Les Liens

25 TU – N – T : 45°

Sys : Hermac ; Gal : Vala ; Bras : Jenetor

Planète : Huufk   Habitants Connus : Vogons

Position : Luulb ( Lat : 57.326521 | Long : -76.640625)

Hona regardait la tablette d’un air éteint, par-dessus l’épaule d’Aluke. Tous deux épuisés, ils venaient de parcourir une distance considérable à travers les marais putrides de Huufk. Le Nubien n’avait pas exagéré quand il avait parlé de planète hostile : tout ici semblait prompt à tuer par simple plaisir, y compris le peuple « Evolué » qui y avait élu domicile. Les Vogons étaient des sortes de tas informes, visqueux, puants et cruels. Ils avançaient comme de grosses limaces, semant derrière eux un liquide gluant et nauséabond. Leur port spatial, Luulb, concentrait tout ce que Hona détestait dans les villes avancées. On y trouvait un marché d’esclave, des ruelles salles à foison, des bâtiments sombres et impersonnels, et un air irrespirable. De plus, contrairement à Yorden, on n’étendait aucun rire, aucun cri. La ville, bien que croulant sous le nombre des Vogons, paraissait morte.

Non pas que la planète soit inhabitable, mais la présence de ces limaces monstrueuses avait grandement contribué à rendre Huufk encore pire qu’avant. En plus d’être hostile, elle était maintenant polluée. Hona remercia la prévenance d’Aluke, qui avait eu l’idée d'acheter des masques protecteurs alors que leur périple venait à peine de débuter. Protégés derrière ces bijoux de technologie, les deux Mürrs avaient pu survivre à leur traversée furtive de la ville, saturée d’odeurs horribles. D'autant plus qu’après leur arrivée à l’Arbre des Liens de la planète, en plein milieu d’un marais dévoreur, ils n’auraient vraiment pas supporté l’air pollué de la ville. Un marais dévoreur était comme une étendue de sable mouvant, remplacé par de la boue. Il était en plus infesté d’aligatueurs et de moustiques géants. Ce n’était vraiment pas le genre d’endroit où l’on traine plus que de raison.

Préférant fuir que se battre, les Mürrs avaient couru à s’en rompre les jambes, slalomant entre les dangers, se prévenant mentalement grâce à leur télépathie. Tel un oasis de métal au milieu de la boue, le port spatial apparut derrière un monticule d'ordure. Les alentours de la ville débordaient de déchêt, un dépotoir géant embourbé dans les marais. Une fois aux abords de Luulb, suffoquant, ils avaient mis leurs masques et commencé la partie la plus complexe : Trouver le vaisseau Vogon Jetz, sans se faire repérer. Par chance, les Vogons étaient des créatures aussi belles que vives d’esprit, autant dire qu’ils avaient le temps de réaction d’un paresseux. Profiter de l’ombre omniprésente dans la ville pour se cacher avait donc été on ne peut plus simple. Trouver le vaisseau, en revanche, leur avait pris environ cinq heures. La faute encore à ces pseudo-gastéropodes et à leur alphabets de six-cent caractères à l’écriture illisible. Le guide galactique d’Aluke -Encyclopédia Universia- pouvait traduire pas moins de cent-dix-huit-milles langues et dialectes parlés à travers l’univers, mais pas celui des Vogons. On pourrait même dire qu’il refusait de traduire cette langue, puisqu’en réponse à la recherche « Langage Vogon », il affichait ceci : NON MERCI. La raison en était évidente, en réalité. Personne n’avait jamais voulu apprendre cette langue car personne ne voulait avoir affaire aux Vogons, encore moins à leur chants lancinants dont ils étaient si fiers.

Ce fut donc au prix d’une longue attente qu’ils finirent par entendre prononcer clairement « Vogon Jetz » près d’un vaisseau dont l’apparence oscillait entre la boîte de conserve et la voiture écrasée. Ils furent assurés d’être sur le bon engin quand ils aperçurent le capitaine, reconnaissable à son insigne de la Compagnie de Transport Longue-Distance (CTLD), collée dans son mucus. Ce dernier affichait fièrement le symbole des Dieux sur son tricorne, apparemment flambant neuf et très laid. Sans doute obtenu après avoir été dépossédé de son amulette.

Les Mürrs avaient été tentés de se jeter sur lui tant qu’il était à l’extérieur, mais il était si bien entouré que ça aurait été impossible sans prendre d’énormes risques. D'autant plus qu'ils étaient exténués d'avoir tant courru, d'avoir utilisé leur capacités pour se fondre dans l'ombre, et n'avaient rien manger depuis plus de 24 heures. Aluke décida qu’ils l’interrogeraient à bord du vaisseau avant son départ, profitant de l'effet de surprise pour le coincer seul dans sa cabine. Ils s’étaient donc introduits dans un container qui devait être chargé dans le Vogon Jetz. Ils n’attendirent guère longtemps, se sentirent transportés et secoués. Leur sens de l’équilibre fut mis à rude épreuve par les caisses qui glissaient d’un bout à l’autre du container, manquant de les faire tomber bruyamment, révélant leur présence. Au bout d’un trop long moment, ils retrouvèrent enfin la stabilité du sol. Ils durent attendre encore un peu afin d’être sûrs que la voie était libre. Mais quand Aluke sorti du container et se dirigea vers le sas de la soute, celui-ci resta fermé. Hona s'approcha du mur de métal pour le faire partir en fumée, mais elle était si fatiguée, et le mur si épais, qu'elle ne réussit qu'à faire un trou de la taille d'un cheveux. Aluke se mit à faire les cents pas.

« C’est pas vrai ! S’énerva-t-il. On devait être dans leur dernier chargement et ils ont fermé la soute. Bon sang, on va être coincés là jusqu’à … ce que quelque chose ouvre cette porte. Merde quoi ! »

Hona était restée silencieuse. Quand Aluke s’énervait, ça ne servait à rien de répondre, au contraire, ça ne faisait que l’agacer encore plus. Ainsi bloqués, les deux Mürrs se cachèrent dans le container ouvert. Là, au bord du sommeil, ils consultaient la tablette d’Aluke, capable d’indiquer leur position tel un GPS. Ils attendaient de voir les chiffres bouger, indiquant le départ du vaisseau. Ces machines, laides mais perfectionnées, possédaient un générateur de gravité-propre qui rendait tout mouvement du vaisseau presque imperceptible à l’intérieur de celui-ci. Par exemple, une accélération ne faisait pas bouger les cargaisons. Grâce à cette invention, on évitait le mal de l’espace.

Au bout d'une heure à lutter contre le sommeil, les deux Mürrs silencieux commencèrent à perdre patience. Aluke tapotait le sol, perdu dans ses pensées, alors que la rouquine se sentait partir dans les méandres de ses souvenirs. Ses bons souvenirs d'enfance, quand elle et son frère s'entrainaient ensemble, que leur mentor leur racontait des histoires, qu'ils regardaient les lunes se lever sur le ciel de saphir ... 

« Aluke, finit par dire Hona pour briser l’ennui, parfois, je me demande si nous avons pris la bonne décision en partant. »

Son frère lui répondit par ce qui devait être un regard sévère, derrière ses grosses lunettes de protection.

« Plus on voyage, reprit la jeune Mürr sur un ton d’excuse, plus j’ai l’impression que ce monde est déjà fichu. Que ça ne sert à rien de se soulever contre l’ordre des choses, puisque le mal est si profondément ancré dans la nature des uns et des autres.

-C’est bien pessimiste de ta part, tout d’un coup, répliqua Aluke. Toi qui voit le bon partout d’habitude … Qu’est-ce qu’il t’arrive ? »

Hona hésita de longues secondes avant de répondre. Elle repensa à ces années de voyage. A la découverte du rejet des Mürr par les autres peuples, à son premier meurtre, à ces nuits sans étoile sur des planètes désolées, gardant la trace d’un passé d’horreur. Elle pensa à Aluke, à son regard de plus en plus fuyant, à ses silences, à son visage de plus en plus froid. Elle posa doucement sa main gantée sur l’épaule de son frère.

« J’ai l’impression qu’en vouant notre vie à la justice et à la vérité, en accomplissant ce qui est censé être notre destin, on perd beaucoup plus qu’on ne gagne. J’ai peur de perdre fois en ce monde, j’ai peur de découvrir plus d’horreur encore … et j’ai peur de te perdre. Pas physiquement, s’empressa-t-elle d’ajouter face au mouvement agacé d’Aluke. Je veux dire, perdre mon frère, perdre ce lien qui nous unit depuis toujours. Même si notre voyage peut changer la face du monde … c’est égoïste, mais … J’ai l’impression de te perdre en ce moment. Et pour moi, notre lien est la chose la plus importante. Plus que le destin du monde. »

Aux douces paroles d’Hona, Aluke n’offrit que de la raideur. Il ôta d’un geste la main de celle-ci, se leva en prenant soin de ne pas la regarder. La Mürr vit cela comme le signe d’un total rejet. Elle devait l’agacer avec ses histoires de gamine, alors qu’il ne pensait qu’à ce foutu objectif. Sur la tablette qu'Aluke avait laissé au sol, les chiffres s'affolaient, signe que le vaisseau avait enfin prit le large. Quels que soient les doutes de Hona, ils allaient maintenant de l’avant.

Sans s’en rendre compte, Hona commença à pleurer en silence. A pleurer cette enfance innocente et ce lien précieux qui semblait perdu à jamais, remplacé par quelque chose de plus réel certes, mais aussi de plus froid. Cette chose qu’ils partageaient, comme deux cobayes partageant la même maladie …

Hona enleva son masque et ses lunettes pour sécher ses larmes. Son œil droit la brûlait. Elle préleva doucement la lentille qui le couvrait, puis la considéra avec amertume.

« C’est donc seulement cela, maintenant ? Elle, sa marque, et rien d’autre ? »

Lentement, Aluke se retourna. C’était presque imperceptible, mais il tremblait. Il enleva aussi son masque, découvrant un visage loin d’être aussi impassible que celui que Hona s’imaginait. Au contraire, il semblait triste, presque autant que le jour où ils avaient quitté leur maison. Lui qui ne versait jamais la moindre larme avait une marque séchée sur la joue et l’œil gauche rougit par sa lentille. Pour toute réponse à sa sœur, Aluke ôta ce qui couvrait son œil et plongea ses yeux dans ceux de Hona.

Elle avait un œil rouge et un vert.

Il avait un œil orange et un œil rouge.

Aluke ne dit pas un mot, mais Hona sentit une phrase se former dans son esprit.  

« Il y aura toujours autre chose que ça. »