
— Suffit ! pesta Elowen en attrapant mon ami par sa tignasse. On est là pour lui souhaiter bon voyage, pas le mettre en pièces !
Cette fois, mon collègue daigna me reposer à terre. Trêve d’enfantillages… il ne nous restait que très peu de temps avant que chacun reprenne sa route ; les études pour eux et Ohkmala pour moi. Ma famille serait sûrement fière de voir mes progrès, malgré mon échec si près du diplôme.
La gorge serrée, je me penchai de nouveau sur ma valise. Elle me sembla tout à coup bien plus emplie qu’à mon arrivée… comment allais-je réussir à la verrouiller ?
Ni une, ni deux, j’engageai un duel contre le bagage – qu’il manqua de gagner par forfait, hélas. J’eus beau le tourner, le retourner, le placer en long en large et sur la tranche, rien n’y fit. Même mon poids et celui d’Elowen ne purent rivaliser avec l’obstination de cette fichue fermeture.
— Et si tu venais nous aider plutôt que de glousser comme un scardoquin enrhumé ? lança la jeune fille à notre compagnon qui, le nez en l’air, gobait les mouches de l’internat.
Au lieu de nous prêter main-forte, il se pencha sur la besace de toile brune qui gisait au pied de mon lit.
— Pourquoi tu ne demandes pas à ton sac ?
— Capuchon me boude, rétorquai-je entre deux soupirs. Je l’ai vexé et il ne veut plus rien avaler.
Adonis ne trouva rien à redire lorsque ses doigts furent happés par la poche principale – dont il eut un mal fou à se détacher. Il comprit alors les raisons qui me poussaient à forcer sur ma valise plutôt que sur cette tête de mule aux sangles rouillées.
Après plusieurs minutes d’acharnement, nous décidâmes de cesser le combat. Je rouvris mon bagage pour en sortir les quelques bouquins – deux douzaines – qui bloquaient, les séparai en deux piles pour les tendre à mes amis. Mon colocataire attrapa le premier ouvrage, surpris par le titre gravé en grosses lettres sur sa couverture.
— L’élémentalisme moderne de Petra T. Risnir… et beh ! J’ignorais que nos noms figuraient sur ton testament !
— Les rudiments de la maîtrise de la terre te seront d’une grande aide quand je ne serai plus là pour assister tes expériences bancales…
J’achevai en vitesse ma phrase pour éviter qu’il ne s’offusque.
— Si un chapitre te paraît trop compliqué, passe-moi un coup de comloc’, je t’expliquerais en détail. Et surtout –
— Ne te fais pas prendre avec ce livre dans les mains, je sais. C’est stupide ! La magie existe depuis des millénaires, pourquoi la bannir comme ça, sans raison ?
— Le Méridien décide de ce qu’il est bon pour son peuple. Nous ne sommes pas les mieux placés pour discuter, souffla Elowen en me rendant un ouvrage ésotérique.
— Tu es sûre que tu ne veux pas le garder ?
— Je l’ai déjà lu. Et puis je n’ai pas le don, donc c’est inutile.
Menteuse. Elle n’avait jamais osé ouvrir un livre de magie. Elle les craignait parce qu’elle savait, justement, qu’elle pourrait pratiquer. Elle en était tout à fait capable, mais faisait comme si tout allait bien dans sa petite vie d’élève en crystallurgie appliquée qui ne communiquait absolument pas avec les esprits faëriques dans son sommeil, comme si elle n’avait jamais rien remarqué d’étrange lorsqu’elle se sentait fatiguée ou en colère, comme si la fiole d’Hildegarde ne s’était pas renversée par la pensée après que cette peste se soit moquée de ses lunettes et du regard timide caché derrière.
Je me contentais de sourire en récupérant cette part de magie refoulée contre laquelle elle ne pourrait pas lutter bien longtemps. Je le savais ; interdit ou non, l’ésotérisme ferait d’elle une femme pas comme les autres. Probablement une très puissante alchimiste.
Soulagé du poids de ma curiosité, mon bagage se ferma sans encombre. Je profitai d’un instant de silence pour le trainer jusqu’à la porte. Mes amis suivirent mon geste des yeux. Le malaise s’installa lorsque l’écusson de notre uniforme disparut sous mon manteau gris.
— Alors… c’est pour de bon ?
— Ils m’ont retiré ma bourse d’études. Même Seguin n’a rien pu faire pour me défendre.
— Tout ça à cause de ce crétin de Crèvecoeur !
Le mestre Oswald Crèvecoeur se chargeait de l’admission des apprentis dans le cycle d’argent, dernière ligne droite avant l’obtention du diplôme d’alchimie. De plus, il orchestrait les examens mensuels, notamment cette fameuse remise à niveau de septembre qui eut raison de mon cursus.
Un zéro éliminatoire. Pour un élixir de somnolence. Une formule à la portée du premier néophyte venu. Il aurait pu m’accorder deux ou trois points pour la précision de mes calculs et le soin apporté au respect des dosages. Il aurait pu, mais il ne l’a pas fait. Je plaignais celui qui affronta son jugement après ma terrible prestation.
— Je ne comprends pas, ruminait Adonis, il savait que tu disposais d’un aménagement spécialisé à cause de –
— Je l’ai refusé, avouai-je sur un ton monocorde.
— Pardon ?!
Ma main se serra sur la poignée de la valise. Je ne voulais pas être noté différemment. Je voulais être évalué comme les autres élèves, puisque le métier d’alchimiste ne permettait aucun écart, quel que soit le pratiquant. C’était l’une des raisons de mon échec à cet examen-suicide. Je savais que j’allais échouer, mais je gardais au moins la fierté de m’être battu.
— Viens, Sully. On y va.
Une minuscule tête pleine de plumes dépassa d’entre deux coussins. Mon oisillon se démena pour quitter les couvertures dans lesquelles il s’était empêtré, sautilla à travers la pièce pour se nicher sur mon épaule. Je pris un instant pour l’observer. Sully me semblait heureux, comme d’habitude. Il ne se doutait pas de la situation. Quel bonheur que la vie d’oiseau… ne se soucier de rien… ce serait tellement plus simple !
Un pied dans le couloir, j’adressai un dernier sourire à mes amis, qui me serrèrent dans les bras de toutes leurs forces.
— Tu vas nous manquer, Calum.
Encore un excellent chapitre, une belle suite, j'apprécie beaucoup ! J'espère que le reste sera pareil, car pour l'instant, j'aime beaucoup ce début de roman.
Bien à toi,
H.M.
Merci pour tes messages, je suis heureux que mon histoire plaise, et j'espère que la suite te plaira tout autant