- Imaginez que vos sourcils se mettent à vous parler.- Pardon ?!
Je tournai vivement la tête vers l'homme assis à coté de moi. Il n'avait pas l'air très vieux, pourtant ses cheveux grisonnants voulaient me convaincre du contraire, tout comme les toutes petites rides qui commençaient à se creuser au coin de ses yeux pâles. Je ramenai doucement mon sac sur mes genoux et une bouffée de chaleur m'enveloppa lentement. Je n'aimais absolument pas être apostrophée par des gens, en plus des inconnus et dans ce cas précis, des inconnus aux réflexions étranges. Je n'osais plus bouger.L'homme ne me regardait même pas, comme s'il ne s’adressait pas à moi. Le regard droit devant, fixant quelque chose de lointain, il avait l'air un peu perdu. Mais il répondit tout de même à mon interrogation.- Oui, ils peuvent le faire ! Je le sais, ça m'est déjà arrivé, à moi.C'est alors qu'il se tourna vers moi et détailla mon visage. Un frisson me parcouru les épaules et un malaise m'envahit. Mon regard ne pouvait plus se détacher des siens, de sourcils. Ceux qu'il n'avait plus, évidemment. C'était exactement ce qui rendait son visage troublant. Il du remarquer mon air effrayé parce qu'il enchaîna, essayant de me persuader du bien fondé de son action.- Ils me parlaient à moi, oui oui. C'est pour ça que je les ai rasé. Comme ça ils peuvent plus me parler, non. Je les entends plus, comme ça. Ils me disaient des choses, vous savez, c'est pour ça, des choses graves, hein !Ma gêne grandissait au fur et à mesure qu'il parlait. L'envie de m'enfuir à toutes jambes se faisait de plus en plus forte mais mon corps était paralysé. Et évidemment, pas un seul témoin n'était là pour attester du surréalisme de la situation ! - Vous, ils sont beaux les vôtres, reprit-il après examen de mes petits poils foncés. Je parie qu'ils vous crient pas dessus, à vous. Ils ont pas l'air d'être comme ça. Moi, s'ils avaient arrêté quand je leur ai demandé, ça serait pas arrivé. Ah ça, non, hein. Ils étaient vraiment très durs avec moi et ils m'écoutaient pas du tout, non. Moi, je vous donne un conseil, moi : faites attention, si jamais ils commencent à vous dire des trucs, n'importe quoi, vous les écoutez surtout pas, vous les rasez direct. Parce que ça, quand ils commencent, c'est jamais bon. Méfiez vous, ne les croyez pas même s'ils ont l'air gentils, c'est tout du faux avec eux. Je connais, moi, c'est ce qu'ils ont fait avec moi. Depuis qu'ils sont plus là, ça va un peu mieux, ils me parlent plus, vous savez. La scène prenait une dimension de plus en plus angoissante et mes yeux ne cessaient de s'agrandir à mesure qu'il débitait. Toutes ces paroles n'avaient aucun sens et je me creusait en vain les méninges pour me sortir de là. Mon bus arriva enfin et je fus soulagée d'être la seule à monter à bord à cet arrêt. Avant que les portes ne se referment derrière moi, l'homme semblait marmonner seul. Je pris place au fond du bus et constatai mes mains tremblantes et mes muscles crispés. Un passager me dévisageait, je devais avoir l'air pâle. Il se tourna vers la femme à coté de lui.- Encore un de ces retardés qui attend pour la sortie, soupira-t-il. Il est en avance celui-là. D'habitude, c'est plutôt dans le bus de 16h qu'on les croise.Je jetai un coup d’œil curieux à l'homme resté assis dehors alors que le bus démarrait. Il m’aperçut et m'adressa un large sourire dénué d'émotion. Un autre frisson me traversa les épaules. Ma journée passa et le souvenir de cette rencontre singulière s'évaporait. Dans le miroir de la salle de bain, mon reflet me dévisageait. Après inspection de mon corps et de ma face, j'entrepris d'ôter quelques poils disgracieux et indisciplinés de mes sourcils. Je pris la pince à épiler et commençai à les enlever mais alors que je tirai sur le premier poil, je cru entendre un petit cri aigu et étouffé.
Je decouvre ton recueil, et je ne sais pas pourquoi, "le sourcil" m'a fait de l'oeil( Ok, jeu de mot pourri...)
Je trouve ça très sympa, ça a un petit côté japonais dans le style d'écriture ou dans le thème abordé (ou les deux...). Ou comment l'étrangeté nait des choses du quotidien...
Bref, j'ai vraiment aimé ce petit texte, je me suis dit qu'il méritait une plus grande diffusion que juste PA. Tu connais Short édition ? Je n'ai pas testé moi-même, mais ça me semble bien adapté à la diffusion des textes courts. A voir...
En tout cas, je reviendrai voir les autres !