Les Nergaléens (anciennement prologue)

Au cœur de la forêt des Saules, trois Nergaléens affûtaient des centaines de flèches pour leur communauté. Le soleil déjà bas donnait une teinte bleutée à la végétation qui entrait en résonnance avec la peau des jeunes gens travaillant avec application leurs pointes.

— Sliman ! Viens nous aider au lieu de grimper aux arbres ! s’énerva Zéphyr.

Erin s’essuya le front d’un revers de main et souffla un grand coup.

— Si on commandait plus de flèches à Bartibus, soupira la jeune femme. On n’aurait pas à venir aussi souvent…

— Oui…, admit son ami en s’épongeant lui aussi le haut du visage à l’aide de sa manche. Je m’en occuperai avant qu’Hywel se manifeste. D’ailleurs, il va falloir se dépêcher, le nouveau cycle débute. Je dois être prêt, même si j’aimerais bien que cette tâche incombe à quelqu’un d’autre…

— J’ai hâte de savoir ce qu’elle va nous demander ! Je me porterai volontaire pour t’accompagner, Zéphyr, affirma la jeune Nergaléenne.

— Je vous laisserai faire, intervint le trublion. J’ai pas envie de m’embêter avec toutes ces histoires.

Erin leva les yeux au ciel avec un rictus entendu.

Hywel, nymphe des eaux, défendait le petit peuple des hommes bleus, les Nergaléens. D’une grande bienveillance, elle pouvait devenir belliqueuse, revancharde et très dangereuse, quand un ennemi s’en prenait à elle ou à ses protégés. Comme toutes celles de son espèce, sa colère était terrible.

La nymphe Koliana avait fait les frais de la fureur d’Hywel, des années auparavant. Elle avait enfreint les règles et jeté son dévolu sur un jeune homme, malgré la malédiction des K qui planait sur sa famille si l’une d’entre elles dérogeait aux lois encore une fois. Toute nymphe de la dynastie des K perdait ses pouvoirs quand elle tombait amoureuse. Elles pouvaient prendre des amants, bien sûr, mais les aimer leur était interdit. Par malheur pour Koliana, cet homme était en plus le compagnon d’Hywel. Le courroux de celle-ci fut si grand qu’elle transforma Koliana en statue de sel qu’elle plongea aussitôt dans la rivière pour la faire fondre et l’y emprisonner. Cette rivière porte aujourd’hui son nom.

Hywel veillait aussi à ce que Kaëlig, la fille de Koliana, reste sur ses terres et ne nuise pas à ses protégés. En échange, les Nergaléens devaient l’honorer et lui donner des gages de fidélité à chaque nouveau cycle. Les jeunes générations d’hommes bleus étaient chargées des missions, leurs parents ne devaient pas intervenir, car ceux-ci devaient gagner par eux-mêmes la faveur et le respect d’Hywel.

Au cœur de la forêt des saules se trouvait une chute d’eau magnifique aux reflets arc-en-ciel, Mikaduki. Non loin, dans une autre clairière, quelques pierres dressées en cercle, de la taille d’un Nergaléen, entouraient une pierre dressée plus imposante, et surtout scintillante, à la différence de ses compagnes. L’on raconte qu’elle avait toujours été plantée là, bien avant l’arrivée des premiers hommes de Nergal. Elle avait jadis été le théâtre d’un culte aux étoiles, depuis tombé en désuétude.

La Pierre aux mille étoiles, comme les Nergaléens l’appelaient, s’élançait droite vers le ciel. Une fente, en son centre, la traversait de part en part, parfaite pour affûter pointes et lames.

— Passe-moi les suivantes, Zéphyr, s’il te plaît. J’aimerais qu’on finisse avant la nuit.

Zéphyr lui tendit une dizaine de flèches et reprit sa tâche.

Il observa à la dérobée son amie. Erin portait les cheveux longs, très longs. Ils lui arrivaient aux reins. Aujourd’hui, elle les avait relevés en un chignon rapide sur la nuque, une pique en bois poli le maintenait en place. Ses joues bleuies par l’effort, concentrée sur l’affûtage des pointes, elle ne remarqua rien. Elle avait toute confiance en lui, comme tous ceux de sa génération. Zéphyr était leur guide. Bientôt, il devrait s’acquitter de la mission qu’Hywel ne tarderait plus à leur confier. La prochaine lune marquerait le début d’un nouveau cycle.

Ils restèrent là encore une heure à travailler leurs armes sur la pierre. Il circulait une légende selon laquelle les armes métalliques aiguisées à son contact étaient revêtues d’un pouvoir magique se révélant uniquement au contact des élus.  Une poignée d’Anciens croyaient encore en ces histoires.

Les saules bruissèrent alentour agités par le vent.

Sans échanger un mot de plus, ils remballèrent leurs affaires et se dirigèrent vers le village d’un pas rapide. En coupant à travers les bois, sans passer par les chemins dégagés, une petite heure était nécessaire pour parcourir la distance. Erin ouvrait la marche, repoussant du plat de son épée les lianes des saules qui lui barraient la route. Hors de question de les tailler juste par confort. Le respect de la nature, et des arbres en particulier, était ancré dans le cœur de tout Nergaléen digne de ce nom. Les gouttes d’eau perlant au bas de leurs branches reflétaient les derniers rayons du soleil couchant. Le sentiment de se mouvoir au milieu d’une nuée d’étoiles était bouleversant. Erin ne cessait d’admirer ce phénomène féerique depuis toute petite. Zéphyr suivait derrière, l’esprit occupé par la nature de la tâche qu’Hywel leur confierait au premier quartier de lune.

Une très jolie pierre ronde au milieu des bruyères le sortit de sa méditation. Il se pencha pour la ramasser, l’observa avec intérêt et la glissa dans sa besace, puis il reprit son chemin et le fil de ses pensées.

Ils croisèrent Hermelin, le vieux sourcier, qui rentrait chez lui après une visite au chef du village, pour lui faire part de sa dernière découverte. Le vieillard avait trouvé une nouvelle rivière souterraine, un cénote, qu’il avait décidé de baptiser Lorelaïe du prénom de sa défunte femme.

— Sliman vous a encore semés ! Il est passé en crapahutant, il n’y a pas loin d’une demi-heure ! s’esclaffa-t-il, amusé. Il est encore jeune, mais il va mûrir plus vite que vous ne pensez, ajouta-t-il sûr de lui en avisant leur air désabusé.

— Si vous le dites…, lâcha Zéphyr un regard en coin vers le ciel.

— J’en suis sûr ! Allez ! Rentrez vite ! Les esprits arrivent !

Zéphyr et Erin lui firent un signe de la main et continuèrent leur chemin.

Les premières fumées de cheminées apparurent à une centaine de pas, ils pourraient se reposer et manger un bon repas au coin du feu. En contrebas, tout était paisible, leurs maisons étaient situées au cœur du bourg. Les demeures, disséminées entre les arbres, étaient composées de rognons de silex pour les murs et de tuiles de lauze pour les toits. Pour la belle saison, des cabanes de facture plus légères étaient perchées dans les branchages.

— Le premier arrivé a gagné ! décréta Erin, qui s’élançait déjà.

Son ami sourit et la poursuivit en riant, oubliant, pour un temps, son âge et son fardeau à venir.