Le pasteur Terry, Californie
1974
* * * 34 * * *
J'arrêterai de porter du noir
quand ils inventeront une couleur plus foncée.
Johnny Cash
* * *
« BOUM BOUM BOUM »
Le pasteur se réveilla en sursaut ! Allongé dans son lit, habillé.
« BOUM BOUM »
Ce bruit ! Réminiscence d’une soirée étrange ou le simple rêve qui le poursuit ?
– Pasteur, c’est l’heure ! On vous attend pour l’exécution.
L’appel était brutal et ramena le pasteur à la réalité. Un des gardien venait le chercher pour l’exécution. La porte tremblait encore des coups portés.
– J’arrive ! répondit-il.
Réveillé en plein sommeil, le pasteur avait le cœur qui battait à tout rompre. Il lui fallait quelques minutes pour se calmer. Cette nuit avait été paisible. Il y avait bien longtemps qu’une nuit n’avait pas été une épreuve, une lutte contre ses démons. Hier soir après avoir quitté le réfectoire, il ne s’était pas flagellé et il n’avait pas prié. Il avait repensé à la vie quand il était encore Buck. Il s’était rappelé quelques moments de bonheur enfouis dans les bas-fonds de son cœur. Il y avait pensé sans émotion particulière, sans nostalgie et sans tristesse. Du temps avait passé, et il s’était aperçu qu’il avait fait une place dans sa conscience pour chacun de ses moments. Il pouvait les observer, les ranger, le trier, vestiges d’une autre vie.
– Seigneur, est ce que je vois enfin la lumière ?
« BOUM BOUM BOUM ».
La porte trembla une nouvelle fois.
– Pasteur on vous attend !
– j’arrive. Répondit-il à nouveau.
Le pasteur passa rapidement de l’eau sur son visage et ses cheveux. Il se regarda dans le miroir et pour la première fois depuis longtemps il se vit et découvrit dans son reflet, l’image d’un fou, mal rasé, les cheveux hirsutes, maigre, les yeux creusés, le costume usé. Il ne reconnut pas l’homme qu’il voyait dans ce miroir.
Ébranlé, il ouvrit la porte. Dans le couloir, trois gardes, toujours lourdement armés l’attendaient. Buck eu l’impression d’être celui qu’on emmenait à la potence. Le soleil de l’aube californienne inondait le corridor d’une lumière pâle et rasante. Les gardiens et les murs se confondaient dans les tons jaunes de cette lumière blafarde. Seules les armes perçaient les rayons de lumière comme pour rappeler qu’en ces lieux, les hommes ne sont rien. Le pasteur se demanda pourquoi diable ces types étaient si armés. Ils étaient censés être en sécurité dans ce bâtiment. L’assistant du directeur apparu entre les porte-flingues de service. Habillé de la même façon que la veille, ce type n’était vraiment pas à sa place dans une prison. Il ressemblait plus à un plumiste ou à un guichetier de banque. Il prit la parole alors que deux gardiens prirent la direction du couloir de la mort, et invita d’un geste et d’un sourire le pasteur à les suivre. Il ferma la marche avec le dernier gardien.
– Bien le bonjour mon révérend. C’est l’heure. Le directeur et le gouverneur sont déjà dans la chambre d’exécution. Le condamné vous attend. L’exécution est prévue dans exactement 25 minutes.
– Qui est cet homme qui doit recevoir le pardon aujourd’hui ?
– Il se nomme Bo Lloyd, et je ne sais pas s’il mérite le pardon. Savez-vous ce qu’il a fait, mon révérend ?
– Non, je l’ignore. Mais mon rôle n’est pas de juger. Cet acte appartient à Notre Seigneur.
– Oui, peut-être , mais je vais quand même vous mettre au parfum.
Le pasteur senti une pointe de plaisir dans la voix de l’assistant, comme s’il commençait à se délecter de l’histoire qu’il allait raconter. Ce pouvait-il que ce jeune homme commence à prendre du plaisir à observer la violence d’une exécution ? Ce lieu pourrissait-il les âmes de ceux qui y restaient trop longtemps ? Le pasteur se dit que si ce jeune homme se laissait aller dans cette voie, il deviendrait aussi avide de violence que son supérieur et que les gardiens qui les entouraient. Il était en train d’apprendre les plaisirs du voyeurisme, les plaisirs de la mort, sans risque, sans raison. Le pasteur vit soudain dans les yeux de ce bureaucrate la perversité éclore, encore vierge, avide, prête à grandir. « Mon Dieu, priez pour lui ! ».
La petite troupe continuait son chemin, l’assistant continua son histoire.
– Lloyd est un meurtrier de la pire espèce. De ceux qu’on ne voit pas venir. Il a assassiné toute sa famille, sa femme et ses trois enfants. Le plus âgé n’avait que neuf ans et le plus jeune n’était qu’un nourrisson. Il semblerait qu’il ait laissé le bébé mourir de faim et il a poignardé sa femme et ses deux autres enfants. Ce sont les voisins qui ont appelé le shérif, mais il était trop tard. Ils vivaient dans un taudis, au milieu des détritus et des rats. Alors, mon révérend, est ce que vous pensez toujours qu’il aura droit au pardon ?
Le pasteur ne savait pas s’il fallait répondre à cette question. Ce jeune homme était déjà bourré de certitudes. Il ne servait à rien d’essayer de le convaincre. Parfois, l’ignorance aidait les hommes en les raccrochant à leurs convictions infondées. Il était inutile de lutter contre la préordination, contre Dieu et sa volonté.
Quand l’assistant eut terminé de raconter son histoire, la troupe s’arrêta devant une lourde porte métallique. Ils étaient arrivés dans les sous-sols de la prison. L’endroit était lugubre. Les murs taillés dans la pierre, suintaient d’un liquide noir qui finissait dans des rigoles creusées dans le plancher. Le gardien qui était arrivé en premier fit jouer les énormes verrous qui maintenaient la porte fermée. Le pasteur se demanda à quoi pouvaient servir de si importantes sécurités. Qui aurait pu s’évader de ces bas-fonds ? La porte s’ouvrit et le pasteur fut invité à y entrer.
– Entrez pasteur, lança le garde qui avait ouvert la porte de la geôle, ne vous inquiétez pas le gars est solidement attaché.
Le pasteur entra dans la cellule, également taillée dans la roche. Elle n’offrait aucun confort. Elle était meublée d’une simple table en bois et de deux chaises. La lumière d’une ampoule dégueulasse éclairait faiblement la table et le condamné, portant sur le sol et les murs de roche des ombres effrayantes. Le plafond de pierre était bas. Le pasteur pouvait le toucher de la main, en levant simplement le bras. Face à lui, de l’autre côté de la table, il découvrit, assis, l’homme dont il devait racheter l’âme.
Bo Lloyd était rachitique, il ressemblait déjà à un vieil homme alors qu’il avait à peine 40 ans. Avachi sur sa chaise il était écrasé par cette journée, sa dernière journée. Lloyd leva la tête et son regard croisa celui du pasteur. Les deux hommes reconnurent dans les yeux de l’autre, la peine et la souffrance des hommes perdus, des hommes qui ont tout perdu, des hommes à la recherche de la lumière. Le pasteur fit un pas en avant et il entendit la lourde porte se refermer avec fracas derrière lui.
Le pasteur fit quelques pas et prit la chaise qui l’attendait. Il s’assit face à son client.
– Bonjour Bo, je suis le pasteur Terry ! Je suis venu recueillir votre confession et vous donner les derniers sacrements.
Alors que le pasteur récitait sa litanie, sans trop y penser, Lloyd, ait se redresser quelque peu. L’homme paraissait épuisé. Il était visiblement marqué par des coups. Les gardiens avaient dû se défouler sur ce pauvre bougre faible et mal nourri. Lloyd ait se réveiller et de la vie commença à apparaître sur son visage.
– Mon père, je n’ai rien à confesser, c’est Dieu qui a guidé ma main et c’est lui qui m’a amené ici !
Le pasteur prit cette révélation comme un direct dans le ventre. Il en eut le souffle coupé. Comment pouvait on accuser Dieu de tels actes !
Le pasteur reprit ses esprits.
– Bo, si vous êtes ici, c’est parce que vous avez assassiné votre famille, toute votre famille ! Le Seigneur ne peut pas être à l’origine de tels actes.
– Mon père, depuis toujours j’ai vécu dans la misère. Je n’ai jamais réussi à garder un travail. D’ailleurs là où je vis, il n’y a de travail pour personne. Tout le monde vit dans la misère. Malgré cela, le bon Dieu m’a apporté beaucoup de bonheur en me donnant une femme et une famille. Je l’ai aimée, mon père ! Ah ça oui, qu’est-ce que je l’ai aimée. Et puis il nous a donné trois enfants, mais ils n’étaient pas épais les chtiots, ils n’ont jamais pu m’aider à ramener de la nourriture à la maison. Alors ça n’a pas arrangé les choses, mon révérend. Vous voyez ce que je veux dire, hein ? C’est que ça mange les minots. Et le dernier était encore plus fragile, mon révérend, surtout que ma femme ne pouvait pas le nourrir elle-même parce qu’elle ne mangeait pas assez. Et un matin, nous avons retrouvé le petit tout froid, il avait rejoint le Seigneur. Et c’est à l’église que j’ai su quoi faire, mon révérend. Vous savez que nous allions beaucoup à l’église avec ma femme, il vous l’ont dit ici, que j’allais beaucoup à l’église, hein mon révérend, ils vous l’ont dit ?
« BOUM BOUM BOUM »
Un gardien martela la porte.
– Il vous reste 13 minutes, révérend.
Bo Lloyd ne semblait pas s’être aperçu de l’urgence de la situation. Il continua ses aveux, qui ne ressemblaient pas à des aveux d’ailleurs. L’homme était maintenant habité.
– C’est en écoutant le pasteur, que j’ai compris que mes chtiots seraient plus heureux et en sécurité auprès du Seigneur. C’est le révérend qui me l’a dit. Alors quand nous sommes rentrés à la maison, si on peut appeler ça une maison, car c’était plus un assemblage de planches et de toiles qu’autre chose, j’ai pris le couteau que j’utilise pour dépecer les lapins, c’est celui qui coupe le mieux, lança-il avec fierté, et j’ai commencé par tuer ma femme. Ça a été facile car elle ne s’y attendait pas. Pour les deux grand ça a été plus difficile, mon révérend. J’ai essayé de leur expliquer qu’il ne fallait pas qu’ils s’inquiètent, car ça serait mieux après, c’est le révérend qui l’avait dit. Mais ils ne voulaient rien savoir et ils criaient, et ils se débattaient. Je n’en ai pas l’air mais je suis costaud, et j’ai fini par les avoir, mon révérend, j’ai fini par les envoyer auprès de Notre Seigneur. Et avant que j’ai pu les rejoindre, le shérif est arrivé et il m’a fracassé le crane avec le manche de son fusil. Depuis j’ai toujours mal à la tête, mon révérend.
Le pasteur avait écouté en silence l’histoire du pauvre homme. Un homme qui était né dans la misère et qui n’avait jamais pu s’en sortir. Écrasé par les dettes, sans maison, sans terre. Il n’était certainement pas né au bon endroit ni au bon moment. Et cet homme inculte avait eu l’esprit dévoyé, par un homme d’église, comme lui, peut-être trop fanatique, trop radical. Le pasteur se demanda alors si la voie qu’il avait choisie pour sa rédemption était la bonne. Si les hommes simples ne pouvait comprendre l’essence du message, à quoi servait il ? Est ce qu’il allait encore falloir donner cette mascarade longtemps avant que lui-même ne s’accorde le pardon ? Il était sans voix. Ébranlé pour la seconde fois en deux jours dans ses convictions.
Bo Lloyd continua :
– Alors mon père, vous voyez que je n’ai rien à me reprocher alors rien ne sert de me confesser ! Je n’ai fait qu’écouter Notre Seigneur. Mais les autres, de l’autre côté de la porte, il montra la porte d’un geste du menton, ils n’ont rien compris. Ils m’ont jugé comme un criminel, mais ce qui est important c’est que ce matin je vais rejoindre ma femme et mes chtiots. Vous serez là, hein révérend, vous serez là quand j’irai les rejoindre ?
– Effectivement, Bo, tu n’as pas besoin de te confesser. Je suis certain que tu vas rapidement retrouver ta famille.
La pasteur était choqué pas ce que venait de raconter ce condamné. Un pauvre gars dont le seul crime était de ne pas avoir eu l’éducation nécessaire à déchiffrer les codes de la vie d’aujourd’hui. Sa seule faute est d’avoir écouté un pasteur zélé qui avait promis une vie meilleure auprès du Sauveur. Il était une victime, autant que sa femme et ses enfants. Ces gens étaient des victimes, tout au long de leur vie.
Le pasteur se leva et frappa lourdement à la porte pour indiquer aux gardes qu’il avait terminé. Il entendit le bruit des clés, le roulement du barillet de la serrure, et la porte s’ouvrit, sur le couloir sombre et glauque. Les gardes étaient encore tous là, à l’attendre, ainsi que l’assistant du directeur. Lorsqu’il fit un pas hors de la cellule, laissant Bo Lloyd avec ses certitudes, le pasteur abandonna beaucoup des siennes et sortit avec de nouvelles interrogations.