EN PEU D'ANNÉES, L'ATELIER DE POCHE de ma mère avait pris de l'ampleur. Non pas en mètres carrés, mais en activité. Trois autres ouvrières avaient été embauchées qui cousaient dorénavant côte à côte, assises sur trois tabourets. En face, sur un autre tabouret, se tenait tata Momo. Sur l'estrade, ma mère et sa machine à coudre. Et, dans un angle de la mansarde, Néné, mon père, tenait le rôle du repasseur, après avoir quitté le cirque pour seconder ma mère. Il portait aussi la casquette de comptable et de livreur, faisant plusieurs fois par jour la navette d'un atelier de confection à l'autre, les bras chargés de massifs baluchons.
Infatigable, ma mère marnait comme une bourrique du matin au soir, samedi inclus. Et le dimanche, quand elle ne pédalait pas, pour octroyer un peu de paix au voisinage, elle cousait à la main des ourlets, des fermetures éclair, et des boutons, cassait des dizaines de petits bouts de fil avec ses dents.
Comme soudées par le ventre, elle et sa « Pfaff » s'étaient métamorphosées en sœurs siamoises. Le dos courbé, coordonnant sans trêve son pied avec ses mains, pédaler, pédaler, pédaler était devenu son quotidien. Tant et si bien, que n'aimant pas trop se faire appeler « Patronne », les couturières ne tardèrent pas à la surnommer affectueusement « la Pédaleuse ».
Toute dévouée à l'âpre escalade de sa réussite, elle n'avait pas beaucoup de temps pour s'occuper de moi, et moins encore de mon éveil.
Aussi, remettait-elle souvent ce genre de corvées entre les mains de tata Momo. Se rappelant parfois à mon bon souvenir, elle jetait un rapide coup d’œil attendri dans ma direction, puis interpellait son amie sans lâcher des yeux son pied-de-biche : « Momo, tu peux l'emmener aux cabinets, s'il te plaît ! », « Momo, tu peux l'emmener faire un tour de manège, je te revaudrai ça ! »« Il commence à bailler, tu peux l'emmener faire la sieste, s'il te plaît ! »,
N'ayant pas encore trouvé son « Néné aux yeux bleus », tata Momo était toujours sans enfant. Je lui servais donc un peu de fils. Et en contrepartie, elle m'offrait tous les trésors de sa tendresse, de sa drôlerie, de sa fantaisie à revendre.
Cela ne me dérangeait pas du tout de partir faire la sieste avec elle dans sa chambrette de bohémienne. En fait, j'adorais ça. Elle me déshabillait et se déshabillait ensuite, ne gardant juste que sa culotte. Puis, elle recouvrait nos têtes avec le drap. Je ne me souviens plus trop si je me collais à elle, ou si elle se collait à moi. Mais je me souviens de son odeur. Entre ses gros seins blancs, il y avait un parfum de rose et de sucre mêlés. Des fois, elle me laissait enfouir mon visage à l'intérieur de ses moelleux velours. J'avais un sein sur chaque oreille et mon nez dans le creux. C'était tiède. C'était délicieux. Comme deux gros flans au sortir du four.
Lorsqu'elle commençait à fermer les yeux, moi j'ouvrais timidement les miens. Prenant une voix enjouée, elle me disait alors :
- Je sais que tu ne dors pas.
- Si, je dors ! mentais-je en refermant soudain mes paupières.
- Non, tu me regardais !
- Comment tu sais ? Tu as les yeux fermés.
- J'ai des yeux sur le front, banane, tu ne le savais pas ?
- Ah bon ? Où ça sur le front ?
Naïf comme pas permis, je scrutais alors intensément son front, pensant que des yeux allaient subitement en sortir. J'y croyais dur comme fer, moi, à tout ce qu'elle me disait.
Tata Momo ne s'embarrassait jamais de me lire un conte pour m'endormir. Sa tête était remplie de personnages farfelus et de mondes enchantés. Elle m'inventait à chaque fois une nouvelle histoire. Des histoires à faire rire, des histoires à faire peur, ou les deux à la fois. Lorsqu'elle se mettait à pousser la balancelle de son imagination, il me semblait que mon esprit quittait d'un coup la Terre, faisait du yoyo d'une contrée inconnue à une autre. En à peine trois mots, elle pouvait m'emporter au fin fond d'un forêt infestée de lutins et, l'instant d'après, me faire nager sur le dos d'une raie géante en plein océan. Sa poésie du bobard étant sans limite, elle était capable de me faire gober devant le vasistas qu'il y avait des vaches qui paissaient dans le ciel. Et aussi des oies, des autruches, des princesses naines. Et des châteaux hantés. Et moi, bouche bée, j'avalais toutes ses énormités, ses gigantesques « N’importe quoi ».
- Tu la vois pas la vache ?
- Non.
- Tiens, suis mon doigt autour de ce nuage. Tu la vois la meuh-meuh ? Tu vois ses pattes, tu vois sa queue ?
- Ah oui, la meuh-meuh ! Mais pourquoi elle tombe pas ?
- Mais, parce que sa queue est accrochée à la barrière. Tu la vois la barrière ?
- Non, je la vois pas.
- Suis mon doigt.
- Ah oui, ça y est, je la vois.
- Et le brigand qui arrive avec ses bottes de fumée, tu le vois ? Avec son gros bâton-là !
- Mais y a pas de brigands dans le ciel !
- Attends… Tu n'entends pas ?
- Quoi ?
- Parle doucement, je crois bien qu'elle arrive.
- Qui ça ?
Alors, brusquement, elle quittait le devant du vasistas, et venait s'accroupir sous son lavabo. D'un geste, elle m'invitait à la rejoindre, à m'accroupir moi aussi. Puis, elle commençait à prendre un air terrorisé. Faisant semblant de sangloter, elle me disait :
- Mon Dieu, c'est pas possible !
- Mais quoi ?
- Écoute !… Écoute !
- J'entends rien.
- Elle arrive !
- Mais qui ?
Je commençais à ne plus être tranquille du tout. Mes jambes flageolaient. Je sentais le pipi qui me venait, tellement tata Momo mettait de sérieux et de persuasion dans son alarme.
- Tu l'entends pas respirer ? Elle est derrière la porte. Tu ne sens pas son odeur ?
- Non, je sens rien. J'ai peur.
- Mon Dieu, c'est son odeur, c'est l'odeur de « La tête ».
- Mais c'est qui la « Tête » ?
- Plus un mot. Planque-toi vite sous ma jupe, malheureux.
Ni une ni deux, elle me recouvrait d'un coup sec et tout entier sous les pans de sa robe, sous laquelle je me mettais à trembler de tout mon corps, pensant ma fin prochaine. Alors je me mettais à chouiner :
- Mais c'est qui la « Tête », tata Momo ?
- C'est un pauvre vieux démon qui n'a plus de corps. Il se balade juste avec sa tête pour venir croquer les marmots.
- Oh non, je veux pas être dévoré, moi.
- Ça y est, elle est entrée. Elle est là, à moins d'un mètre. Elle te cherche.
Tata Momo se mettait alors à supplier « La Tête », à larmoyer :
- Par pitié, la « Tête », lui faites pas de mal. C'est un gentil gamin, il va s'endormir, il va s'endormir, je vous le promets.
- Mais pourquoi, elle parle pas ?
- Elle nous renifle. Elle montre ses crocs. Ah, ses dents sont toutes jaunes ! Elle a pas l'air de connaître le dentifrice.
- Et elle fait quoi, maintenant ?
- Elle pourlèche ses longues babines.
- La laisse pas me prendre, tata Momo ! que je hurlais et pleurais à chaudes larmes.
- Si elle décide de t'embarquer, je ne pourrais pas faire grand-chose, malheureusement.
- Tue-la, tata Momo, tue-la !
- Tiens, prends ça, sale bête. Et ça ! Pis ça encore ! Pourriture, saloperie, hors d'ici. Allez, ouste, ouste !
Se passait ensuite un long silence. Puis, tata Momo me murmurait :
- C'est bon, Lolo, tu peux sortir. Je crois bien qu'elle a compris sa douleur.
Suant comme une serpillière, je sortais lentement ma tête de sous sa robe et regardais alentour, la terreur toujours au ventre. La « Tête » n'était plus là. Tata Momo avait massacré le monstre. Elle m'avait sauvé la vie.
Elle m'engouffrait alors dans la tiédeur de ses bras, me berçait, me cajolait. Et finissait par me dire :
- Allez, maintenant faut dormir ! Si tu t'endors pas, elle risque de revenir.
- Je vais dormir, je vais dormir tata Momo, lui promettais-je alors, épuisé par mes frayeurs.
Les dialogues sont ciselés, percutants.
Du beau travail, une écriture toute en finesse et tellement, tellement d'amour !
Bravo.
A bientôt
Amicalement