Chapitre Neuvième,
Pacte Volontaire
Paname, Terre 33, XXème siècle
A moitié rassuré par la nouvelle attitude de Charlotte à son égard, Lake se dirigea vers la cuisine. Il descendit lentement l’escalier à moquette qui étouffait ses pas. Lorsqu’il entra il trouva Madame Suzanne affairée à préparer le petit déjeuner. Des odeurs de café, de confiture et de scones emplirent ses narines. Sa nouvelle Lame n’était pas dans la cuisine. Il s’assit à table tandis que Madame Suzanne lui servait un café brûlant :
- Charlotte n’est pas ici ?
Madame Suzanne observa le vide un instant. Elle répondit avec un sourire amer :
- Son..Charlotte suit son propre chemin. Elle disparaît parfois.
Lake accepta la réponse. Il aurait pu localiser Charlotte avec le lien mais il savait déjà qu’elle allait bien. Ses sens auraient été en éveils si cela n’avait pas été le cas. Malgré lui, une image furtive de la jeune fille apparut dans son esprit. Elle se trouvait sur un toit, son regard plongé dans le ciel froid de Novembre. Il reporta son attention sur Madame Suzanne.
- Madame Suzanne, comment connaissez-vous Charlotte ?
- Elle était mon élève à l’académie.
- Quel genre d’élève était-elle ?
Madame Suzanne passa une mais lasse dans la crinière rousse de Vermeil. Le chat ronronna doucement en mordillant parfois la main de la vieille dame.
- Charlotte Kingsley était une élève brillante. Elle se mêlait rarement à ses camarades et avait une irrévérence naturelle pour ses professeurs. Monsieur, je vous demande d’être prudent. Nous savions tous qu’il y avait une part de grande violence en elle. Vous partagez maintenant cette réalité avec elle. Même aujourd’hui je peux toujours affirmer qu’elle attend son heure. Cette jeune fille est capable de tout, du pire comme du meilleur. Et récemment, son comportement ne laisse rien présager de très bon. Son pouvoir grandi, je peux le sentir.
- Pardon mais, une violence vous dites ?
Le soleil dardait ses rayons sur le carrelage blanc et rouge avec une fatalité qui rappelait à Lake le feu qu’il avait vu dans le regard de l’étrange jeune Charlotte.
- Une violence oui. Une agressivité qui la dévore. Nous avons recueilli Charlotte alors qu’elle avait à peine trois ans. Nous n’avions aucune idée ni d’où elle ne venait ni pourquoi elle se trouvait sur cette plage. Elle ne pleurait même pas. Une rage de vivre l’habitait, mais après quelques années cette rage s’est muée en mépris puis en cynisme pour le monde dans lequel elle évoluait. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour la guider. J’ai la prétention de croire que c’est pour cela qu’elle doute encore.
- Je le sens aussi. Elle est perdue je crois.
- Je ne le sais que trop bien, jeune Prince.
Elle disposa de petits scones fumants sur la table. Vermeil vint se blottir sur les genoux de Lake. Dans cette lumière, Madame Suzanne semblait plus vieille que son âge réel. Le Porteur su avec une vérité toute inhumaine que nombres de ces rides avaient été creusées par sa Lame.
- Charlotte est instable. Elle voulait devenir pilote de ligne. Elle n’a pas tenu trois semaines dans l’armée. Sa nature rebelle n’avait plus aucune limite. Elle a toujours rêvé de voler. C’est de ma faute, j’avais beau le caché, elle était de loin mon élève préférée. Je l’ai encouragé à poursuivre son rêve et je n’ai jamais vu l’essentiel.
La voix de Madame Suzanne s’étrangla de honte. Lake ne comprenait pas pourquoi la veille dame lui racontait tout ceci. Peut-être voulait-elle le protéger de sa pupille. Ou était-ce l’inverse ?
- Elle était une Elue du Cristax depuis tout ce temps. Vous n’imaginez même pas ce qui pourrait advenir de nous tous si elle se servait de sa magie. Ce serait cataclysmique.
Il la dévisagea.
La fenêtre s’ouvrit violemment et Charlotte sauta lestement à travers.
- Petit Duc, prends tes affaires, on bouge.
Madame Suzanne s’affola :
- Déjà ?
- Mamie, prend cette potion d’amnésie maintenant. Nous serons partis dans dix minutes. Ils nous ont repéré.
- Mais comment ?
- Tu te souviens de cette publicité sur le télescope spatial de la taille d’une planète pouvant repérer une aiguille dans une botte de foin ? Et bien, ils l’ont tourné vers nous.
- Mais le Cristax ?
- Nous n’avons pas complété le rituel Mamie, nous somme toujours dans leur radar technologique.
Charlotte poussait frénétiquement Lake vers la chambre pour qu’il commence à se préparer pendant que Lake poussait dans le sens inverse pour pouvoir rester et écouter leur conversation. Cette conflictualité nouvelle dans le couple Lame/Porteur déplut au Cristax qui créa une déflagration les forçant à reculer de quelques pas.
Les poings serrés par la rage Charlotte hurla :
- MONTE !
Le garçon obéit malgré lui et commença à préparer son sac. Il aurait aimé entendre la conversation. Charlotte le lui en empêchait avec toute la force de son esprit. Lorsqu’il redescendit avec un sac de toile beige sur les épaules contenant quelques barres de céréales, de l’eau, un livre et une couverture thermique, il trouva Madame Suzanne en train de lever le sortilège qu’elle avait posé sur la maison. Charlotte lui fit ensuite avaler une mixture violette sans odeur.
- Mamie, merci pour tout. Je suis désolée pour le tapage. Je te promets que j’essayerai de ne plus avoir besoin de toi.
Madame Suzanne ébaucha un sourire maternel à l’égard de la jeune fille et caressa doucement sa joue diaphane. La tendresse de ce mouvement fit tressaillir Lake et Charlotte d’un même mouvement. Ils se regardèrent puis devinrent rouge pivoine.
- Madame Suzanne, je vous remercie pour votre accueil salutaire. Je suis votre débiteur.
- Vous serez toujours les bienvenus ici mes enfants.
Ils sortirent par la porte principale. Décision qui ne plaisait pas du tout à Lake. Ils furent de nouveau à la merci de la lumière du soleil et du froid automnal. Charlotte inspira une immense goulée d’air frais et son visage fatigué se détendit. Elle avait hâtivement noué ses cheveux avec un ruban bleu, seule coquetterie de ses vêtements aux allures militaires. Et Lake du admettre qu’il lui trouvait un certain charme.
Elle le fusilla du regard :
- Pas de ça avec moi Petit Duc, nous sommes dans une collaboration d’intérêts.
Il n’était pas certain du sens de ces mots mais hocha la tête en explorant les alentours. Ils se mirent à marcher rapidement dans les rues qui s’éveillaient. Le vaisseau spatial par lequel les Lycoris avaient accosté sur la planète se trouvait toujours à quai. Ses voiles blanches flottaient élégamment dans le vent matinal.
Une pointe de nostalgie envahit Lake qui pressa le pas comme pour s’éloigner au plus vite d’une décision trop facile et tentante. Il ne savait pas pourquoi, mais il était certain qu’il devait mettre le plus de distance possible entre eux et son père. Charlotte le fit monter dans ce qui ressemblait à un tramway à suspension magnétique qui les conduisit aux abords de la ville dans un quartier résidentiel qui semblait mener à une forêt. Lorsqu’ils s’arrêtèrent pour un déjeuner frugal composé d’une miche de pain et de fromage, une alarme sonore retentit au loin. Charlotte leva immédiatement la tête pour évaluer la situation. Devant eux, la ville s’étendait dans toute sa majesté telle une myriade de points colorés dans un océan de verdure.
- Je ne vois rien.
Charlotte avait marmonné dans sa barbe avec inquiétude. Ils étaient bien trop loin pour qu’elle ne puisse distinguer quelque chose. Il la regarda et se souvint soudain qu’il y avait toujours le traducteur de rêve dans sa poche. Il le lui tendit avec gentillesse.
- Que veux-tu que je fasse avec ça ?
- C’est un traducteur de rêve.
- Tu as apporté une relique technologique de ton monde ici ?!
- Il n’y a aucune technologie de mon monde là-dedans, cet appareil appartenait à ma mère. Il vient d’avant la Grande Technique. J’en ai hérité à sa mort.
- Ça sert à quoi ?
- A beaucoup de choses. Mes ancêtres l’appelaient une « longue vue », ça permet de distinguer des choses éloignées de toi si tu regardes par cette lentille, là.
Il la regarda faire alors qu’elle manipulait le traducteur de rêve. Il lui fallut trois secondes pour maitriser l’engin et Lake haussa les sourcils, impressionné.
- Je suis désolée.
- Ah bon ? Pourquoi, parce que j’ai plusieurs exemples en tête qui justifierai…
- Pour la mort de ta mère, je suis désolée.
Elle n’avait pas tourné la tête mais une vague de chaleur l’envahit comme si elle essayait de le calmer. Il savait qu’elle ne le faisait pas exprès, ce qui était d’autant plus troublant. Les cheveux de cendres de la jeune fille s’enroulaient comme des tentacules autour de la longue vue de sa mère et Lake crut y déceler un signe.
« Petite Flaque, j’arrive »
Lake se décomposa et faillit tomber à la renverse. Seul l’arbre derrière lui l’empêcha de s’effondrer sur le sol. Elle l’avait senti aussi, il le voyait à son regard. Elle ne fit pourtant aucun commentaire. Elle lui tendit la longue vue, l’ajustant pour lui désigner où regarder. Lake vit Rouge et Lenn donner des ordres à des hommes vêtus de blanc. Une femme était également avec eux.
- Ils nous cherchent. Les feuillages nous dissimulent du télescope mais ton père mettra tout en œuvre pour te retrouver. Ils ne vont plus tarder à lancer des patrouilles volantes à nos trousses. Nous devons compléter le rituel.
- Quel rituel ?
- Il y a un rituel qui nous permettra de nous rendre « invisibles aux yeux de la technologie ». Il complète le pacte initial entre Porteur et Lame. C’est la partie volontaire. Ensuite je t’emmènerai dans les Contrées Vides. Des gens pourraient nous venir en aide là-bas.
- Que doit-on faire ?
- Prêter serment sur nos vies. Les anciens avaient le sens de l’emphase.
- Il suffit de parler ?
- Et bien…oui. Mais chaque promesse que tu fais sous l’influence du Cristax sera porteuse de conséquences. Donc on doit prêter serment sur nos vies. Si on renonce, le Cristax prendra nos vies.
- Toujours aussi joyeux…
- On devrait le faire maintenant, ça générera une énorme puissance magique mais au moins ils ne seront plus capables de nous suivre aussi facilement.
- Allons-y.
- Agenouille-toi devant moi et répète.
Elle émit un rire mauvais que Lake ne comprit pas puis entonna une incantation lugubre.
« Aujourd’hui et à jamais, je jure,
Il répéta.
« Aujourd’hui et à jamais, je jure,
« Que la lumière du Cristax ne quittera pas ton cœur,
« Je la guiderai vers toi dans les ténèbres obscures et dans les lumières aveuglantes d’une foi impure,
« Je tuerai ton ennemi car il sera mien,
« Et je fais de toi ma lame,
« Ni Dieux, ni Hommes ne nous seront égal,
« Je porte notre marque et je partagerai ton destin. »
Une lumière battit dans ses veines sur la marque du pacte. Elle prit possession de son sang et de ses cellules. Ses neurones prirent une couleur dorée. Dans l’obscurité de sa cécité il vit les êtres vivants de cette Terre si éloignée et pourtant si proche de la sienne. Ils ne formèrent progressivement plus qu’une seule entité. Les arbres autour d’eux furent réduit en cendre pour se régénérer en une fraction de seconde encore et encore. Il sentit en lui le pouvoir de la création. Il n’était rien, ils étaient tout. Et c’était terrifiant.
Il quitta son enveloppe charnelle pour rejoindre celle de Charlotte. Elle fit de même. Il se sentit femme pour une vie entière et elle vécu la sienne. La perte de ses parents. Son amnésie avant ses trois ans. Ses rêves d’aviation. Cette incompréhension chronique de la société et de ses règles. Les rires des filles de l’académie. Un homme blond aimé puis… puis le big bang. Lake fut un brin d’herbe, une planète, un océan. Une amplitude incertaine de choses et de gens qui s’unissent puis se désagrègent. Une histoire de la vie : union, séparation, union, séparation. Une infinité de néants singuliers et éphémères. L’intelligence brute de la survie menant une bataille acharnée contre l’inertie. Le temps, comme pensée d’abord, puis comme moteur, une roue effectivement, en perpétuel mouvement luttant contre le pessimisme tautologique de la mort. La vie avait déjà gagné. Eternellement la roue tournerait pour lui et pour elle, pour tous ceux qui possédaient cette étincelle de vie. Livrés en pâture. Soldats malgré eux d’une bataille conditionnant leurs existences à tous. Il n’y avait pas de choix. Vivre signifiait se battre.
Contre les lumières aveuglantes d’une foi impure.