Je suis secrétaire.
La liste, dans le désordre, des choses auxquelles je n’ai pas droit :
fermer la porte de mon bureau
exiger que mes supérieurs signalent leur présence avant d’entrer
choisir mes horaires de travail, mes horaires de pause
pointer du doigt une erreur commise par autrui
avoir un avis différent
porter un short les jours de canicule
aller aux toilettes lorsque mon supérieur attend un coup de téléphone important
ordonner que les verres en plastique polluant soient remplacés par des tasses lavables
élever la voix contre le collègue qui regarde mes fesses
En revanche je peux, en tout impunité, Attendre. On m’appelle, je réponds et me lève mais, devant les portes qui s’entrebâillent pour me laisser entrer - en catimini, telle une souris qui s’affaire à ses besognes ingrates - les sphinx en costumes-cravates veillent. Immenses et impassibles. Bloquent l’entrée. Et aucun mot magique, aucune réponse à aucune énigme, ne les feraient accepter mon passage. Sourire. Le signe que tout va bien. Et tout doit aller bien. Imprimer. Des liasses de documents inutiles, qui volètent de partout, avec lesquels on pourrait construire des chapeaux, des avions, des maisons mais qui, en réalité, finiront par être parcourus à la hâte par des cerveaux plus diplômés que le mien, oubliés – les documents, pas les cerveaux - oubliés donc, déchirés, jetés dans une poubelle, recyclés, inutiles du début à la fin. Misérables vies froissées. Être jolie. Une bonne présentation, c’est la clef. Il faut en tout état de cause porter une jupe mignonne ou un rouge à lèvres ou des talons tendance. Au choix. Une secrétaire chiffonnée, mal réveillée, dégrossie au biseau, ça laisse pantois : elle ne saura pas répondre au téléphone, se dit-on. Si elle ne prend pas soin d’elle, comment peut-elle soigner son travail ? Réagir. Au quart de tour. Un appel et hop ! je décroche. Un sifflement et bim ! j’apparais. Comme par magie.
Me taire.
De la boue. Je suis de la boue. Brune, malléable, informe. Silencieuse et inintéressante. Invisible - sauf lorsque je dérange. Ma chair flasque dégouline, grouillante, mais ne tâche jamais rien : je ne laisse pas d’empreinte sur le monde. Mes lunettes de secrétaire reluisent par-dessus un visage sans traits - à peine quelques trous, deux ou trois coups de burin pour signifier des orbites, des narines. Une bouche qui ne s’ouvre pas. Et ce n’est pas du sang qui coule dans mes veines, mais un liquide repoussant, puant. Qui dit que je ne fais pas partie de la cour des grands.
De la merde. Je suis de la merde.
Heureusement, il y a les vaches. Elles viennent la nuit. Quand je ferme les yeux – je ne suis pas folle, je sais qu’elles n’existent pas réellement – quand je ferme les yeux et que je suis sur le point de m’endormir, elles apparaissent. Me rendent visite. Elles ne me voient pas, ne savent pas que j’existe et comment le sauraient-elles – elles vivotent dans les méandres de mon imagination.
Elles sont brunes et se meuvent par grappes. Des grappes de vaches brunes, oui. Une par une, elles installent leurs quatre fers sur une soucoupe de tasse géante, blanche. Puis, de leurs mains – car elles sont tout autant bipèdes que quadrupèdes – elles soulèvent la soucoupe, l’enfilent autour de leur taille. Et les voilà, belles et pleines, affublées d’un tutu qui leur sied à merveille.
Des vaches brunes en tutu de porcelaine.
La première fois, j’étais surprise. Je ne m’y attendais pas : un tel cirque, mais pour quoi faire ? Et où vont-elles une fois vêtues de leur tutu ? Nulle part. Suite à quoi, je me réveille.
Au départ, tout allait bien. J’entretenais une relation toute particulière avec les vaches : elles faisaient leurs affaires, gaiement, et je les observais. L’idée de les savoir là me rendait légère, guillerette. Le matin, je partais travailler en sachant que je les retrouverais plus tard - dans mon sommeil. Après tout, passée l’incongruité, quoi de plus banal que de vivre avec une bande de vaches en tutu.
Parce que c’était comme si elles et moi partagions mon appartement. Elles n’étaient pas inscrites sur le bail du propriétaire - et comment l’auraient-elles été - cependant nous étions colocataires. Pour ne pas les vexer, j’ai banni la viande de mon alimentation. Avant de m’endormir, je déplaçais les meubles afin de leur laisser un passage, un lieu de vie à elle. Qu’est-ce qu’elles pourraient faire dans mon salon exigu, avec leurs sabots et leur tutu, je n’en sais rien – danser ?
Par la suite, ça s’est gâté. Les vaches m’ont suivie. Elles se sont sans doute lassées de l’appartement. Lassées de n’apparaître que de nuit, aussi. Toujours est-il qu’un beau jour, je ne sais pourquoi, elles se sont retrouvées à côté de moi, à la file indienne, dans les couloirs du métro. Comme ça. L’air de rien.
Ça n’a dérangé personne. Il faut dire que les Parisiens sont ce qu’ils sont : amorphes. Alors, puisqu’aucun usager du métro ne s’est interrogé quant à la présence d’un troupeau de vaches dans le wagon – wagon à Parisiens, n’est-ce pas, et non wagon à bestiaux - enfin… J’ai, à mon tour, accepté la chose. En toute franchise, cela me plaisait beaucoup. Un tableau insolite de corps bruns, des volants de tulle bercés par l’air nauséabond des sous-sols métropolitains : voilà qui égaye votre journée.
Pour ne rien gâcher, les vaches m’ont accompagnée jusqu’à mon bureau : elles se sont posées, tranquilles, ici sur les meubles, là sur les rebords de fenêtre. La pièce pouvant difficilement contenir tout un troupeau, certaines se sont retrouvées le museau collé contre la porte. Les tutus frétillaient. Personne n’a prêté attention à elles – à croire qu’elles n’existaient qu’à mes yeux.
Avec elles, les journées paraissaient moins grises. Elles me faisaient rire - peu de gens le savent, mais les vaches en tutu ont beaucoup d’humour. Quand elles rigolent à leurs propres blagues, leurs flancs se soulèvent par hoquets et les morceaux de tulle se tortillent de plus belle. Tout cela me déconcentrait et mon efficacité au travail en a pâti. Sans que personne, là non plus, ne note de changements.
Toutefois l’histoire ne s’arrête pas là. J’aurais pu vivre et dormir entourée de mes chères vaches, me contentant d’une existence terne assaisonnée de petites touches d’étrangetés. C’était sans compter sur l’apparition des baleines. De vraies baleines. Dans la Seine. Plus petites que celles qui peuplent les océans, semble-t-il, car après tout les fleuves ne constituent pour elles qu’un habitacle sommaire. Mais des baleines tout de même. Très bleues. J’ai tout de suite su qu’il fallait faire attention et que les berges devenaient dès lors un lieu de passage risqué : les baleines pouvaient vous manger les pieds. Non pas qu’elles soient méchantes, il faut bien qu’elles se nourrissent. Fort heureusement, les vaches et moi marchions dans les carrés rouges et or prévus à cet effet, et aucun accident ne survint. Les balades le long des quais sont aujourd’hui des plus agréables.
Aussi ne fus-je aucunement étonnée de surprendre, un beau matin, ma grand-mère en pleine séance de ski sur une seiche géante - dans la Seine, toujours, cela va sans dire. Elle s’amusait comme une folle ; les coudes et les genoux courbés, la bouche ouverte sur un énorme rire sans son. Je l’interpellai, elle m’invita à la rejoindre. Je sautais d’un pont et atterris dans une ville étrangère. Les façades se pliaient et se dépliaient à l’infini, créant un réseau d’immeubles multicolores qu’il était possible de relier grâce à des fils de funambules. Les murs de mon appartement étaient composés de montagnes de livres – sans quoi tout s’effondrait. J’en empoignai quelques-uns et me demandai lequel porter. J’optais pour un roman féministe que j’enfilais avec précaution : un bras dans la première de couverture, l’autre dans la quatrième, et la tranchefile comme parapluie rétractable. Un théâtre miniature servait de coucou et s’ouvrait, toutes les trois heures, sur un cocktail de crevettes : je n’aurais jamais faim. Un chat noir se caressa contre mes jambes, s’étira en un fauteuil miaulant et s’installa sous moi : je savais où dormir.
Ainsi pelotonnée dans mon univers.
J’étais.
Je suis.
Heureuse.
Il y a un paragraphe qui me semble en décalage avec le reste, c’est celui qui commence par « De la boue » et qui se termine par « Je suis de la merde ». Outre la vulgarité qui n’apporte pas grand-chose, on passe de la fée du bureau à une créature nauséabonde. Je comprends que l’estime de soi de ladite secrétaire puisse être au plus bas, mais j’ai de la peine à voir comment on passe de la jolie secrétaire-servante (quoi doit d’ailleurs également être désirable et convoitable sexuellement) à une chose dégoûtante comme la matière fécale.
D’ailleurs, le fait que les vaches sont brunes (plutôt que noires et blanches, par exemple) a-t-il un rapport avec la boue du paragraphe que je viens d’évoquer ?
Coquilles et remarques :
— Il faudrait harmoniser les tirets qui introduisent ou encadrent des propositions incidentes. Parfois courts, parfois demi-cadratins, parfois en paires asymétriques, ils sont un peu anarchiques.
— La liste, dans le désordre, des choses auxquelles je n’ai pas droit [J’ajouterais quelque chose pour faire la liaison avec la première phrase. Par exemple : « Voici la liste ».]
— En revanche je peux, en tout impunité, Attendre [en toute impunité ; c’est devant des adjectifs qu’on trouve « tout » avec une valeur d’adverbe / attendre ; la majuscule ne se justifie pas]
— les sphinx en costumes-cravates veillent [J’ai cherché dans le dictionnaire de l’Académie française, celui du CNRTL, le Littré, le Robert, le Larousse et le dictionnaire historique de Robert : aucun ne mentionne « costume-cravate » avec un trait d’union ; le Robert historique le mentionne sans trait d’union. En revanche, on trouve le trait d’union dans le Wiktionnaire et dans Wikipédia, qui ne sont pas de références en matière de français. Étrange.]
— Et aucun mot magique, aucune réponse à aucune énigme, ne les feraient accepter mon passage [ne leur ferait accepter]
— Des liasses de documents inutiles, qui volètent de partout [La graphie traditionnelle est « volettent ». Pour ces formes verbales, tu choisis toujours la graphie rectifiée, semble-t-il, alors que pour les verbes en « -aître », c’est variable.]
— Il faut en tout état de cause porter une jupe mignonne ou un rouge à lèvres ou des talons tendance. [Je remplacerais le premier « ou » par une virgule.]
— Ma chair flasque dégouline, grouillante, mais ne tâche jamais rien [ne tache ; « tâcher », c’est s’efforcer de faire quelque chose]
— Elles ne me voient pas, ne savent pas que j’existe et comment le sauraient-elles – elles vivotent dans les méandres de mon imagination. [Point d’interrogation après « comment le sauraient-elles ».]
— Après tout, passée l’incongruité [Dans ce cas de figure, « passé » est plus volontiers invariable puisqu’il est employé comme une préposition.]
— Elles n’étaient pas inscrites sur le bail du propriétaire - et comment l’auraient-elles été - cependant nous étions colocataires. [Point d’interrogation après « et comment l’auraient-elles été ».]
— afin de leur laisser un passage, un lieu de vie à elle [à elles]
— Un tableau insolite de corps bruns, des volants de tulle bercés par l’air nauséabond des sous-sols métropolitains [Les sous-tasses ont été remplacées par des volants en tulle ?]
— Sans que personne, là non plus, ne note de changements. [Je mettrais « changement » au singulier.]
— C’était sans compter sur l’apparition des baleines. [C’était sans compter l’apparition ; « sur » est en trop. « Compter sur », c’est se fier à, s’appuyer sur qqn ou qqch.]
— Je sautais d’un pont et atterris dans une ville étrangère [Je sautai ; passé simple]
— J’en empoignai quelques-uns et me demandai lequel porter. J’optais pour un roman féministe que j’enfilais avec précaution [J’optai / j’enfilai ; passé simple. S’il s’agit d’actions répétées, qui exigent l’imparfait, il faut le préciser.]
J'ai beaucoup aimé la phrase "Fort heureusement, les vaches et moi marchions dans les carrés rouges et or prévus à cet effet, et aucun accident ne survint.", pour le "les vaches et moi", et en me demandant pourquoi je pense que c'est sans doute comment elle n'est plus seule? Au début elle es isolée et ignorée, puis elle n'est plus qu'elle mais "les vaches et moi", j'ai trouvé ça chouette.
à tutti!
.. Salut ! Tu vas bien ? :-D
Et merci ! D'autant que je sais ton goût et ta maîtrise pour l'absurde... A vrai dire, je crois qu'il faudrait que je retravaille très légèrement cette nouvelle : rien de drastique, juste re-calibrer certaines phrases ! Mais les vaches en tutu continueront de nous faire marcher sur les "carrés rouge et or prévus à cet effet", je tiens beaucoup à ce détail ;-)
Ce sujet du "j'en ai marre du métro boulot dodo et des interdits et bizarreries de la société" est de plus en plus courant je pense (je me demande pourquoi hahaha) et tu as quand même su lui apporter quelque chose de particulier et de personnel.
Ta nouvelle se lit toute seule : le début est efficace et fluide, ta plume délicate lui donne une vraie personnalité ! Et la suite.. c'est à la fois drôle, beau et nécessaire, ça m'a fait penser à Boris Vian un peu !!
Je me suis demandé si c'était triste parce qu'elle commençait à perdre la tête ou heureux parce que c'était fantastique et elle trouvait finalement le bonheur que le monde qu'on connaît ne peut pas lui apporter. Peu importe, ça finit sur je suis heureuse alors c'est cette hypothèse que je choisis :D
Merci pour cette lecture d84;
Je me demande moi-même si cette nouvelle est triste ou non, au final... mais je décide de faire comme toi, je reste sur la conclusion "je suis heureuse", et c'est le plus important !
Et bravo pour avoir su gérer le mélange entre les deux mondes, sans que l'un engloutisse tout à fait l'autre !
Des bisous,
Quine
Ha, j'ai pris beaucoup de plaisir à écrire cette nouvelle (inspirée d'un rêve - oui oui, j'ai moi-même reçu la visite éclair d'un troupeau de vaches en tutu). Je suis ravie que le tout paraisse cohérent malgré le côté loufoque !