Little Louis, New Orléans
1976, un peu avant
* * * 33 * * *
Mes bluesmen sont immortels.
Leurs accords envoûtent les corps
Leurs tourments sont vos confidents
Vivez pour qu’ils puissent créer
Souffrez pour qu’ils puissent chanter
Mourrez et vous me rejoindrez.
Le Dieu Serpent,
croisé à un carrefour
un soir de gibbeuse rouge
* * *
Vingt-huit jours de cargo. Louis avait embarqué sans un sou en poche et s’était fait embaucher comme machiniste dans un cargo qui ralliait Le Havre à La Nouvelle Orléans.
Vingt-huit jours de cargo, à travailler comme un acharné. Sans aucune expérience, Louis était sous les ordres du gros Jay. Un irlandais qui avait parcouru le monde entier, enfermé dans une salle des machines. Ce type sentait un mélange de mazout, de tabac frais et de vieux rhum. Il ne se lavait que rarement et son odeur piquante rajoutait une touche personnelle au parfum de la salle des machines. Jay s’était pris d’affection pour Louis. Pour une fois qu’il avait une aide, le gros Jay, qui était un homme toujours de bonne humeur, appréciait de pouvoir former un jeune gars. Louis aimait cette vie simple, utile. Il faisait sa part du boulot et on ne lui demandait rien de plus. Il aimait ce travail simple, la vie à bord avec des hommes qui ne faisaient jamais semblant. Il aimait prendre son quart et passer une partie de la nuit sous les étoiles, loin de tout, à admirer le cargo avancer sans fléchir dans les eaux noires de la nuit.
Vingt-huit jours de cargo et Louis posait ses Converses rouges sur la terre promise, la terre où tous les rêves sont possibles. Louis se dépêchait de quitter le port. L’endroit était bruyant, il y avait du trafic. Les dockers s’activaient pour décharger et recharger les bateaux avant de les renvoyer à la mer.
Louis avec son sac US sur le dos et quelques dollars en poche se dirigea vers la New Orleans Union Passager station. Il traînait sur les trottoirs de La Nouvelle Orléans comme il traînait sur les trottoirs de Paname, nonchalant, observant les bâtiments et les gens autour de lui. Il profitait simplement du moment et eut une pensée pour ses amis d’une autre vie.
Arrivé à la gare, Louis vit que le prochain train pour Tulsa via Jackson ne partait que le lendemain matin. Il décida de passer la nuit en ville à découvrir La Nouvelle Orléans, ville du Bayou, de la magie noire et du jazz des rues. La nuit tombante il traînait encore dans le quartier de la gare. « Finalement, se dit-il, tous les quartiers de gare se ressemblent, les bistrots mal fréquentés, les rues chaudes, les bureaux de tabac… ». Autrefois, (Louis s’amusa de cette expression, cet « autrefois » ne faisait référence qu’à un mois dans le passé) il déambulait avec ses amis entre la gare du nord et la gare de l’est. Ces gares étaient si proches et si éloignées à la fois. A quelques rues de distance, le quartier changeait, la population changeait et même l’argot pouvait être différent. Louis s’amusa de cette pensée et réalisa que dorénavant le monde entier était son terrain de jeu.
La nuit commençait à tomber sur les déambulations de Louis. Contrairement à Paname où la ville s’endormait avec la nuit, La Nouvelle Orléans s’éveillait peu à peu. Louis remarquait de plus en plus de monde dans les rues. Les camelots installaient leur tripot plus ou moins clandestins, les filles de joies ne se cachaient plus. De la musique commençait à s’échapper de chacun des bars devant lesquels il passait. Des petits groupes s’installaient sur les trottoirs créant une douce cacophonie enivrante. La musique, la danse et la joie de vivre prenaient possession doucement de La Nouvelle Orléans.
Subitement Louis s’arrêta, surpris par le nom d’un bar. Celui-ci s’appelait « Les deux coupoles ». Ce bar portait le même nom que son repère parisien. Les portes étaient grandes ouvertes et Louis pouvait entendre, non pas les jazz cajuns, mais un blues lourd, rythmé. Le nom du bar et cette musique différente de ce que l’on pouvait entendre dans ce quartier intriguèrent le jeune homme.
Louis entra dans la taverne et se dirigea vers le bar. L’ambiance était fort différente de ce qu’il avait pu connaître dans la brasserie parisienne du même nom. Ici, à la Nouvelle Orléans, il y avait peu de tables et elles étaient concentrées dans un coin de la salle. La piste de danse et la scène occupaient l’essentiel de la place. Sur la scène, un duo de jeunes gars, bien jeunes, jouait ce blues saccadé. Le morceau était lourd et électrique, simple, rugueux.
Louis s’installa au bar et commanda un coca. Il profitait de la musique, assis au bar et observait les musiciens, les danseurs, les filles. Il était bien. Il était à sa place.
Et puis, son regard s’arrêta sur un vieux noir assis à une table. Ce vieil homme semblait le fixer derrière ses lunettes noires. Il portait un chapeau de feutre Homburg noir. Il était habillé d’un costard trop grand pour lui. Une cravate noire, imprimée d’étoiles blanches serrait sa chemise. De chaque côté du vieil homme, un black mastard était assis. Ils étaient là mais ne semblaient pas être présents. Le vieil homme attirait toute l’attention. Sur la table traînaient quatre verres de whisky. Un devant chacun des occupants de la table, un dernier posé devant une place vide. Louis fut surpris d’apercevoir, debout, à quelques mètres derrière le vieil homme, un jeune noir, dans l’ombre. Lui aussi avec un chapeau plutôt style Stetson et un costume qu’il devait avoir trouvé aux puces. Ce gars le fixait également et son visage était illuminé par l’incandescence de son mégot. Sans que Louis ne sache l’expliquer, il lui semblait reconnaître cet homme qui n’avait pas l’air beaucoup plus vieux que lui, si on excluait ses fringues. Il ressenti comme un air de déjà vu, comme si son esprit s’embrouillait et que sa conscience le quittait peu à peu.
Le regard de Louis replongea dans les lunettes du vieux noir et sans qu’il ne sache comment, il se retrouva assis à cette table, avec l’homme au Homburg et les deux mastards.
La musique des deux jeunes texans était devenue lointaine comme si quelqu’un avait appuyé sur la pédale de sourdine. Le brouhaha de la salle avait disparu et les notes feutrées du duo emplissait l’espace. Louis s’enfonça dans un rêve et la salle autour d’eux se voilait en même temps que la musique s’atténuait. Seule la table et ses occupants restaient présents et nets à l’esprit du jeune garçon. A ce moment, Louis n’aurait pas su dire à quelle époque il se trouvait. Les trois personnes assis à sa table sortaient d’une pochette d’un vieil album de blues des années cinquante qu’il allait écouter de temps à autres chez un disquaire de son quartier. Paname était déjà si loin, en distance mais aussi en temps.
Le vieux noir but une gorgée de whisky.
– Salut Little Louis ! Tu peux prendre ce verre. Il est pour toi. Dit l’homme au chapeau en désignant le verre posé en face de Little Louis.
– Comment connaissez-vous mon nom ? S’étonna Little Louis. Et qui êtes-vous ?
Le vieil homme sortit un étui à cigarettes en argent. Il prit une cigarette, sans filtre. La porta à sa bouche et un des blacks mastards lui alluma avec un Zippo qu’il referma d’un coup sec. L’ouverture du briquet, le grincement de la pierre, l’embrasement de la cigarette puis la fermeture du Zippo avaient été musical, en vibration avec les riffs électriques des musiciens lointains.
– Tu n’as pas besoin de connaître mon nom, Little Louis. Non tu n’as pas besoin. Tu dois juste savoir qui je suis. Est-ce que tu sais qui je suis, Little Louis ?
– Non, je l’ignore.
Tout comme le tempo du zippo avait claqué sur la musique, le vieil homme parlait avec une prose musicale, rythmée, sobre. Il chantait plutôt que parler.
– On m’a donné beaucoup de noms, Little Louis. Oui, beaucoup de noms. J’ai un nom d’homme, Little Louis, et tu peux m’appeler par ce nom-là, Little Louis. Oui tu peux.
– Et quel est ce nom, m’sieur ?
– Tu peux m’appeler Jaha Lenna, Little Louis. Oui, tu peux m’appeler Jaha Lenna.
Au cœur de la discussion, Little Louis se laissa envoûter par la voix grave et rocailleuse de Jaha Lenna. Il fut frappé par la musicalité de cette voix et nota que Jaha Lenna répétait souvent ses fins de phrases, peut-être de façon inconsciente, mais ce tic agissait comme un refrain qui tourne dans l’oreille et s’incruste dans l’esprit.
– J’ai eu beaucoup de noms à travers le temps, mais c’est sous ce nom que les hommes me connaissent. Certains, dans le bayou ou dans des salles borgnes de certains honky tonks m’appellent le Dieu Serpent, le démon ou même l’esprit qui crée les légendes.
Little Louis sursauta à cette mention du Dieu Serpent. Était-il dans un rêve ?
– J’ai … j’avais un amis qui croyait en un Dieu Serpent. Cet ami m’a raconté une légende.
– Je sais Little Louis, je sais. Mais une légende reste une histoire qu’on raconte aux enfants et qu’on choisit de garder avec nous. Chacun croit en celles qui l’encouragent ou celles qui lui plaisent. Mais personne ne connaît ma véritable histoire, Little Louis, personne ! J’ai moi-même tellement voyagé dans l’espace et dans le temps et j’ai rencontré tellement d’hommes et de femmes qui m’ont raconté ma légende que je ne suis plus certain de connaitre ma véritable histoire.
– Mon ami est mort parce qu’il croyait à cette légende. Il est mort pour pouvoir venir ici, dans ce pays et trouver quelque chose.
Little Louis avait haussé le ton. Il avait laissé la colère monter en lui quand il se rappela Jesse abattu sur un trottoir de Pigalle.
– Je le sais Little Louis, oui je le sais.
A ces mots Little Louis comprit qu’ils avaient été surveillés et que Jaha Lenna ou un de ses sbires avait été présent à ses côtés depuis longtemps. Le jeune homme dans son costume usé et sa cigarette qui était resté dans l’ombre jusque maintenant, s’avança et entra dans la bulle des quatre hommes.
Little Louis reconnu ce jeune homme et cette expression de déjà le connaître remonta en lui : Dude, la première des légendes, l’homme du parc, l’homme de sa rue, l’homme qui assista au dernier souffle de Jesse.
– Tu sais, Little Louis, la mort n’est pas une fin. L’univers se nourrit des morts et des naissances, des joies et des malheurs, de la bière et du whisky. (Jaha Lenna s’amusa de cette image). La mort de tes amis a été utile car elles t’ont amené ici, assis en face de moi.
– Je ne comprends pas, dit Little Louis, en quoi la mort de mes amis a pu être utile ? Nous rêvions de venir ensemble et nous serions venus si tout s’était bien passé.
– Si vous étiez venus ensemble, Little Louis, oui, ensemble, ça n’aurait pas été la même histoire. Non. Pas la même histoire.
Little Louis n’admit pas cette idée et s’enferma dans un silence, un peu triste. Le groupe resta un moment sans dire un mot. Jaha Lenna observait Little Louis à travers ses lunettes noires. Dude, toujours debout, le fixait également en tirant sur sa cigarette roulée. Silencieux, immobile, rien n’exprimait une émotion à part un sourire malicieux. Les deux blacks mastards ne regardaient ni Little Louis, ni Jaha Lenna. Ils semblaient être juste là, sans but particulier. Little Louis observait cette scène. Il se dit qu’elle aurait pu appartenir à un film des années trente. Les costards soignés sur des hommes de tripots, les chapeaux qui ne se portaient plus, la façon de parler posée sur une partition, des musiciens qui ressemblaient à des mafieux. Little Louis ne savait plus où il était.
Jaha Lenna fini son verre et reprit la parole.
– Pourquoi es-tu ici Little Louis ? Pourquoi ?
Little Louis hésita.
– Je ne sais pas si je cherche une légende ? Je crois juste que je suis venu me chercher moi-même. Je veux découvrir qui je suis, sans qu’on me dise qui je dois devenir.
– Tu crois aux légendes, Little Louis ?
– Je dois y croire. En mémoire d’un ami qui a donné sa vie pour celle en laquelle il croyait. Avant qu’il ne disparaisse, il m’a raconté la légende de … votre légende ! En disant ces mots, Little Louis se rendit compte que Jaha Lenna était peut-être la légende qui faisait vivre Jesse. Il m’a raconté qu’il devait aller dans un bar, à Tulsa et qu’il y rencontrerait un homme qui sauvait les âmes des musiciens maudits et qui créait des légendes. Je ne sais pas si j’y crois, mais je vais aller voir ce bar. Peut-être y retrouverai-je Jesse ?
– Fais attention mannish boy. Ce voyage est le tien. Il te permettra de trouver une âme. Alors profite, de chaque seconde. Profite de chaque mile. Ce qui importe, ce n’est pas la destination, c’est le voyage. Oui, le voyage. Laisse toi envoûter par ce pays, par les jours qui vont suivre. Ouvre ton cœur et ton âme et va à Tulsa si tel est ton souhait. Peut-être y trouveras-tu quelque chose.
Jaha Lenna posa son verre brutalement sur la table. Little Louis sursauta, assis sur son tabouret de bar, son coca à la main, comme s’il sortait d’un songe. De l’autre côté de la salle, la table ronde était vide. Sur la scène, les deux jeunes musiciens texans avaient été remplacés par un groupe typique de la Nouvelle Orléans. Ils jouaient un ragtime endiablé.
Little Louis passa la nuit dans ce rade à écouter une musique d’un autre temps. Il repensait au songe qui était venu à lui. Était-ce seulement un songe ? Après une nuit de train entre Paris et Le Havre, vingt-huit jours à traverser l’Atlantique, et une nuit blanche aux deux coupoles, Little Louis comprit que son voyage ne faisait que commencer. Un voyage qui serait une tempête sur son adolescence.