Une voix métallique résonne dans la salle de contrôle. Ils sont seuls. La foule pensive a disparu, et leurs pensées avec.
« Je demande toute votre attention. Il n’y a plus de champ d’astéroïdes à proximité, vous êtes donc sommés de mettre en marche la vitesse de la pensée. Si vous ne le faites pas, la fusée risquerait de subir des dommages irréversibles qui pourraient compromettre la fin de votre voyage.
Compris. Je fais le nécessaire.
Attention, décompte. »
La fusée vibre, les commandes clignotent. Il appuie au hasard sur plusieurs boutons. Une partie de sa conscience lui rappelle que même en rêve, il ne sait pas conduire une fusée. En temps normal, la toile lui fournirait toutes les informations nécessaires, mais ici, au volant de sa fusée, il est seul dans sa tête. Il tire légèrement sur une manette. La fusée fait une embardée qui le projette sur la droite.
Il se tourne vers Elle, délicieusement assise à sa gauche, immobile, les yeux rivés sur les étoiles. Fabuleusement proche.
« Que dois-je faire ? » pense-t-il en se redressant.
Elle est le guide de ce rêve, féminine et rassurante, elle doit savoir comment éviter un crash à la fusée. Elle est la muse.
« Décompte. À zéro, actionnez la vitesse de la pensée. 10, 9… »
« Que dois-je faire ? »
Son ton pensif se fait plus pressant.
« 8, »
Elle ne réagit pas. On dirait qu’elle ne l’entend pas. A vrai dire, il ne l’entend pas non plus, il ne la distingue pas pensivement. Il n’entend que le bruit des réacteurs, sa propre respiration, mais rien d’autre, pas la moindre donnée pensive.
Que faire ? Impossible de la contacter via la toile. Est-ce qu’elle attendrait qu’il parle ?
« 7, »
Parler. Il tente d’ouvrir la bouche. C’est raide, dur, cimenté. Il se concentre, détend les muscles trop contractés. Ça lui fait mal et il gémit. Elle cligne des yeux, lui accorde un regard, merveilleux regard aussi brillant que ses étoiles, aussi inaccessible.
« 6, »
Que dis-tu ? demandent ses yeux. Je t’écoute, parle.
Parler, parler, ânonner un mot après l’autre, les mots qui sont dans sa tête et qu’il connaît, touts ces mots qu’il n’a jamais dit. Il ne peut pas. Seul le vide s’échappe de ses lèvres. Elle s’est tournée vers lui, le sourcil interrogateur, et assiste à ses pitoyables efforts pour dire.
« 5, »
Il ne peut pas parler ! Il gémit à nouveau, un son si faible et pitoyable ! Elle tend l’oreille, se penche à demi pour écouter. Il agite les mains en direction de sa propre gorge, tente de montrer qu’il ne peut pas parler.
« 4, »
Elle fronce les sourcils. Sourcils fins bien dessinés, l’un très légèrement plus haut que l’autre, un peu comme un accent circonflexe, donne au visage un air distingué, presque hautain mais pas désagréable non, purement charmant. Et plus bas, les cils bruns pas très longs pas vraiment courts non plus disons dans la moyenne, enveloppent un regard, un regard, regard qui perce, qui brille, les yeux étoilés si les étoiles étaient couleur châtaigne. Il passerait des siècles à plonger dans ces yeux, ces cieux étoilés. Mais il ne se passe qu’un instant.
« 3, »
Elle parle. Il vient de l’entendre dire « Que dis-tu ? » d’une voix entraînée, mélodieuse, une voix de rêve si les rêves pouvaient parler. Il ouvre à nouveau la bouche pour lui répondre, mais il est incapable d’émettre un seul son. Elle se penche vers lui à nouveau et parle, parle, comme si elle avait fait ça toute sa vie, si vite que les instants deviennent des siècles.
- Je ne t’entends pas, pourquoi tu ne me parles pas ? En même temps je te comprends, je serais muette devant ça (geste en direction de l’immensité étoilée face à eux), je serais réduite au silence si je n’avais pas l’habitude de parler comme je pense. Mais c’est ton rêve, non ? Tu devrais pouvoir…
Elle s’interrompt devant son air désespéré. Et lentement, elle finit par comprendre.
- Tu ne peux pas parler ? demande-t-elle dans un souffle. Tu es muet ? Toi ? C’est pas possible, tu es brillant, tu représentes l’élite, et tu ne peux même pas parler ? C’est bien ce que j’ai toujours pensé, s’exclame-t-elle avec colère, les brillants sont tellement doués qu’ils sont censés penser, uniquement, sans rien faire d’autre ! Tu ne peux même pas t’exprimer alors que pour la première fois, la toile n’est plus là ! Disparue, la toile, évaporée. Tu entends comme c’est silencieux ?
Elle se tait pour goûter le silence.
« 2, »
- Quoi qu’il en soit, reprend-elle précipitamment, il te reste peu de temps pour actionner la vitesse pensive, et j’ai l’impression tu ne sais pas comment on fait. Tes yeux parlent, tu sais, même si je ne changerai pas d’avis, les yeux bleus c’est bien plus joli que les yeux gris, mais enfin, on va dire que ça ne fait rien.
Elle paraît soudain embarrassée et se dépêche de changer de sujet.
- Tu as besoin d’aide ? Tu veux que je t’aide, c’est ça ? Aide-toi, je t’aiderai. « Aide-toi, le ciel t’aidera ! » comme on disait…
Tu es le ciel.
- Mais il faut que je te dise, je ne sais pas conduire une fusée moi. Même pas en rêve, surtout pas en rêve, et je ne sais même pas si j’ai envie de la conduire cette fusée, qui sait où elle nous emmènerait cette fusée, hein ?
Elle se tourne vers lui. Leurs regards se croisent et elle tressaillit, déglutit et continue sur sa lancée.
- Au lieu de me dévisager avec ces yeux-là, tu devrais faire un effort pour parler. Je ne sais pas ce que tu veux dire avec tes yeux. Enfin j’ai l’impression de savoir mais je ne suis sûre de rien, absolument rien, je n’arrive à être sûre de rien du tout quand tu me regardes de cette manière, parce que j’ai beau fouiller dans mes souvenirs, personne ne m’a jamais regardée comme ça, et j’aimerais bien savoir ce que tu veux dire, j’ai l’impression que c’est important. Alors fait un effort, juste au cas où tu aurais quelque chose à me dire, parle. A moins que ce ne soit pas si important, puisque pour toi, on dirait que rien ne compte plus que les étoiles, et c’est déjà pas mal. Toutes ces lumières, comme ça brille ! Et c’est ton rêve, ton esprit, t’es brillant même de l’intérieur. Au fond, tu n’es peut-être pas si fade.
Brillant, brillant, ça ne veut rien dire, c’est insensé, ces étoiles sont tristement blafardes face à toi, c’est toi la lumière des étoiles, c’est toi qui brilles, lumière d’étoile.
Leurs yeux se croisent à nouveau et ne se lâchent plus. Qui aurait cru que le gris était une couleur vive, qui aurait deviné que le châtain brille plus que n’importe quelle étoile ?
- Mais la dernière seconde approche, et on n’atteindra pas la vitesse de la pensée. Mais tu le sais aussi bien que moi, tu le sais mieux que moi, qu’on s’en fiche de la vitesse de la pensée. Tu as compris ce qui compte, tu as tout compris bien plus vite que moi, bien plus vite que n’importe qui. On va se réveiller. Je vais avoir envie de retrouver ce rêve, alors je vais chercher sur la toile. Mais je devrai me contenter de ce qui me reste dans ma mémoire, je ne trouverai rien sur la toile.
« 1, »
- Je ne trouverai rien parce que nous sommes dans ta fusée, ton esprit, c’est ton intérieur que nous visitons. Et moi, je suis là. J’aimerais pouvoir dire que c’est inexplicable. Mais j’ai au contraire l’impression que c’est très explicable, et je ne sais même pas si je veux entendre quoi que ce soit comme explication, de toute façon on n’a plus le temps pour les explications. Je n’ai pas le temps d’essayer de comprendre, je ne suis pas brillante, je ne passe pas quatre minuscules dixièmes de seconde à saisir ce qu’il y a à saisir. Je sais que je ne retrouverai pas cette fusée sur la toile, parce que quand je vais me réveiller tu vas te réveiller aussi, et tu vas envoyer ta fusée se perdre dans le cosmos, tellement loin de la toile que personne ne saura que j’étais là. Ne me demande pas comment je sais ça, je le sais comme je sais exactement qui fait quoi où quand comment pourquoi, partout dans le monde, tout le temps, sauf maintenant. Maintenant je m’en fiche. Maintenant j’ai envie d’être là et uniquement là, j’ai aussi envie de plein d’autres choses que je n’ai pas le temps d’identifier, et surtout je voudrais ne jamais partir d’ici, jamais… Mais c’est sans doute un peu trop tard, murmure-t-elle en se rapprochant encore de lui, les yeux brillants.
C’est largement trop tard. Il ne reste même pas la moitié d’un siècle.
Ne pars pas, lumière d’étoile. Ne pars pas, je n’ai même pas eu le temps de te montrer un minuscule fragment des merveilles étoilées que j’ai entrevues en quatre dixièmes de seconde. Ne pars pas, je n’ai pas eu le temps de réussir à parler. Ne pars pas…
« 0 »
Je suis réellement très impressionnée, je ne vais pas dire le fond de ma pensée, parce qu'il s'agit de ce que je vois et je ne voudrai pas dénaturer ou altérer quoique ce soit.
Mais je ne peux m'empêcher de faire le rapprochement avec la discussion que nous avons eu hier, mais aussi avec moi. Il y a des parallèles avec ce brillant incapable de s'exprimer et elle qui lui jette sa colère. Surtout, j'ai la sensation de voir quelqu'un coupé en deux, deux personnages, chacun avatar de la même personne.
Je m'arrête là, sinon je risque de me prendre pour le Docteur et ce serait dommage.
Ainsi, les rêves échappent au contrôle de la Toile ? Ou alors ce sont seulement ses rêves à Lui ? Et puis, était-ce vraiment un rêve ? Cela paraissait presque réel par moment. Et que dire d'Elle ? Est-ce qu'il l'imagine ou est-ce qu'elle est vraiment là ? Et comment a-t-elle pu le rejoindre ? S'agit-il d'un songe privé ou partagé ? Son souvenir sera-t-il vraiment perdu à jamais après le réveil ?
Bref, beaucoup de questions donc. Je ne sais pas si tant de mystère était voulu mais, quoi qu'il en soit, ce n'est pas trop dérangeant de ne pas savoir ce qu'il en est vraiment. On peut se contenter de cette rencontre à la fois inattendue et superbe !
Alors oui, ce chapitre pose pas mal de questions. A la base, ce qui se passe dans la fusée n'est pas censé être possible, c'est un passage vraiment irrationnel, juste pour montrer le pouvoir surpuissant de l'amûr ! Et du coup, voilà, cortège d'incohérences ^^'
Le fait qu'on ne soit sûr de rien, je l'ai introduit pour contribuer à l'ambiance nébuleuse. Ils ne savent pas vraiment s'ils sont là en vrai ou pas, ils ne contrôlent pas vraiment ce qu'ils disent (ou ce qu'ils ne disent pas ^^) Tout est très rapide mais dure très longtemps à la fois. Je ne veux pas donner de réponse trop concrète, trop certaine, je préférerais que chaque lecteur se fasse sa propre idée de ce qui s'est passé finalement, dans cette fusée. Et tu poses les bonnes questions.
Ce que je peux dire en tout cas, c'est que d'habitude, les rêves sont "consultables" sur la toile comme le reste des pensées. Les toiliens peuvent très bien regarder les rêves des autres. Or, ce rêve-là va se différencier des autres à ce niveau, mais il n'y aura pas vraiment d'explication (parce que ça devient très compliqué pour moi de toruver des trucs plausibles xD). Et ce qui est certain aussi, c'est qu'ils ont partagé quelque chose dans ce rêve, l'un avec l'autre, alors oui, on peut dire que c'était un rêve partagé :) Mais était-ce vraiment un rêve ? Ben ça, même moi, je ne suis sûre de rien ;)
Très poignante cette incapacité à parler. On en a mal pour lui, on aimerait l’aider à faire sortir un mot, n’importe lequel. Et le compte à rebours donne le rythme angoissant du « bientôt trop tard… »
Deux p’tits détail :
Sourcils fins bien dessinés, l’un très légèrement plus haut que l’autre, un peu comme un accent circonflexe, donne au visage un air distingué, presque hautain mais pas désagréable non, purement charmant. : si « l’un » est le sujet de « donne », il faudrait un point-virgule avant pour éviter qu’on ne pense que le sujet est « sourcils »
et j’ai l’impression tu ne sais pas comment on fait : manque un « que » ?
Bien vu pour les petites fautes, merci beaucoup !
Mais c'est trop mignon. J'aime l'idée du compte à rebours comme j'adore les yeux comparés aux étoiles. Difficile de savoir si Elle est bien là ou s'il ne fait que la fantasmer. Le doute est là car Elle est tellement Elle, et puis Elle dort elle aussi alors pourquoi n'aurait-elle pas trouvé le chemin de sa fusée...
Après tout l'amour, c'est censé dépasser bien des limites, c'est censé permettre à chacun de se retrouver par delà la vie, par delà la mort alors pourquoi pas par delà les rêves ?
Bref j'ai beaucoup aimé ce chapitre. C'était plaisant à lire ! :)
Comme tu dis, l'amour abolit les frontières, alors un simple rêve... Y'a pas de raison qu'ils puissent pas se retrouver dans leur sommeil ^^
Merci beaucoup, encore une fois, c'est adorable -^^- !
Bon, finalement, on sait pas si c'est une vraie discussion ou juste un fantasme du brillant. Comme Elle dort aussi, ça serait plus logique qu'ils discutaillent quand même. D'autant plus qu'on voit clairement ses vraies pensées (notamment sur la couleur des yeux). Donc j'aime à croire qu'ils se sont vraiment croisés, qu'ils se sont vraiment regardé dans les mirettes.
Mais mister brillant serait muet ? Ha, c'est ballot :P Surtout qu'Elle aime tellement parler à voix haute. Mais bon, on est pas à ça près, je suis quand même sûre qu'ils arriveront très bien à faire tomber la toile et instaurer une dictature des batraciens. Comme ça, tout le monde sera heureux.
Bon, eh bien, très chère Ery, il n'y a pas de suite. Gaffe à toi, quand je suis en manque, je deviens... pas super fréquentable :P Mais bon, je vais pas non plus cracher dans la soupe, j'ai bien aimé cogiter un peu sur ton histoire et je vais prendre mon mal en patience, aussi terrible que ça puisse être.
Comme tu dis, c'est ballot xD T'imagines que s'ils mettent l'Abstraction en marche, ils pourront plus se parler :o Voilà qui va faire relativiser Elle sur l'utilité de la toile... Les batraciens ? Les artichauds plutôt :D
Eh bah, je t'ai même pas laissé le temps de prendre ton mal en patience x) Mais faut vraiment que je ralentisse le rythme, plus je me rapproche de la fin, plus je trouve des incohérences et des passages qui ne me plaisent pas. Avec les cours qui ont repris en plus, tu vas enfin avoir le plaisir immmmmense de cogiter sur cette histoire ^^