Paimpont

Marchant d’un pas contrarié, elle shoota dans une jolie pierre qui traînait là, sur la route, sans raison. Tout était bétonné alentour, ce caillou brillant de mille couleurs n’avait rien à faire ici. Elle alla le ramasser quelques mètres plus loin, là où son pied rageur l’avait envoyé. Elle l’observa longuement, son rythme cardiaque ralentissant au fur et à mesure qu’elle le frottait, révélant tout son éclat. Elle sourit, le glissa dans sa poche de jean et repartit plus sereine.

Une main en visière, elle aperçut son frère, qui était rentré un peu plus tôt, prenant le soleil sur la terrasse.

La maison était jolie, typique de ce coin de Bretagne, les volets entrouverts pour laisser passer un peu de lumière, mais empêcher la chaleur assez inhabituelle qui régnait en ce mois d’avril. Fait notable, il n’avait ni plu ni même bruiné depuis une semaine entière. La glycine en fleur entourait telle une guirlande de Noël pastel la limite entre rez-de-chaussée et étage. Elysandre adorait la contempler et cueillir des grappes pour en faire des beignets avec sa grand-mère.

Morgan, attablé au salon de jardin en métal ajouré, l’observait arriver avec un sourire jusqu’aux oreilles. Une grande tasse de chocolat chaud dans une main et un énorme chausson aux pommes dans l’autre.

— Tu aurais pu m’attendre pour goûter !

— Sorry, sœurette, j’avais trop faim, je sors du cours de sport et c’était musculation aujourd’hui, ajouta-t-il en ouvrant de grands yeux les sourcils arqués d’effroi.

Il se gratta en haut du dos entre les omoplates, l’air contrarié. Ely s’empara d’une viennoiserie à son tour. Elle croqua dedans avec gourmandise. Un soupir de bien-être s’échappa de sa bouche, Dieu ! que c’était bon ! Tout un tas de souvenirs associés à ces saveurs lui revint en mémoire. Ce pique-nique au bord de la rivière quand ils avaient cinq ou six ans, avec Griselda et leur petite chienne Bella. Les goûters après l’école, alors qu’ils étaient encore dans les mêmes classes de primaire. Il y avait un bail qu’ils n’avaient pas remangé de ces fameux chaussons aux pommes tièdes que leur grand-mère confectionnait avec une grande tendresse.

— Titouan m’a fait comprendre que je ne l’intéressais plus ! Tu te rends compte ? Il m’a embrassée hier dans le couloir de bio à la sortie des cours, et ce matin il m’ignore !

— C’est un sale con, laisse tomber, sœurette, tu trouveras bien mieux. Tu mérites mieux qu’un petit péteux sans avenir.

— Si tu l’ dis… Je vais finir vieille fille, oui… Chaque fois c’est pareil, un garçon s’intéresse à moi et pfuit ! Il s’enfuit aussi vite…

—  Parce que tu crois que j’ai plus de chance de mon côté ? Les filles me reluquent en douce, mais s’enfuient quand je les aborde ! Depuis Sonia en sixième, je n’ai pas embrassé une seule nana… Puceau à bientôt dix-huit ans ? Tu le crois ça ?

— Euh, ben oui, je suis dans le même bateau, lol…

Morgan afficha une moue dubitative et arracha un nouveau morceau de son chausson. Il touilla machinalement son chocolat chaud qui ne l’était plus vraiment.

—  Quoi ? Tu ne me crois pas ? Faut pas croire tout ce qu’on raconte sur moi… La jalousie fait imaginer et dire n’importe quoi… Et je suis sûre que les garçons qui me tournent autour se vantent à grands coups de mensonges… J’aurais aimé que maman et papa soient encore de ce monde, ils auraient peut-être su comment gérer cette situation…

— Moi aussi, moi aussi… ma sœur chérie, soupira Morgan.

Une vieille femme, au chignon gris énorme sur le haut de sa tête, passa le portillon du jardin.

— Bonjour, Mamie ! s’exclamèrent en chœur les jumeaux.

La grand-mère embrassa sur le front sa petite-fille et son petit-fils qui la dépassait déjà de plus d’une tête, puis entra dans la maison. Elle ruminait trop pour s’attarder. Les dix-huit ans des jumeaux arriveraient dans moins d’un mois maintenant. Ils lui avaient exposé leur projet : une grande mégafête avec tous leurs amis. Ils voulaient chacun leur gâteau, ils voulaient, ils voulaient, ils voulaient… Griselda soupira devant tant de légèreté, et d’insouciance. Croyaient-ils vraiment qu’elle avait seulement l’envie d’une telle tornade de jeunesse dans sa maison ? Certes, elle avait adoré préparer leurs dix-sept premiers anniversaires, le plus souvent, en petit comité se résumant à tous les trois, voire certaines années, la présence d’un ou deux amis. Mais là, c’était différent, ils allaient entrer dans l’âge adulte… Ses pensées furent interrompues par un grand bruit suivi d’un éclat de rire tonitruant d’Elysandre. Griselda passa la tête par la fenêtre de la cuisine et ouvrit des yeux ronds.

Morgan était affalé les quatre fers en l’air, la table de jardin sur lui et sa propre chaise renversée à côté de lui. Elysandre riait à gorge déployée malgré la mine déconfite et blasée de son frère.

— Tu pourrais m’aider au lieu de glousser comme une dinde !

— Morgan ! Tu ne parles pas comme ça à ta sœur ! tempéra Griselda tout en se précipitant sur la terrasse. Elysandre Plouhagen, viens m’aider à soulever cette table au lieu de rire bêtement.

Une fois Morgan débarrassé du poids se releva en s’époussetant avec méticulosité, puis n’y tenant plus, explosa de rire à son tour, entraînant malgré elle sa grand-mère dans l’hilarité. Elysandre repartit de plus belle.

— Bon, réussit à articuler Griselda en essuyant ses larmes de rire, ramassez les restes du goûter, qui par bonheur n’ont pas trop souffert en restant bien dans leur sachet, et rangez-les dans le buffet. J’ai du travail qui m’attend en cuisine.

— Oui, chef ! acquiescèrent en chœur le frère et la sœur.