Les plumes et la foudre

J'AI BIEN FAILLI NE JAMAIS NAÎTRE.

C'est sans doute grâce aux poings des « Waltaries » que j'ai pu ouvrir mon paquet cadeau.

Au nombre de trois, les « Waltaries » étaient les dieux de la foudre, les bons anges qui ont protégé mes abattis, et favorisé ma naissance.

Pour mieux les connaître, il faut remonter un peu les marches du Temps, afin d'entrer dans le grenier du réveil.

Tic tac, tic tac, tic tac...

En 1961, mon père était un élégant et longiligne costaud qui apportait de la joie aux gens en étant artiste de cirque. Son prénom était René. Mais tous ses amis l'appelait Néné.

Avec ses deux frères, Maurice et André, ils faisaient un numéro époustouflant de grâce qu'on appelle le « main à main ».

Cette gymnastique très douce consistait à se soulever les uns les autres pour former de belles figures magiques dans les airs. C'était un art assez pauvre qui ne demandait aucun matériel, aucun moyens. Il fallait juste posséder de bons muscles et un sol sans caillou pour rendre les gens heureux. En admirant leurs délicates prouesses, le public avait l'impression de voir trois grandes plumes en train de dompter le poids du vide.

Pour se hisser vers la cime des chapiteaux, avec joliesse, cela demandait aux trois frères d'avoir beaucoup d'équilibre et de force, sans avoir l'air d'en avoir. Et surtout, cela leur demandait de passer de nombreux mois à manger des milliers de haricots verts et au moins un poulet chacun par jour, pour gonfler leurs biscotos.

À chaque nouveau numéro, les « Waltaries », puisque c'était leur nom de scène, changeaient leur déguisement. Ils pouvaient arriver sur la piste en centurions Romains, en Indiens d'Amérique ou en Princes de la Belle au Bois Dormant. Mais une fois qu'ils avaient ôté leurs toges, leurs jolies plumes, ou leurs habits dorés, ils se retrouvaient presque tout nu, et saluaient ainsi la foule en dévoilant leurs superbes dents blanches.

Cependant, jouer avec le vide ne leur rapportait pas beaucoup de sous. Ils étaient surtout payés en applaudissements, en enthousiasme, et même en bises quelquefois. Certes, ces bécots de reconnaissance leur faisaient briller les joues, mais ils n'étaient pas suffisants pour acheter d'autres milliers de haricots verts. C'est pour cela que les « Waltaries » devaient faire des petits métiers supplémentaires à côté pour mettre du beurre dans leurs épinards et des épinards dans leurs pectoraux.

Ainsi entre deux contrats, mon père démontait et réparait des moteurs pour tenter de comprendre l'origine du cambouis. Ou bien, il déménageait de maousses palettes de papier avec l'aide du diable. Ou bien encore il écrivait de jolies lettres d'amour remplies de fautes d'orthographe, à la place des amoureux qui ne savaient pas écrire du tout.

Un soir, alors que les « Waltaries » faisaient leur numéro en banlieue parisienne, sur la scène d'une salle de cinéma, il s'était passé un événement d'une rare folie qui aurait pu mettre fin à ma naissance et à celle du monde.

Ma mère qui n'était encore qu'une gracieuse fumée parmi mes rêves d'existence, avait eu l'envie pressante de rejoindre les toilettes durant l'entracte.

Malheureusement à son retour, la salle était bondée. Si bien qu'elle n'avait pas réussi à retrouver sa place dans les rangs du devant. Comme elle ne voulait pas perturber le spectacle de main à main qui allait bientôt débuter, elle avait alors été se placer sur l'unique fauteuil resté libre, vers le fond de la salle.

Seulement, pour son chagrin, ce fauteuil était situé en plein milieu d'un groupe d'individus qu'on surnommait des « blousons noirs ».

Ces jeunes voyous, qui se faisaient aussi appeler loulous ou loubards, étaient des rebelles à tout. Ils n'aimaient absolument rien sur la terre, à part le rock'n roll, l'alcool, les bagarres à coups de chaînes de moto et de poings américains. Leur seul plaisir dans la vie était de chercher le grabuge, de semer la terreur pour assommer leur ennui, en allant principalement dérouiller des yéyés qui ne portaient pas de blouson noir.

À peine assise à son côté, le chef de la bande, qui était aussi moche qu'un pou, avait aussitôt dit à ma mère, en empruntant une voix médiocre de chat sauvage :

- Ça te fait quoi, ma poupée, de venir coller ton joli derrière contre les miches d'un vrai de vrai ?

- C'est quoi un vrai de vrai ? lui avait demandé ma mère, un tiers polie, un tiers embarrassée, un tiers naïve.

- Un mec viril ! Qui a le paquet bien fourni, là où il faut. Si tu veux palper, te gêne surtout pas, c'est libre d'accès.

Étourdi par sa propre tirade, le pou avait beaucoup ri en regardant ses copains, afin de se donner sans doute un meilleur courage. Mais ma mère, beaucoup moins.

Et comme ses copains avaient rigolé à leur tour comme de stupides otaries, le pou avait commencé à s'exalter, jusqu'à croire qu'il avait peut-être la beauté d'Elvis Presley.

D'un jet de salive, il avait alors rehaussé sa banane graisseuse au sommet de son crâne. Et puis, il avait osé passer un bras autour des épaules de ma mère, comme si elle était sa petite poulette depuis toujours.

- Mais dis donc, c'est toi qui sent bon la vanille comme ça, my love ?

- Laissez-moi tranquille, maintenant, s'il vous plaît ! Je ne suis pas votre chose ! avait répondu, et cette fois sèchement ma mère, en repoussant le bras de l'odieux voyou au nez tordu.

- Je te laisse tranquille, si je veux, d'abord.

- Je vous préviens, vous allez le regretter.

- Hou la la ! s'était-il encore moqué d'elle, frissonnant comme une gamine effarouchée. Jamais vu une poupée aussi drôle ! Mais, c'est qu'elle en a dans le ventre, la môme !

- Je ne suis pas une môme. Je suis une femme enceinte à qui vous manquez de respect.

- Mais je m'amuse, mignonne, je m'amuse. Jamais je ne te ferais de mal.

- Alors, bas les pattes !

- Oh, j'ai l'air d'avoir des pattes, moi. Toutes les gonzesses me disent que j'ai de jolies mimines pleines d'amour. Tu veux sentir ?

Là-dessus, le chefaillon n'avait fait qu'aggraver son cas et celui de sa tribu, comme il avait commencé à porter une main baladeuse et outrageante sur le ventre arrondi de ma mère.

Il faut préciser que dans ce petit ventre bombé, c'était ma peau et mes os qui se trouvaient encore, pour l'heure, en train de jouer au Meccano.

- Arrêtez, s'il vous plaît !

- J'arrête, si je veux d'abord. Tu attends quoi dans ce joli ventre ? Une petite beauté comme toi ? avait insisté le dur à cuire.

Mais cette fois, ma mère ne s'était pas démontée. Elle l'avait menacé :

- Vous voyez le Romain qui fait le poirier sur scène !

- Oui, et alors ?

- C'est mon mari. Si je lui dit ce que vous êtes en train de faire, ça risque de barder pour votre matricule.

- Hou, j'ai peur ! Vous entendez ça les gars, elle veut me dénoncer à ces fiottes en slip qui se reniflent le derche !

Et les gars, l'un après l'autre, en dominos, s'étaient gondolés. Autour d'eux, pétrifiés par la peur, les spectateurs avaient longuement hésité avant de ne pas porter secours à ma mère. Toutefois, s'enhardissant soudain, certains avaient demandé à celle-ci de s'exprimer moins fort pour ne pas déranger le numéro en cours.

Ainsi, durant plusieurs minutes interminables, ma mère avait dû manger son chapeau, supporter l'insolent rentre-dedans du loubard, en attendant que les « Waltaries » redescendent sur le plancher des vaches.  

Enfin, se délivrant de sa tragique emprise, elle avait rejoint les loges en courant et sanglotant.

Lorsque les trois Romains avaient appris la terrible épreuve qu'elle avait endurée, leur sang n'avait fait qu'un tour. Fou de rage, la figure de mon père s'était empourprée jusqu'à se confondre avec la couleur de sa toge. Ivres de vengeance, ses poings s'étaient transformés subitement en foudre. De toutes ses forces, il avait tabassé tout ce qui se présentait devant lui. Des choses avaient volé, s'étaient brisées, cependant que ses deux frères ramassaient tous les morceaux.

Alors que le film avait à peine repris, mon père était revenu en trombe sur la scène. Il s'était planté en plein devant l'écran, et avait désigné à l'aveuglette le groupe de blousons noirs d'un doigt furax, les exhortant à le rejoindre fissa sur le parking à l'arrière du cinéma.

Le parking était désert. La nuit était lugubre. L'averse drue perforait puissamment les crânes et les épaules. Au pied d'un réverbère, les trois frères n'eurent pas longtemps à attendre.

Bientôt, une douzaine de blousons noirs affamés de gnons, de coups de satons, et de gueules en sang, les encerclèrent.

Mais ce que les loulous ignoraient, c'est que les « Waltaries », une fois rhabillés, ne ressemblaient plus du tout à des danseuses en slip, mais à d'insoupçonnables titans qui n'attendaient qu'une étincelle pour allumer leur férocité.

Du reste, comment ces crapules dénuées de cervelle auraient-elles pu s'imaginer que la chicane, les noises et les crosses étaient le violon d'Ingres des frères Moussard ? Comment auraient-elles pu s'imaginer que ces acrobates séduisants, enjoués, doux en apparence, étaient sortis du ventre de leur mère « gentil n'a qu'un œil », avec des réflexes d'agressivité hors du commun. Tant et si bien qu'au fil de leur croissance, ils étaient passés maîtres en tabassage foudroyant, en esquives, en encaissement.

Ainsi, lorsqu'un groupe d'effrontés avait l'audace de les provoquer suite à un regard trop appuyé, à une réflexion trop bêtasse, les combats ne s'éternisaient jamais. En trois coups de cuillère à pot, l'affaire était entendue. Le temps d'un éclair, leurs ennemis se tordaient à terre, sonnés, sidérés par la rapidité de leur humiliation et de leur reddition.

Il faut dire que depuis leur plus tendre enfance, le passe-temps favori des trois frères n'était pas de jouer à colin-maillard, mais de se mettre des marrons plein la tête, non pas pour de rire, mais pour de vrai.

Il leur arrivait bien d'être complices dans leur sommeil lorsqu'ils rêvaient, mais la plupart du temps, c'était plus fort qu'eux, ils ne parvenaient pas à se supporter. Parfois, sans le moindre mobile, l'un se projetait sur l'autre et l'ensevelissait de mandales jusqu'à ce qu'il pisse le sang.

Inévitablement, le lendemain, le mortifié d'hier cherchait à se venger et décochait par surprise un pain de représailles dans les mandibules de son cadet ou de son aîné. Quelquefois, ils s'y mettaient à trois, ne formaient plus qu'une boule hostile, répulsive, qui roulait sur le sol, sans trop savoir pourquoi.

Étaient-ils jaloux l'un de l'autre ? Ah, mais non ! Avaient-ils le cerveau endommagé ? Ah, mais non ! Ils étaient simplement nés comme cela : très tendres au fond d'eux-mêmes, mais diablement belliqueux en surface.

C'était Fernand, leur père, qui avait eu cette idée salvatrice de les mettre sur le chemin du main à main, espérant voir ses fils enfin fraterniser un jour ou l'autre. Il leur avait parlé très calmement. Et comme il ne parlait pas souvent, les futurs « Waltaries » l'avaient écouté très attentivement.

- En vérité, les gars, ce n'est pas votre faute ! Vous avez un trop-plein de nerfs et de vigueur en vous. La force et l'énergie sont des dons rares. La plupart des gens ont du sang de navet dans les veines. Mais de cette force, il faudrait en faire quelque chose en commun. Sinon vous finirez par vous entre-tuer. Et votre mère, alors, n'aura plus que ses yeux pour pleurer.

Sur la place du parking, l'averse n'était pas la seule à s'abattre. Les insultes aussi avaient commencé à pleuvoir.

- Alors les tapettes, on veut se faire entuber ?

- Par des sans-couilles, ça risque d'être long !

Mais ce qui précipita absolument le massacre des blousons noirs, ce fut l'arrivée inopinée de ma mère. Alors qu'elle tentait de rejoindre mon père, abritée sous son parapluie déglingué, l'ignoble pou l'avait giflée violemment. Et elle était tombée sur le ventre, sans pouvoir se relever.

L'heure de l'Apocalypse venait ainsi de sonner pour le rock'n roll.

Aussitôt, les trois cyclones avaient fondu en un seul.

Afin de résoudre le problème de leur infériorité numérique, leur stratégie était réglée comme du papier à musique : ils se collaient l'un à l'autre pour ne plus former qu'un essaim de puissance et de furie.

D'abord ils se projetèrent comme une flèche sur le maudit chef, le submergèrent d'une expéditive tripotée de châtaignes dans la poire qui le laissa KO, la trogne en charpie, clapotant au plus noir d'une flaque. Quatre ou cinq loulous tentèrent alors de leur sauter sur le paletot, en traîtres. Mais, se déplaçant comme des gazelles, les « Waltaries » se faufilèrent entre eux, frappant à six poings, de manière synchrone, un menton par-ci, un blair par-là. Lorsqu'un inconscient osait brandir sa chaîne de moto, instantanément six avant-bras formaient rempart, tandis que six godasses lui pétaient ses tibias et ses rotules.

En à peine une minute, six à sept lascars furent à terre, écrasés sur le bitume dans une bouillie sanguinolente. Les rescapés s'enfuirent à toutes jambes, pour ceux qui avaient encore la chance de pouvoir trottiner.

Les poulets ne tardèrent pas à arriver pour constater les monstrueux dégâts et surtout admirer le prodige. Ce qu'ils n'avaient jamais osé faire, les « Waltaries » l'avait réalisé pour eux. Ils avaient réduit en capilotade cette bande infernale qui  fatiguait la populace depuis tellement longtemps.

Ils félicitèrent chaleureusement les frères Moussard pour leur témérité, leur grand courage.

Il n'y eut pas de mort ce jour-là, Dieu soit loué.

Il y eu juste la promesse d'une naissance, de ma naissance, un rien contrariée.

Pour finir, ma mère se pencha sur le brancard du chefaillon et lui dit calmement, sans la moindre rancune :

- Je vous avais pourtant prévenu que ça allait barder.

Les mouches avaient changé d'âne. Le pauvre pou à présent grelottait, gémissait « maman ».

Il ne tarda d'ailleurs pas à s'endormir à la Santé. Non pas pour la retrouver, mais afin qu'il cesse durant un temps d'asticoter les femmes enceintes. Il fut révélé par un juge à ma mère qu'elle était sa cinquième victime. Car le pou ne pouvait s'empêcher de fantasmer sur les rondeurs et les tétines gonflées de lait des jeunes mamans. Elles l'affolaient les tétines des jeunes mamans jusqu'à lui faire faire de grosses bêtises.

À travers la leçon offerte par mon père et ses frères, peut-être avait-il fini par comprendre au fond de sa prison ce que voulait vraiment dire « en avoir dans le ventre ». On n'en su jamais rien.

Ma mère resta en observation toute la nuit à l’hôpital. Au matin, l'obstétricien lui prit la main et dissipa toutes ses craintes.

Malgré ma stupeur et quelques hématomes, je m'étais accroché.

J'avais tenu bon.

           

           

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Hortense
Posté le 14/10/2021
Bon, faut-il que je dise une nouvelle fois que j'aime... Non, je risquerai de me faire taper sur les doigts ! Malgré tout c'est délicieux comme un berlingot acidulé, de ceux qu'on dégustait autrefois au stand des foires. Tu apportes la légèreté et la gravité de l'enfance à un épisode cauchemardesque, tout en gardant un esprit caustique et acéré : " Autour d'eux, pétrifiés par la peur, les spectateurs avaient longuement hésité avant de ne pas porter secours à ma mère. Toutefois, s'enhardissant soudain, certains avaient demandé à celle-ci de s'exprimer moins fort pour ne pas déranger le numéro en cours " : ça c'est drôle et bien vu !
Je n'imaginais pas René en acrobate bagarreur, c'est une surprise, une nouvelle facette de sa personnalité un peu déroutante mais piquante et qui lui donne une vraie reconnaissance dans le récit.

Quelques suggestions dont je te laisse juge car je ne voudrais pas dénaturer ton écriture :
Là-dessus, le chefaillon n'avait fait qu'aggraver son cas et celui de sa tribu, comme il avait commencé à porter une main baladeuse et outrageante sur le ventre arrondi de ma mère.
Peut-être inverser la phrase, il me semble que sa fonctionnerait mieux ainsi :
Là-dessus, comme il avait commencé à porter une main baladeuse et outrageuse sur le ventre arrondi de ma mère, le chefaillon n'avait fait qu'aggraver son cas et celui de sa tribu ?

- cependant que ses deux frères ramassaient tous les morceaux : ses deux frères ramassant à mesure tous les morceaux ?
- Le parking était désert. La nuit était lugubre : le parking était désert, la nuit lugubre ? Pour éviter la répétition de était.
- de coups de satons : je découvre un nouveau mot !
- en esquives, en encaissement : en esquives et encaissement ?
- leur humiliation et de leur reddition : de leur humiliante reddition ?
- Aussitôt, les trois cyclones avaient fondu en un seul : comme un seul ?
- D'abord ils se projetèrent comme une flèche sur le maudit chef : ils se projetèrent donc comme une même flèche... ? Il me semble que c'est la conclusion du paragraphe précédent.
- lui pétaient ses tibias et ses rotules : lui pétaient tibias et rotules ?
- En à peine une minute, six à sept lascars furent à terre : beaucoup de "six"
- Les poulets ne tardèrent pas à arriver : les poulets ne tardèrent pas à se pointer ou à rappliquer ?

Voilà du grain à moudre.
A très bientôt
Amicalement
Zultabix
Posté le 14/10/2021
Je moudrai ce grain pour tes beaux yeux !

Bien à toi, chère Hortense !
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