Un souffle rauque heurte bientôt son oreille. La respiration est haletante, comme celle d’un homme qui a couru un sprint et qui n’arrive pas à se ressaisir. D’où est-ce que je connais Michel Deslormes ? Pendant un temps, tout ce qu’elle entend au bout du fil est une succession d’inspirations et d’expirations qui s’entrechoquent. Elle ne dit rien. Elle sait qu’il vaut mieux attendre, campée dans la certitude de son silence.
- Me Laforest ? finit par demander une voix grave d’homme mûr.
- Michel Deslormes.
Elle ne questionne pas. Elle ne fait qu’énoncer ce qu’elle sait.
- Oui, c’est moi. On m’a arrêté pour vol à main armée, mais ce n’est pas moi. Je le jure, ce n’est pas moi.
- Nous verrons cela plus tard. Pour l’instant, écoutez-moi bien. Ce que je vais vous dire est très important. Très simple, mais très difficile à mettre en pratique. Vous devez vous taire.
- Mais je suis innocent.
- Alors, c’est encore plus important de vous taire. Vous allez avoir envie de vous justifier, de montrer par A plus B pourquoi ce n’était pas vous qui avez fait ce dont on vous accuse. Les policiers vont tout faire pour vous faire parler, leur but est que vous en disiez le plus possible pour après cela pouvoir vous contredire et dire que vous avez menti. Ne leur donnez pas de munitions. Taisez-vous. Quoiqu’ils fassent, taisez-vous.
- Mais je suis innocent.
- C’est ce que vous dites. Je n’ai pas vu votre dossier. Si vous retenez mes services, nous en discuterons à ce moment-là. Mais vous vous rappelez ce que je vous ai dit ?
- Me taire.
- Oui, vous taire. C’est ce qu’il faut pour sauver votre peau.
- Mais est-ce qu’ils vont me relâcher ?
- Ça dépend de la preuve qu’ils ont contre vous, si c’est assez fort pour justifier une mise en accusation. C’est pour ça qu’il faut vous taire, pour ne pas leur en donner plus qu’ils n’en ont déjà.
- D’accord.
***
Simon Lacoste pose son dossier dans la salle miroir. L’endroit est sombre comme la tanière d’un ours noir. Il soupire intérieurement, en veut vaguement au suspect d’avoir commis ce vol de dépanneur à la con. À cause de lui, il va devoir rester plus longtemps ce soir, mener son interrogatoire et remplir assez de paperasse pour rayer l’Amazonie de la surface de la Terre. Il en a marre aussi, c’est son troisième soir d’affilée à se coltiner des heures supplémentaires, à croire que tous les malfrats montréalais se sont donné le mot pour l’empêcher de voir ses enfants grandir. Il jette un coup d’œil à Auguste, son partenaire. Dissimulé dans les ténèbres de la salle, sa peau noire ne fait qu’une avec les ombres. Il a le profil hiératique d’un empereur romain. Son collègue lui jette un regard moqueur.
- Allez, réchauffe-le-moi, et je me charge du reste. Je te parie que je vais être obligé d’intervenir, tu ne vas pas être capable de l’attabler tout seul.
- Pfffttt ! C’est ce qu’on va voir. Moi je parie que tu n’auras pas le temps de compter jusqu’à 100 qu’il va déjà nous déclamer sa vie tellement en profondeur qu’on saura même la couleur de sa culotte.
L’attitude goguenarde d’Auguste fonctionne, Simon sent sa motivation monter en flèche. Il rentre dans la salle d’interrogatoire où l’attend le suspect. Minuscule, l’endroit peut à peine se targuer d’être plus grand qu’une salle de bain. Son homme est assis dans un coin, les traits mobiles et le regard hagard. En un éclair, Simon l’évalue. Les cheveux de l’individu sont ternes et clairsemés. Quelques rides lui creusent le front et annoncent une quarantaine amorcée. Ses mains aux phalanges prononcées sont crispées sur les accoudoirs de la chaise. Il fait penser à un faon égaré et figé devant un loup qui s’en va banqueter.
Même s’il les lui a déjà dits, Simon lui réitère ses droits et lui fait confirmer qu’il a bien compris. Il lui fait aussi confirmer qu’il a bien parlé à un avocat avant d’avoir le privilège de sa compagnie. Michel acquiesce. Il n’a toujours pas pipé mot. C’est toujours comme ça, songe le policier. Au sortir de leur entretien avec le procureur, neuf fois sur dix les suspects se drapent dans un silence pénétré avec l’obstination d’un âne effarouché. Le travail est de les en extirper tout en douceur et de les déculotter sans qu’ils se rendent compte de rien, et même qu’ils contribuent à leur déveine de bon cœur.
- Bon alors, Michel, je peux t’appeler Michel ? Tu peux m’appeler Simon si tu veux.
Michel ne répond pas. Il se met à fixer le bout de ses pieds comme s’il voulait les manger. Simon n’aime pas cela. Il doit garder son homme engagé s’il veut établir le rapport nécessaire pour qu’il lui parle.
- Est-ce que tu as faim ou soif ? Je peux aller te chercher un repas sans problème. Ça fait quand même plusieurs heures que tu as été arrêté.
Juste assez longtemps pour laisser monter l’anxiété comme des bulles de champagne. Et aussi, en offrant au suspect de quoi se sustenter, on augmente les chances d’être perçu comme un être bienveillant qui ne demande qu’à veiller au bien-être de l’interpellé.
- Oui, j’aimerais ça, répond Michel. J’ai vraiment faim.
- C’est bon, je vais te faire venir quelque chose.
Il va parler brièvement à Auguste qui arrange la chose. Simon retourne dans la salle d’interrogatoire. Il commence à parler de tout et de rien. Michel lui répond, d’abord avec hésitation, puis franchement. Doucement mais sûrement, il l’emmène dans les eaux où il veut le voir patauger, celles de monsieur Ha et de son attentat.
- Je n’ai rien fait, rétorque Michel avec obstination. J’étais au gym à ce moment-là.
- Puisque je te dis qu’on t’a vu sur les lieux du crime !
- C’est pas possible. Il y avait un masque !
Simon saute sur l’os qu’on vient de lui donner.
- Comment sais-tu qu’il y avait un masque ?
- Je ne … je veux dire… il y a toujours un masque dans ces histoires-là ! bafouille Michel. Je n’étais pas là, j’étais au gym.
Il répète cela avec toute la foi d’un disciple. Simon coupe court à toutes ses rebuffades, laissant l’angoisse du suspect fleurir dans son cœur. Il le presse de parler, lui vante les avantages de coopérer, d’éviter un procès et une peine plus clémente. Michel refuse, commet maladresse sur maladresse, mais maintient qu’il était au gym au moment des faits.
À dix heures du soir, Simon demande qu’on mette son poisson au frais et quitte le poste sous les ricanements amicaux d’Auguste. Mais il a tort, songe-t-il. Somme toute, l’entrevue n’avait pas été mauvaise. Certes, son criminel n’avait pas admis les faits, mais il avait commis bévue sur bévue qui allaient miner sa crédibilité. Il avait contribué à creuser sa propre fosse.
Ce soir-là, il embrasse ses enfants qui roupillent avec le sourire aux lèvres et le sentiment du devoir accompli.
Un chapitre enlevé et vivant. On découvre Simon Lacoste, le policier qui conduit l'interrogatoire tout en finesse. On a le sentiment d'y assister en direct, du coup cela éveille notre attention La psychologie des deux protagonistes est bien sentie. On se laisse prendre.
C'est fluide et bien écrit, tu mènes bien ta barque. J'attends la suite avec curiosité.
Juste ici une remarque :
- et lui fait confirmer : deux fois en deux lignes
Une suite engageante ! Tu nous embarques dans ton histoire avec beaucoup de fluidité et de naturel, c'est vraiment très agréable à lire ^^
J'ai beaucoup aimé le léger changement qu'on observe en pénétrant dans le point de vue de Simon. Je trouve qu'il a vraiment sa voix à lui, on remarque aisément le changement avec celui de Marie-Fleur, plus distingué et sobre.
C'est aussi très intéressant de vraiment explorer le point de vue du policier et ses techniques pour tirer les vers du nez du suspect (j'y ai retrouvé des récurrences qu'on observe souvent dans des interrogatoires diffusés sur Youtube, ce qui ajoute au réalisme ^v^).
Bref, un bon chapitre qui donne envie de découvrir la suite ! à bientôt =^v^=
Emmy
Encore un plaisir de te lire! C'est fluide, ça se lit d'une traite... j'attends de voir la suite.
Remarques :
- "Il jette un coup d’œil à Auguste..." et
"Son collègue lui jette un regard moqueur", redondance de jette
- "J’étais au gym à ce moment-là", on dit au gym chez vous? C'est à dire? A la salle de sport?
Bien à toi
Du moment que tu sais que "au gym" se dit au Québec mais pas en France ni Belgique ni Suisse, c'est toi qui vois 😊.
A tout bientôt