Lou regretta vite d’avoir quitté le palais. La chevauchée jusqu’à Automnale, ville portuaire principale du royaume d’Ignis, durait un jour. Et elle, qui n’avait jamais monté un cheval, eut mal aux fessiers au bout d’une demi-heure. De plus, son armure de cuir la serrait et la démangeait, et sentait très mauvais par-dessus le marché. Et alors que Lou tentait de prendre sur elle, en contemplant les arbres géants et parfumés aux couleurs chaudes qui bordaient la route, son esprit s’agitait sans cesse.
L’incertitude et la curiosité du départ commençaient à tourner en angoisse. Elle avait beau avoir fait la brave face à Joy, et finit par accepter cette situation incroyable, l’appréhension des évènements à venir était plus forte que jamais. Elle tenta d’occuper son esprit en inspectant les alentours.
Ils venaient de traverser un immense pont de pierre, et pénétraient sur une route pavée, assez large pour accueillir six de leurs montures, et indéfiniment longue. Lou plissa les yeux, mais le bout de la route disparaissait dans le rouge des arbres lointains. Vers la droite, par-delà les arbres, s’étendaient d’immenses champs vermillons, dorés et bruns. Ils étaient si grands qu’elle ne voyait qu’eux jusqu’à l’horizon, sur lequel se dessinaient de pâles montagnes. A gauche, d’autres champs verts, bleus, et pourpres, tout aussi vastes, ainsi qu’une montagne solitaire, qu’ils venaient de dépasser. Lou pouvait aussi clairement voir une étendue rose orangée rencontrant le ciel, au loin.
Tout cela était très beau, mais ne la calmait pas du tout. Observer le paysage ne faisait que lui rappeler qu’elle évoluait maintenant dans un environnement inconnu, dont elle ignorait quasiment tout. Cette dernière pensée la fit sourire ironiquement ; Elle qui s’était plainte de son monde, trop lisible, trop rigide, se retrouvait finalement face à une toile blanche. Mais elle n’était pas un nouveau-né auquel le monde serait expliqué pas à pas, mais une jeune femme obligée par un coup du sort. Elle remua sur la selle, tira sur son armure de cuir. Comme d’habitude, trop réfléchir ne faisait qu’aggraver son mal-être. Heureusement pour elle, sa compagne venait de lancer une conversation sur laquelle Lou pu se concentrer pour se changer les idées.
Joy, calme mais toujours aussi curieuse, enchaina des questions auxquelles Gérard répondit avec entrain. Cela commença avec des broutilles amicales, une mise en bouche que Joy maitrisait bien. Des sujets triviaux comme la famille, la santé ou les aspirations personnelles, qui se révélèrent riches en information sur leur compagnon.
Gérard avait quarante ans, et une famille de dix enfants. Lou releva en son for intérieur le danger de surpopulation qui devait peser sur ce pays. L’érudit avait fait ses preuves en tant que mage de feu, en tant que forgeron d’armes lourdes (tel des haches à deux mains) et en tant que guerrier. Vers ses vingt-cinq ans cependant, il avait découvert sa plus grande passion, l’histoire de Gaea. Les érudits étaient aussi rares que précieux en Ignis, car ils devaient, d’après Gérard, travailler presque deux fois plus que les autres Travailleurs. L’imaginaire collectif plaquait en effet sur le métier d’érudit une étiquette de faiblesse, comme si ceux qui le choisissaient le faisaient par incapacité de faire un travail manuel. C’est pourquoi Gérard avait attendu de faire ses preuves en Travailleur normal avant de se lancer dans sa passion ; c’est aussi pour ces raisons qu’il continuait à travailler aux champs de temps à autres, et qu’il gardait une carrure aussi forte que possible. Lou fut surprise de constater que leur compagnon avait tant de pression sur lui. L’homme avait expliqué tout cela sur un ton très calme, celui d’une personne en paix avec sa condition et près à faire tous les efforts nécessaires. La jeune fille sourit : c’était définitivement quelqu’un de bien.
« Ce voyage avec vous va être une vraie promenade de santé, comparé à mes activités quotidiennes ! continua-t-il en riant. J’ai l’impression de partir en vacances. Quand nous arriverons à Automnale, et que je passerais chez moi, je suis sûr que ma femme me demandera de lui ramener un souvenir de notre voyage ! »
Joy rit avec lui un grand coup, et laissa le calme revenir avant de poser une question plus sérieuse :
« Ignis, c’est grand comment, à peu près ?
-Il faut environs trois jours pour le traverser du sud au nord, et cinq jours de l’est à l’ouest, en comptant les pauses et les problèmes potentiels. Nos routes sont assez sûres, rassurez-vous, ajouta Gérard devant l’air déconfit de son interlocutrice.
-C’est plutôt petit alors … » Insatiable, Joy enchaina aussitôt. « D’ailleurs, je me demandais, combien de temps dure un jour chez vous ? J’ai l’impression que ce n’est pas comme sur Terre.
-Eh, bien, en tenant compte du mouvement de Chronos –notre soleil- et de celui de nos lunes –Muun, Linus, et Andros- et selon le système mis en place par les Chercheurs, une journée comprend six unités de temps –ou UT- de soleil et six UT de lune. Une unité correspond à cent mi-unités –MUT-, chacune divisés en cent sous-mi-unités –SMUT-.
-Oh, c’est … plus compliqué que je le pensais, répondit Joy, visiblement perdue dans toutes ces explications.
-Combien de temps exactement dure une MUT ? Intervint Lou, décidée à parfaitement comprendre ces nouvelles données.
-Elle dure le temps d’une clepsydre, répondit l’érudit en désignant le sablier à eau qui pendait à sa ceinture. »
La brune demanda à l’avoir, et une fois en main, la retourna et commença à compter mentalement. La clepsydre s’écoula en cent secondes environs. Une SMUT correspondait donc à une seconde, une MUT à Une minute quarante, et une UT entière … à cent-quarante minutes, donc environs deux heures. Après un intense calcul, Lou réussit à déduire que leur journée durait vingt-huit heures. C’était assez proche du cycle terrien pour ne pas trop les déstabiliser, heureusement.
« Je comprends que notre monde soit difficile à appréhender, remarqua Gérard en reprenant sa Clepsydre. Laissez-vous du temps pour découvrir les choses, ce sera plus aisé ainsi. Un de nos dictons dit d’ailleurs : « Ce que tu ne peux faire en une fois, fait le en deux où en trois ». Sagesse populaire toujours prévôt !
Lou acquiesça, parfaitement d’accord. Joy en revanche, était toujours aussi avide de connaissance.
« Mais il y a tant de chose que nous ignorons encore ! Sur l’origine de ce monde, sur ces fameux dieux, sur les quatre races … et sur la magie ! Énuméra-t-elle, fiévreuse.
-Du calme, petite, conseilla l’homme. Je pensais vous faire visiter L’école du Feu après Automnale. C’est le centre d’étude du pays, là où tous les jeunes Travailleurs passent pour apprendre les bases : la lecture, l’écriture, la comptabilité, l’histoire du monde et la maîtrise du feu. Là-bas, vous aurez tout le temps d’apprendre maintes et maintes choses ! Est-ce que ça vous rassure ?
-Oui, déclara Lou. C’est on-ne-peut-plus satisfaisant. »
Joy ne semblait pas de son avis. Impatiente d’en savoir plus immédiatement, mais contrainte par la déclaration ferme de Lou, elle se contenta de ruminer ses questions en fixant ses mains.
Le voyage se poursuivit alors, sans que Joy fasse la moindre interruption. Après avoir profité des bruits de la nature, le chant mélodieux de quelques oiseaux, le bruissement doux du vent dans les feuillages, et du claquement rythmé des sabots sur la pierre, Gérard, inspiré, entonna une chanson de voyage.
Sous le ciel couvert de nuage
Jusqu’à l’horizon je vais.
Protégé par les arbres rouges,
Je laisse les Dieux me guider.
Sur la route, si elle me sourit,
La belle Méline aux cheveux de feu,
Alors je le jure sur ma vie,
Je la lui donnerai si elle en veut.
Ah ! Joyeux voyageur !
Oh ! Pauvre amoureux !
Ton chemin te mène ailleurs,
Loin de ses beaux yeux.
Lou songea qu'il se dégageait une certaine mélancolie de ces paroles. Elle se demandait qui pouvait être cette Méline, une vraie personne ou bien un personnage de légende ? Tout à coup, elle entendit comme un rire. Elle se retourna vivement, et eut tout juste le temps d’apercevoir un mouvement furtif dans les hautes branches. Méfiante, Lou consulta Joy et Gérard du regard, mais ils chevauchaient à plusieurs mètres d’elle, aussi il était normal qu’ils n’aient rien entendu. La jeune fille continua à tendre l’oreille pendant les heures -enfin, pendant L'UT - qui suivirent. Mais malgré son attention, elle ne put détecter qu’on les suivait.
Le groupe croisa la route de plusieurs nobles, certains montés sur des créatures proches de l’élan ou du cerf, dont les bois étaient polis, et reflétaient les rayons orangés du soleil. Ils dépassèrent aussi des paysans qui allaient aux champs. Ces derniers les dévisagèrent avec surprise. Les cultures alentours offraient un spectacle digne d’un tableau : de nombreuses personnes, hommes, femmes, enfants, parcourraient les champs. Ils avançaient avec précaution, prélevant de-ci de-là un épi, une pousse ou une touffe herbe. Lou, en bonne fille d’agriculteur, déduisit qu’ils inspectaient la santé des plants, et ôtaient les mauvaises herbes et pousses mortes. Joy poussa une exclamation surprise quand l’un des enfants siffla, ce qui fit venir une immense vache orange qui portait des seaux d’eau. L’enfant prit l’un d’eux sans effort apparent, et le déposa devant le ruminant. La vache mit son museau dans l’eau, et quelques secondes plus tard, deux puissants jets d’un liquide jaunâtre jaillirent de ses cornes, arrosant généreusement les cultures.
« Oh, il s’agit d’une Arroseuse ! Expliqua Gérard en constatant la fascination des filles. Elles absorbent l’eau et la renvoient par leurs cornes, chargée de nutriments qu’elles ont retenus après leur repas. Notre agriculture compte beaucoup sur les animaux. Nous avons des Laboureurs, des Planteuses, des Nettoyeurs … Nous les utilisons depuis si longtemps que nous avons fini par les nommer d’après leurs fonctions, et très peu de gens se souvienne de leurs vrais noms. »
Un autre rire aigu se fit entendre, et cette fois Lou eut le temps d’apercevoir une créature disparaitre dans un des champs bruns.
« Je crois qu’on nous suit, déclama-t-elle avec sérieux. Une étrange créature poilue et rigolarde …
-Rigolarde ? Pouffa Joy. Peut-être un oiseau ?
-Non, la créature avait quatre pattes. Mais les oiseaux à quatre pattes existent peut-être sur Gaea ?
-Oui, mais … repris Gérard, soucieux. Une créature poilue et moqueuse à quatre pattes, cela me dit malheureusement quelque chose … Est-ce qu’elle avait un masque autour des - »
Il fut coupé par un meuglement puissant et affolé. Tournant aussitôt leur regard sur le champ, le groupe vit L’Arroseuse qui se précipitait vers eux, cornes en avant. Elle aillait si vite que personne n’eut le temps de sortir son arme ou de déplacer sa monture. L’animal se rua entre eux avant de se ficher brutalement dans un arbre, ce qui effraya la monture de Lou. Dans une ruade paniquée, le cheval désarçonna sa cavalière. Lou se senti projetée en arrière et tomber la tête la première. Une pensée horrifique traversa son esprit :
« C’est pas bon, pas bon du tout ! Si je tombe sur des pierres de cette hauteur, ma nuque va se rompre ! »
Recroquevillée comme un fœtus, elle prit une grande inspiration et se prépara à l’impact. Mais il ne vint jamais. Aucune douleur, juste une sensation de légèreté. Lou ouvrit les yeux, hébétée, et se rendit compte de ce qui se passait : elle flottait. Oui, elle flottait, la tête à quelques centimètres du sol. Et personne ne la tenait. Elle lâcha une exclamation d’effarement, et tomba aussitôt.
Elle se redressa lentement, frottant l’emplacement de sa future bosse, et constata que Joy et Gérard la regardaient avec autant de stupéfaction qu’elle.
« Qu’est-ce que… Qu’est-ce qu’y s’est passé ? Articula-t-elle lentement. Qui a fait ça ?
-Vous, ma mignonne ! »
Une voix amusée se fit entendre, provenant des champs. Son propriétaire apparut aussitôt, marchant tranquillement vers eux en frappant ses pattes l’une contre l’autre. Et Lou reconnu la créature qu’elle avait aperçu plus tôt. C’était un tanuki bipède, portant un long kimono finement décoré. Sa fourrure lustrée était d’un argent magnifique, parsemée de poils blancs. Son visage mutin à longue truffe arborait un sourire des plus moqueurs, et ses yeux violets-gris plissés, entourés d’un masque de poil plus foncés, brillaient de malice.
« Bonjour, dit-t-il d’une voix sensuelle à la compagnie, médusée. Je suis ravi de faire votre connaissance. »
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Lou resta pantoise pendant encore quelques instants, dévisageant l’animal qui venait de sortir de nulle part et de parler. Elle ne savait pas de quoi elle devait s’étonner le plus : le fait qu’elle venait de flotter au-dessus du sol, ou bien qu’un animal parle avec une voix si humaine ! Avec un peu plus de recul, elle finit par se dire qu’elle allait devoir s’habituer à ce genre de situation et que plus rien ne devrait la surprendre. En théorie.
« Un Rêveur ! Bafouilla Gérard, tout aussi surpris. Mais qu’est-ce que vous faites ici ? »
L’animal ne daigna pas lui répondre tout de suite. Il s’avança lentement vers le groupe, d’une démarche pleine de langueur. Il balança sa belle queue lustrée en observant Lou, puis Joy, d’un regard impossible à cerner. Finalement, quand Gérard se racla la gorge pour rappeler sa présence, l’intrus se décida à ouvrir la gueule de nouveau.
« Il se trouve, dit le Tanuki sur un ton altier, que j’ai été choisi pour accompagner les Envoyées Divines. La prêtresse d’Amaterasu m’a informé de votre arrivée, aussi j’ai décidé de venir vous trouver au plus tôt. Pourquoi devrais-je attendre alors que vous pourriez avoir besoin de moi ? De plus, ajouta-t-il en dévoilant ses dents de prédateur, je mourrais d’envie de vous rencontrer, mesdemoiselles. »
Lou remarqua qu’il avait un accent asiatique prononcé qui jurait quelque peu avec sa voix suave.
« Ce n’est pas ce qui était prévu ! s’indigna Gérard. Vous ne pouvez décider de ce genre de chose impunément ! Vous autres Rêveurs ne respectez décidément pas l’autorité divine.
-Du calme, barbiche, lança l’animal avec dédain. C’est toi qui devrais revoir ton allégeance aux dieux, plutôt. La prophétie ne dit-elle pas, et je cite « Avec un compagnon elles quitteront le palais, mais avec deux elles quitteront Ignis » ? Ou bien ta petite caboche d’agriculteur ne peut-elle retenir ce genre de détail ? »
L’érudit fronça ses sourcils broussailleux et s’apprêta à répliquer, mais Joy intervint.
« Attendez deux secondes ! On a peut-être droit à quelques explications, non ? Au lieu de se disputer comme des chiffonniers.
-Oui, poursuivit Lou en reprenant ses esprits. Je crois que beaucoup de choses se sont passées en très peu de temps, et qu’une petite mise au point est nécessaire … »
Le Rêveur et le Travailleur se dévisagèrent une dernière fois avant de se détendre. Gérard ouvrit alors la bouche pour parler, mais l’animal le prit de vitesse et parla d’une voix ample et langoureuse, celle d’un charmeur habitué à baratiner devant ces dames.
« En effet, mesdemoiselles, une mise au point s’impose. Je me permets de commencer par me présenter : Je m’appelle Yukigumo Shinkei. Je suis un Rêveur, et si je devais me définir en quelques mots, poursuivit-il en frottant son menton d’un air important, je dirais que je suis un amoureux de la vie, des arts, de la beauté et de l’amour. Mais n’ayez crainte : je suis également un combattant certifié, je maîtrise la transformation à un très haut niveau, et je peux également me servir de mon Don de l’Eau pour une multitude de tâches.»
Lou considéra le rêveur avec circonspection. Il lui faisait une très mauvaise impression, et lui rappelait un genre de personne qu’elle détestait au plus haut point : les narcisses frivoles. Elle entendit Gérard marmonner « Hentai » mais n’en comprit pas le sens. Yukigumo en revanche, réagit aussitôt.
« Ah, vous en êtes encore là, l’humain ? Ce jeu de mot vieux comme le monde nous colle encore à la peau, dirait-on. »
Face à l’air interrogateur des filles, il s’expliqua.
« Il s’agit d’un jeu sur le sens des mots « Hentai » et « Henkei ». Tout comme pour vous un Travailleur est également un humain, chez nous, un Rêveur se désigne par le mot « Henkei » qui signifie « changeant, qui se transforme ». Or « Hentai » peut avoir le même sens, mais peut aussi vouloir dire « pervers ». Et comme nous autres Henkei sommes connus pour apprécier les plaisirs de la chair, toutes les autres races s’amusent à nous désigner par ce surnom dévalorisant.
-Je vois, répondit Lou en roulant des yeux tandis que Joy étouffait un rire. Donc vous êtes … une autre race créée par les Dieux, c’est ça ? L’une des quatre qui vivent sur Gaea ?
-C’est cela, oui. Nous sommes des êtres de l’eau, du changement, de l’adaptation et de l’imaginaire. Nous vénérons –Yukigumo leva les yeux au ciel en prononçant ce mot- Amaterasu, qui nous a offert le Don de l’Eau et la Voie du Rêve. Nous vivons dans l’Empire d’Ame, enfin, « L’Aristocratie » d’Ame, désormais …
-Que- commença Gérard, mais Yukigumo l’interrompit, toujours sur le ton du badinage.
-Je crois que ce n’est pas le moment pour un cours de politique, dit-il avec un mouvement de patte dégagé. Peut-être pourrions-nous reprendre la route, à présent ? Je ne voudrais pas nous retarder plus que de raison. »
Il n’avait pas tort : le soleil était déjà au zénith, et ils n’avaient pas fait la moitié du chemin.
Cependant Lou ne pouvait passer outre le reste des évènements.
« Ce n’est pas tout, reprit-elle. Quelqu’un va-t-il expliquer ce qu’il s’est passé il y a cinq minut- je veux dire, deux-trois MUT ? La charge de cette Arroseuse, et ce … truc que j’ai fait ? »
Le visage de Gérard se figea soudain, tandis que celui de Yukigumo s’éclaira d’un large sourire mesquin. Joy, qui semblait avoir des idées derrière la tête, inspectait l’endroit où Lou était tombée, comme si le secret planait là, quelque part. Un peu en retrait de l’attroupement, un paysan venait justement chercher l’Arroseuse encore sonnée par le choc. Il fit mine de vouloir se plaindre auprès du groupe, mais en apercevant le tanuki et le regard rouge de Lou, il repartit sans demander son reste et non sans une furtivité surprenante.
« La ruée de cet animal, répondit l’Henkei en croisant ses pattes nonchalamment, c’est malheureusement de ma faute. Vous m’en voyez fort désolé. Je vous observais depuis un moment, caché le long de la route, et quand vous –il appuya ce mot, ses yeux plissés fixant Lou- m’avez repéré, j’ai été surpris et je me suis réfugié dans les champs. L’animal a dû me voir et prendre peur.
-C’est un peu étrange, tout de même, intervint Joy. Pourquoi est-ce qu’elle aurait foncé vers nous, si vous veniez justement de ce côté-là ? Elle aurait dû ruer dans l’autre sens. Non ?
-Tu m’ôtes les mots de la bouche, déclara Lou en croisant les bras et en continuant de toiser l’Henkei avec méfiance.
-Je ne prétends pas pouvoir expliquer le comportement des animaux, fit-il en étirant un sourire ironique. Peut-être voulait-elle m’attaquer ? Quelle importance, au bout du compte ? N’êtes-vous pas plus interloquées par cette histoire de flottement ?
-Certes » reconnu Lou.
De son côté, Joy gonfla ses joues, signe au combien révélateur qu’elle n’était pas convaincue du tout. Lou poursuivit néanmoins sur le sujet qui effectivement la choquait le plus.
« Et donc, sur ce ‘’flottement’’ ? Est-ce qu’il y a une explication, ça arrive fréquemment par ici ?
-Absolument pas, répondit Gérard, sur un ton profondément troublé. Les humains ne maîtrisent que le feu, il leur est impossible de manier l’air. Mais … »
Il détourna le regard, passa une main légèrement tremblante dans sa longue barbe, avant de reprendre.
« Je … pense savoir cependant ce qu’il s’est passé. Je dois vous faire passer un test. Mais pas ici. Je préfère que l’on vérifie cela une fois chez moi. »
Lou dévisagea l’érudit. On aurait dit qu’il avait effectivement une idée, mais qu’il refusait de l’admettre. Elle aurait dû plus l’interroger, mais à vrai dire, la réaction de Gérard ne lui donnait pas envie de savoir. Elle ouvrit et referma ses mains, ce qu’elle faisait souvent quand elle cherchait à reprendre le contrôle d’une situation. Mais elle aussi, commençait à avoir une idée du pourquoi. C’était évident, quand on y pensait. Si l’on acceptait l’hypothèse très improbable que les dieux l’aient effectivement choisie, il était logique qu’elle possède au moins un pouvoir, une particularité quelconque, autre que ses yeux rouges. Et Joy aussi. Cette dernière prit Lou par les épaules dans une courte étreinte amicale. Il fallait qu’elle accepte ce monde délirant … ça allait prendre encore un peu de temps.
Les filles et Gérard retrouvèrent place sur leurs montures. Yukigumo observa Lou et Joy avant d’opter pour la plus sympathique d'aspect des deux.
« Petite fleur ? demanda-t-il sur un ton tout miel qui fit frissonner Lou d’effroi, vous me laisseriez monter avec vous ? Je suis fatigué, voyez, après vous avoir suivi.
-Euh, oui, pas de problème ! » dit la « petite fleur », dissimulant à peine une certaine désapprobation teintée de curiosité.
Yukigumo sauta avec aisance sur la coupe de la monture, et s’y coucha nonchalamment. A l’avant, Gérard grogna avant marquer le départ du groupe. Lou profita de sa place de dernière pour observer l’Henkei plus en détail.
C’était une belle créature. A mi-chemin entre le renard et le chien, avec une fourrure luisante de santé, et des vêtements qui étrangement ne choquaient pas du tout sur lui. Mais Lou devinait dans ce regard chafouin le manipulateur et baratineur qu’il devait être. Joy avait dû s’en rendre compte elle aussi : elle se tenait très raide et ne lui jetait pas un coup œil malgré son envie évidente de l’observer.
La jeune fille avait beau être fantasque, idéaliste et naïve, elle se montrait étonnement clairvoyante quand il s’agissait des hommes. En France, elle avait une popularité certaine ; il fallait dire qu’elle avait du charme, entre ses boucles resplendissantes, son corps assez plantureux et son caractère enjoué. Beaucoup lui avait fait des avances, que ce soit par amour ou par simple désir, mais à chaque fois Joy les repoussait en souriant. Lou ne l’avait jamais interrogé sur la raison de ses refus, mais son amie lui faisait régulièrement comprendre qu’elle ne faisait aucunement confiance aux jeunes hommes, et que si elle devait aller avec quelqu’un, il devrait être plus mature et honnête. Entendre ces mots dans la bouche d’une fille qui ne s’habille qu’en rose et qui rêve d’être une princesse Disney, ce n’était pas banal.
De son côté, Lou avait, contre toute attente, accepté plusieurs demandes de mise en couple. Ses parents la regardaient alors avec effarement, Joy la boudait ostensiblement, et ses camarades de classe l’observaient d’un œil encore plus méfiant. En réalité, Lou faisait cela en pleine connaissance de cause, et de manière très réfléchie. Elle savait que les garçons qui lui faisaient des avances ne s’intéressaient qu’à ses yeux –aucun n’avait démenti cette hypothèse après coup- et elle voulait s’en servir pour être tranquille définitivement. Sa méthode était simple : elle acceptait la mise en couple, sans laisser l’autre la toucher, tout en se montrant excessivement possessive, intrusive et même menaçante, se servant avec brio de son regard sanglant qui pouvait facilement mettre mal-à-l’aise. En général, le garçon abandonnait au bout de deux jours, parfois cinq pour les plus tenaces. Le résultat de ce petit manège ne se fit pas attendre : dès sa quatrième année de collège, Lou avait une réputation de démone, possessive et maniaque. Et elle l’arborait fièrement, tout à fait satisfaite que sa scolarité soit débarrassée des intrusions et autres problèmes sentimentaux. Lou partageait avec Joy son avis sur les garçons de leurs âges, et ajoutait à cela un aspect pratique : elle ne souhaitait pas s’encombrer de sentiments avant d’avoir un travail et un toit stable. Elle pensait qu’avoir quelqu’un trop tôt, même une amourette de passage, influencerait ses décisions et la gênerait dans ses ambitions ; aussi elle évitait toute relation, autre que Joy évidement, quitte à se condamner au célibat jusqu’à ses trente ans. Voire toute sa vie, cette idée ne la gênait pas particulièrement.
Repenser à cela lui donnait envie de rire, d’une certaine façon. Cela lui semblait si futile, à présent que son avenir ne dépendait plus du tout de sa volonté. A quoi avaient servi tous ses efforts dans les études, cette lutte contre sa nature paresseuse et rêveuse, si au final elle se retrouvait là, possédant un pouvoir sorti de nulle-part, et destinée depuis sa première année à une quête divine ? Devait-elle simplement faire le deuil de cette existence pour laquelle elle s’était battue ?
« Alors comme ça, vous venez de l’extérieur ? lança Yukigumo, sortant violement Lou se ses pensées.
-De l’extérieur ? reprit-elle en chassant une larme impromptue qui lui gênait la vue.
-Oui, d’autre part que Gaea, j’entends. Je suis curieux, à quoi ressemble votre planète ? »
En temps normal, Lou lui aurait répondu de poser ce genre de question à Joy, mais elle se sentait mélancolique, et parler de la Terre ne la dérangeait pas. Devant eux, Gérard lança un regard horrifié à Yukigumo, comme si ce dernier avait proféré des propos blasphématoires. Cependant l’Henkei n’en tient pas compte et continua à fixer Lou, qui prit alors la parole :
« Notre planète est un petit trésor, déclara-t-elle en baissant les yeux. Elle possède des montages immenses et des failles marines profondes, des forêts luxuriantes, des plaines vertes, des déserts, des landes gelées, des marais, des jungles …
-Oh, c’est une bonne petite pousse de Gaea alors, remarqua l’Henkei, presque déçu. Il existe des milliers de planètes comme ça, vous savez. Enfin, cela reste infime à l’échelle de l’Arborescence, mais tout de même. J’aurais bien aimé que ce soit plus exotique.
-L’Arborescence ?
-Ou l’univers, si vous préférez. Mais je trouve qu’Arborescence, c’est bien plus poétique, comme terme, et plus exact. »
Lou sentit sa nostalgie fondre sous la flamme d’une curiosité grandissante. Mais alors qu’elle allait poser d’autres questions, Yukigumo poursuivit.
-Mais je dois avouer que ce qui me surprend le plus, c’est de savoir comment l’on vit, sur une sphère. Cela doit être grisant de pouvoir aller dans n’importe quelle direction à l’infini.
-Hé là, lança Gérard d’une voix grave, coupant les filles qui allaient s’exclamer de confusion en même temps. Ne les noie pas d’informations, je compte les faire passer par le Foyer, l’église du feu, pas longtemps après notre arrivée. Rien que ça devrait bien les éclairer sur notre monde ; et si ça ne suffit pas, elles feront un tour à l’école, les petiotes.
-Bien, bien, fit le Rêveur en levant les yeux au ciel. Mais je sens qu’on va s’ennuyer, durant la route, si on ne discute pas un brin.
-Monsieur Yukigumo, intervint Lou, qui cette fois ne pouvait contenir son besoin de savoir, éclairez nous seulement sur ceci : Gaea est-elle une planète … plate ? Ou du moins c’est ce que les gens de votre monde croient ?
-D’abord, appelez-moi Gumo, répondit l’intéressé en dévoilant ses canines. Ensuite non, Gaea n’est pas une planète plate, ça n’existe pas, voyons.
-Mais alors, s’exclama Joy, comment ne peut-elle pas être une sphère ? C’est bien ce que vous vouliez dire, n’est-ce pas ? Je ne comprends pas …
-C’est simple » fit-il en prenant un air malin, visiblement ravi de voir l’intérêt des filles. Il laissa planer quelques secondes l’ambiance tendue, avant de conclure sa phrase avec un ton mystérieux.
« Gaea n’est pas une planète. C’est un arbre. »
L'explication sur le temps et les UT, MUT, SMUT et les trois lunes m'a complètement paumé. C'est normal cela étant, je me demande comment ces journées de 28 h vont jouer sur nos héroïnes...
J'aime beaucoup la faune de Gaea (cette arroseuse ! Là aussi, bien trouvé).
Le mystérieux pouvoir de Lou promet des choses intéressantes pour la suite...si elle contrôle effectivement l'air. Pour autant la réaction de l'arroseuse et l'explication donnée par Yukigumo me semble curieuse. Sur ce point, je suis d'ailleurs assez d'accord avec Joy.
J'ai juste une petite remarque :
-Sagesse populaire toujours prévôt > prévaut (c'est le verbe prévaloir)
A bientôt !
Désolée pour le délai, je suis franchement pas rapide pour rédiger des commentaires xD j'étais très contente de retrouver l'univers de YR en tout cas !!
Quelques coquillettes :
"Une route pavée, assez large pour accueillir six de leur(s) monture(s)"
"d’autres champs verts, bleu(s), et pourpre(s), tout aussi vastes"
Ah, et les nombres, il faudrait mieux les écrire en lettres qu'en chiffres...
"Mais il y a tant de chose(s) que nous ignorons encore !"
Il était assez court ce chapitre, mais on y trouve de si belles descriptions qu'on lui pardonne tout <3 J'avais vraiment l'image des champs en tête, avec toutes ces belles couleurs chaudes ! (Nan et puis la vache-Arroseuse, ça m'a bien fait rire xD Belle trouvaille !)
J'aime bien le personnage de Gérard, je trouve que son parcours rend bien compte de la situation du pays, de sa mentalité, portée sur le travail... Puis il est très symaptique ! (Et elle est jolie la chanson aussi ! j'aime beaucoup en trouver dans les bouquins, je crois te l'avoir déjà dit dans un précédent commentaire, mais je trouve que ça fait très réaliste !)
Et, oh... Lou a des pouvoirs ? Ça me rend très curieuse tout ça, surtout que normalement en tant qu'humaine elle devrait maîtriser le feu et non la lévitation... J'extrapole peut-être, mais est-ce que j'ai totalement tort en associant ça avec les pouvoirs d'Aluke et de Hona ??
Oh, et voilà le tanuki ! Ça promet ! xD J'ai hâte de découvrir la suite !!
Je vais faire un petit peu plus d'effort sur les poêmes et musiques dans les chapitres à venir, j'avoue que pour l'instant je fais un peu au pif !
Tu as vraiment raison de rapprocher le pouvoir de Lou et celui des deux Mürrs ... il y a bien un très fort lien entre mes deux parties, après tout ;)
Ce tanuki, ce tanuki ! Un personnage que j'adore ! (oui c'est un peu arrogant d'adorer un des ses persos quand même).
La suite est presque finit, plus que quelques centaines de mots pour le prochain chapitre et il sera en ligne !
Au plaisir de t'y retrouver <3