Jouer, pleurer

Par Liné
Notes de l’auteur : Dans une fête foraine, il y a de la barbe-à-papa, des auto-tamponneuses, des enfants et des fusils. Mathéo et Lucas y ont carte blanche.

Jouer, pleurer

 

 

   Insensible au grésillement incessant de sa machine, le vendeur tend le bâton devant lui : la masse de filaments roses s’envole dans les airs, cache son visage, flotte - une perruque insolite à la recherche de son propriétaire. Séparés l’un de l’autre par ce simple bout de bois orné de sucre, Mathéo et Lucas suivent de leurs quatre yeux gourmands le voyage aérien de la barbe-à-papa, légère, jusque dans les mains d’une petite fille à peine plus jeune qu’eux.   

- Papa, papa, on peut en avoir nous aussi ? s’exclame Mathéo en sautillant.

   Lucas remercie en pensée l’audace de son frère ; son regard quitte la barbe-à-papa pour scruter, plein d’espoir, le visage fermé de ses parents.

- Plus tard.

- Mais quand, plus tard ? insiste Mathéo.

- Après les courses.

   Le père prend une profonde inspiration et lance vers sa femme un regard plein d'une lassitude à peine voilée. Les deux garçons, eux, sautent de joie et oublient aussitôt la barbe-à-papa : les courses, quoique cela puisse bien dire, signifient quartier libre. Et avoir quartier libre dans la fête foraine, ça vaut toutes les sucreries du monde.

- Mathéo, tu as ta montre ? demande la mère. Votre argent de poche ?

   L’intéressé hoche la tête, encourageant son père à poursuivre :

- On se retrouve devant le nègre dans une heure ?

   Il pointe un doigt sentencieux vers l’autre bout de l’allée pour indiquer, perdue entre une pêche aux canards et un stand de frites, la statue d’un maître d’hôtel noir dont la fonction se borne, en toute simplicité, à marquer l’entrée d’un train fantôme.

   Mathéo et Lucas lèvent la tête et saisissent le danger que représente ce bras autoritaire, là, au-dessus d’eux sous ce ciel vide de nuage, si d’aventure ils ne respectaient pas les règles.

- Quand je dis « dans une heure », insiste le père, c’est « une heure ». Pas une minute de plus.

- Ça marche !

   Avant même que les parents ne leur donnent le feu vert, Mathéo et Lucas se détournent d’eux et courent jusqu’à la statue. Leurs mains se tendent vers l’avant, et celle de l’aîné vient toucher en premier la surface lisse et sale de l’homme noir.

- J’ai gagné ! se réjouit Mathéo.

   Arrivé une seconde après lui, Lucas admet la défaite en baissant le menton.

- Dans une heure exactement ! crie le père à travers la foule.

   En guise de réponse, les deux frères esquissent un geste d’au-revoir enthousiaste. Leurs bras fendent l’air et rythment le flot des passants, dont les va-et-vient d’un manège à l’autre ne sont perturbés que par quelques ballons et pommes d’amour hissés dans la joie.

   Une fois les parents rassurés et disparus, happés par la vapeur des crêpes et le ronronnement des auto-tamponneuses, les deux enfants ramènent leurs quatre bras sur la statue. De leurs paumes indiscrètes, ils explorent le chapeau carré, les pommettes rondes, le nez épaté et les lèvres charnues. Ce n’est qu’en tombant sur les dents, qu’un sourire rayonnant dévoile, que la blancheur de leurs petites mains s’adoucit soudain. 

- J’aime bien ce nègre, admet Lucas.

- Pas autant que moi !

   Pour prouver qu’un lien spécial l’unit à la statue, Mathéo grimpe sur les pieds de l’homme noir et, du haut des quelques centimètres qu’il vient de gagner, toise son frère du regard. Alors, parce qu’il ne veut pas que son aîné le croie peureux, Lucas l’imite et se hisse à sa hauteur. Ainsi juchés, les pieds se battant pour grignoter le plus d’espace sur le socle, tous deux semblent se raccrocher à une bouée prête à couler. 

- Descends de là, t’es trop petit !

- J’ai la même taille que toi !

- Oui, mais t’es plus petit en âge !

- Ça change rien, ce nègre est autant à moi qu’à toi !

   A cours d’arguments, Mathéo fronce les sourcils et prend une grande inspiration. C’est toujours pareil, avec son frère : il faut le prendre par les sentiments, en douce ; jouer au stratège.

- Si tu me laisses ta place sur le nègre, tente-t-il d’une voix calme, la prochaine fois qu’on joue aux dames, je te laisserai prendre les blancs.

   La proposition capte toute l’attention de Lucas. La veille au soir, ils se sont longuement battus pour savoir lequel des deux aurait le privilège de régner sur les bons pions. Ils en sont venus aux mains ; et il a fallu la menace d’une punition sévère – les interdire de fête foraine – pour que les deux enfants s’apaisent. La dispute n’est pas nouvelle : de mémoire de petit homme, c’est Lucas qui a toujours hérité des noirs. Et cette injustice l’agace.

- Marché conclu ! décide-t-il avec excitation.

   Pour sceller leur pacte, il offre une main vigoureuse à son frère. Les deux garçons se défient du regard sous les yeux sans vie du maître d’hôtel. Et puis, finalement, Mathéo accepte : leurs paumes se rencontrent, leurs doigts s’entremêlent et leur poignée de mains imite celle des grands de ce monde.

   Aussitôt fait, Lucas descend de son piédestal et Mathéo envahit tout le socle ; ses chaussures de petit garçon s’étalent, trépignent et se calent sur les deux pieds de l’homme noir tandis que, au sol, tout sourire, Lucas savoure d’avance sa future victoire aux dames. La joie des deux petits n’a, en cet instant, d’égal que les confettis et les klaxons de la fête foraine. Le temps ralentit, leur amusement demeure un temps. Et puis :

- Bon, et on fait quoi ? s’enquiert le plus jeune.

  Maintenant qu’ils n’ont plus de sujet de discorde, l’ennui les gagne. Alors, sans crier gare, Mathéo saute de la statue, bondit sur Lucas, lui assène une légère tape sur le bras :

- Chat, c’est toi qui es !

   … Et se met à courir.

   Lucas se lance à sa poursuite : en deux temps trois mouvements, les deux frères dessinent dans la foule un serpentin de cheveux bruns se cognant ici contre des machines à sous, là contre un manège pour enfants. Ils rigolent, s’attrapent le bras, se taquinent le visage du bout des doigts et, sans jamais tout à fait s’en rendre compte, bousculent les passants les plus inattentifs.

   Enfin, à bout de souffle, Lucas ralentit le pas et s’approche d’un stand de tirs. En un soupir, il pose ses coudes sur le comptoir et enfonce sa tête dans leur creux. Son dos et sa nuque se soulèvent au rythme de sa respiration saccadée. Derrière lui, l’écho tumultueux de la fête s’agite toujours ; les musiques festives des manèges se croisent et s’entrecoupent au petit bonheur la chance, dans une cacophonie heureuse que rien ne semble pouvoir arrêter.  

   Lorsque Mathéo rejoint son frère, une voix forte s’élève au-dessus d’eux :

- 5 euros les trois parties, 5 euros seulement ! Trois parties c’est trois ballons, et trois ballons, c’est un bon !

   Lucas relève la tête et pose un œil intrigué sur les ballons. Mathéo, quant à lui, écoute attentivement l’homme au micro.

- Alors les p’tits gars, ça vous tente pas ? 5 euros les trois tirs, et vous gagnez un cadeau à chaque ballon que vous explosez !   

   Sous un regard las, le forain leur sourit. Il se meut ainsi qu’un géant aux gestes blasés ; ses sourcils sont épais, ses avant-bras poilus et ses manières, carrées. Autour de lui, les pan ! pleuvent et les bouts de plastique éclatés tournaillent par à-coups.

   Non loin de Mathéo et Lucas, à l’autre bout du comptoir, un autre petit garçon vient de finir sa partie et lève le bras pour réclamer la suivante. Aussitôt demandé aussitôt servi : le colosse abandonne son micro derrière lui, empoigne le fusil, le démembre en un claquement sec, y fourre de minuscules pièces de caoutchouc avant de le refermer – nouveau clac ! – et de le rendre au garçon. Il évolue avec rapidité, habitude et amertume. Le petit, lui, est ravi. Et c’est en voyant cette expression toute innocente, dans laquelle l’allégresse et le sérieux du soldat en herbe se fondent, que Mathéo et Lucas se tournent l’un vers l’autre. Un seul regard confirme leur envie : eux aussi veulent jouer au fusil.

- Trois ballons déchirés, et c’est un bon ! Trois bons, c’est une peluche de deux mètres !

   Les imprécations du forain n’ont plus aucune utilité : ensemble, les deux frères se hissent sur la pointe des pieds, lèvent très haut leurs bras et trépignent d’impatience. Le forain leur fait un clin d’œil rapide puis, alors qu’il repose une nouvelle fois son micro, Mathéo fouille dans sa poche d’une main assurée, en retire un billet de 5 euros et le lui tend. Après l’avoir encaissé, le forain plonge sous le comptoir et en ressort un fusil flambant neuf.

- Wouaaah ! s’extasient les deux garçons.

   Leurs yeux brillent d’excitation.

- C’est moi qui commence ! s’égosille Mathéo en s’emparant de l’arme.

   Lucas fait semblant de maugréer. Après tout, il n’est pas très sûr de savoir comment fonctionne le fusil et préfère observer son frère ; tout en faisant mine d’être déçu, il pose le coin de son œil sur les mains de Mathéo qui, déjà, s’affairent autour de la gâchette.

- Hola, doucement bonhomme ! interpelle le forain en se penchant vers Mathéo. Pose tes coudes là, devant toi. Tiens bien l’engin, comme ça. Attends, je te montre.

   Liant le geste à la parole, il saisit l’arme des mains de Mathéo et la met en joue. Les deux frères lèvent les yeux vers lui et étudient la posture, le regard, la concentration appliquée du tireur. Le fusil apparait comme le prolongement de son bras décidé ; en ligne de mire, les lumières de la fête foraine poursuivent leurs jeux dans l’insouciance la plus totale.  

- Tu regardes à travers le viseur, explique le forain. Il n’y a jamais le feu, tu attends le bon moment. Et quand t’es prêt, tu prends une bonne inspiration… et tu tires !

   Un nouveau clin d’œil du forain, plus complice cette fois, tisse un sourire avide sur les lèvres des deux enfants. L’homme rend le fusil à Mathéo. Grandi par tant de conseils astucieux, le garçon se redresse, colonne vertébrale bien droite. Se concentre, gonfle ses poumons d’air, empoigne l’arme à la manière d’un professionnel : le talon se cale docilement contre son épaule chétive, ses mains enserrent la poignée et son index s’enroule autour de la gâchette avec la douceur d’un serpent. Il penche la tête, ferme un œil et pose le deuxième, vif, contre le viseur. Il est calme, réfléchi ; quelque chose lui dit qu’il fait maintenant partie de la cour des grands.

   A travers le viseur, il aperçoit les ballons marrons gigotant, légers, dans leur cage en bois. Quatre lignes noires orientent l’œil du petit vers le centre, la cible ; elles se cognent contre les barreaux faits de fil blancs qui gardent les ballons bien au chaud dans leur tombe. Mathéo se concentre. Bientôt, plus rien ne compte en dehors des ballons et de leur danse agitée ; aux oreilles du garçon, un bourdonnement sourd lui chuchote une patience qu’il ne se connaissait pas. Derrière, la fête s’est tue.

   Il fait comme on lui a dit : il attend. Les ballons se succèdent dans son viseur, impuissants et vulnérables. Et puis, quand il sent que l’un d’eux est resté à sa merci, coincé entre ses frères, il tire – pan ! les contours du ballon éclatent, sa peau sombre explose en mille morceaux et des volutes marrons virevoltent dans tous les sens, catapultées par la brutalité de l’impact. Calé contre la crosse du fusil, le sourire de Mathéo s’étire jusqu’au rire ; ses yeux s’illuminent, sa mine crie son enchantement.

- J’ai gagné ! exulte-t-il.

   Il brandit le fusil en signe de victoire et bondit de joie. Face à un tel émerveillement, Lucas sent une pointe de jalousie piquer le creux de son estomac.

- A mon tour, maintenant !

   Il tend un bras vers son frère et tente de récupérer l’arme. Mathéo se crispe et, en un réflexe protecteur, serre le fusil contre sa poitrine :

- Pas tout de suite. J’ai encore deux tirs. Si tu veux jouer, tu attends ton tour et tu paies toi-même !

   Son visage devient grave : pour garder le fusil, il est prêt à en découdre. Lucas, lui, insiste :

- C’est pas juste ! Et puis c’est toi qui gardes l’argent de poche. On a qu’à faire un tir chacun !

- N’importe quoi ! De toute façon, t’es trop nul.

- T’en sais rien !

- Il faut beaucoup de concentration. Toi, t’en as pas.

- Ah ouais ? T’as qu’à me donner le fusil, on verra bien !

   Le rouge monte aux joues de Lucas. La colère échauffe sa peau, sa gorge s’irrite et, sans qu’il ne les contrôle tout à fait, ses bras se déploient vers son frère et agrippent ce qu’ils peuvent de l’arme.

- Mais lâche-moi !

   Mathéo se détourne en lui flanquant un coup de coude dissuasif ; ses vêtements se froissent, l’air siffle autour de lui. Lucas porte brusquement une main nerveuse à son visage : sous ses sourcils froncés et ses yeux plissés, son nez saigne. Un gémissement s’échappe de ses lèvres tremblantes, qu’un silence pesant vient taire : le temps se suspend entre les deux frères, une gêne flottante que personne n’ose secouer.

   Puis, d’un coup d’un seul, Lucas se rue sur son frère ; ses poings frêles et ses petits pieds s’élèvent et s’abattent sur Mathéo en une pluie de coups irréfléchis. L’aîné se défend, retranche le fusil dans le creux de son ventre et rend, autant que son trésor le lui permet, toute la violence que son frère lui offre.

- Hé, ça suffit vous deux !

   La voix du forain tonne. Ses épaules se gonflent d’autorité, ses muscles se contractent de rage et son regard ne dit rien qui vaille : les deux garçons se figent aussitôt, le cœur battant. Dans leur posture de guerriers gelés en plein combat, poings suspendus et cheveux en bataille, seuls leurs yeux s’animent : écarquillés de stupeur entre deux clignements bêtes, ils dénoncent toute l’hébétude des deux garçons.

- Qui vous a appris des manières pareilles ? continue de gronder le forain. Ça suffit ces gamineries ! Rendez-moi le fusil, vous pourrez rejouer quand vous vous serez calmés !

   L’objet de convoitise repose toujours, énorme, dans les bras de Mathéo. Le forain se penche par-dessus le comptoir et tend une main raide vers le garçon. Le bois craque sous son poids ; au loin, les musiques de la fête semblent se rire de la situation.

   Avant que le colosse atteigne l’enfant, un éclair frappe : Lucas bondit sur Mathéo, lui arrache le fusil des mains et s’enfuit à toutes jambes. Surpris, le forain sursaute tandis que, sans réfléchir, Mathéo se jette à la suite de son cadet ; il a tôt fait de le rattraper et bientôt tous deux courent à perdre haleine, ignorant les cris du forain et son poing levé en signe de courroux.

   Ils atteignent le stand de pommes d’amour, dépassent les auto-tamponneuses et, guidés par un même instinct, sortent de l’enclos de la fête. Leurs pas les conduisent vers la forêt avoisinante. Ils en abordent la lisière, franchissent les premières pénombres et s’enfoncent dans ses entrelacs. La fraîcheur des pins les enveloppe ; leurs pieds martèlent le sol humide et bataillent dans la terre spongieuse. Ils ne prennent garde ni aux sentiers sinueux qu’ils empruntent, ni aux ronces qui leur barrent la route. Le fusil se fait lourd entre les mains de Lucas et son corps, projeté vers l’avant, menace de chuter à tout moment.  

   Enfin, ils s’arrêtent. Mathéo plante ses mains dans ses genoux et halète, longuement. Lucas laisse ses bras reposer le long de son corps, le fusil dans leur prolongement, le canon planté dans le sol ; il rejette la tête en arrière pour mieux capter l’air du sommet des arbres. A travers ses yeux embués par l’effort, il aperçoit les cimes, les branches scintillant au soleil, et leurs filaments troquant les ombres enchevêtrées de la forêt pour un vert plus doux. De la nature, pas un bruit ; il n’y a que le souffle court des deux garçons pour perturber l’espace.   

   Alors, dans ce calme assourdissant, les deux frères se tournent l’un vers l’autre, se regardent attentivement, se jaugent. Et rient : un beau rire s’échappe de leur gorge, leurs épaules s’agitent, l’un tousse et l’autre retient ses larmes. Le nez de Lucas ne saigne plus.

- On lui a mis la misère, au forain ! Bien joué ! applaudit l’aîné.

   Son frère acquiesce joyeusement.

- Bon, comme c’est toi qui l’a volé, je te laisse un peu jouer avec ! consent Mathéo.

   Il désigne l’arme d’un coup de menton respectueux. Heureux d’obtenir un semblant de reconnaissance, Lucas frémit d’excitation. Il soulève l’engin à hauteur d’yeux et, d’un regard sérieux copiant celui des grandes personnes, scrute religieusement l’armature de bois, les courbes de métal et les fioritures en plastique qui le composent. Puis, jugeant le fusil à la hauteur de ses attentes, il le met en joue. Ses gestes obéissent aux conseils du forain : précises, attentionnées, ses mains caressent la crosse ; son œil se distingue à travers le viseur, derrière le canon pointé droit sur son frère. Au loin, une chouette hulule.

- Me vise pas, hein ! s’amuse Mathéo en faisant mine de se protéger de ses deux bras.

   Un sourire maîtrisé se dessine sur les lèvres de Lucas. Son frère le fait rire, mais il ne doit pas se déconcentrer.

- Tu risques rien, imbécile, c’est du caoutchouc, se moque-t-il.

   Par précaution, toutefois, il pivote sur lui-même. Sa ligne de mire s’ébranle : le visage blanc de Mathéo se brouille puis se perd, laissant la place aux verts épars de la forêt. L’arme lui plait. L’ivresse du jeu excite ses muscles, grise ses os, sa peau se hérisse et les sensations croissent. Si on lui en donnait le temps, l’imagination prendrait le dessus ; il pourrait se transformer en cow-boy, en policier ou en tueur en gage. Les modèles ne manquent pas.

   Soudain, au milieu du tumulte de verts que lui offre la forêt, un gros point marron apparaît. Un marron horrible, sale et grossier, dont la crasse remplit le viseur ; un marron dangereux, inattendu, qui fait faire au cœur de Lucas un bond vertigineux dans sa poitrine. Tout de suite, la peur s’empare du garçon : il sursaute, garde l’œil vif, sent son sang se glacer, ses tempes éclater et, en un clignement d’œil, appuie sur la gâchette. La détonation retentit dans la forêt, chasse quelques oiseaux haut perchés. Mathéo crie. A l’autre bout du fusil, une masse informe s’effondre dans un fossé, un bruit sourd s’étouffe dans l’écho du tir : le gros point marron est tombé.

   En un mouvement de panique, Lucas décolle son œil du viseur et jette un regard vide droit devant lui. Le silence de la forêt a repris ses droits. La respiration du garçon secoue tout son corps, des perles de sueur gênent son front. Après quelques secondes de silence, il tourne lentement, très lentement la tête vers son aîné :

- C’était quoi ?

   La bouche entrouverte d’effroi, Mathéo darde sur Lucas des yeux écarquillés et lui répond en un murmure craintif :

- C’était un monsieur…

   Le choc gèle Lucas sur place.

   Il en est sûr, avec son fusil, ce monsieur il l’a… Il ferme les yeux, les rouvre. Demeure immobile, les épaules contractées et les bras en losange autour de l’arme, en proie à une sensation qui jamais encore ne l’avait saisi. Un sentiment atroce, vide et glacial. Un vertige perçant. Il sent poindre au loin une catastrophe sans nom, une enclume qui bientôt l’écrasera. Souhaiterait ne plus jamais, jamais bouger.

   Mathéo trerssaille et se décide : prenant son courage à deux mains, il avance d’un pas, puis d’un autre. Le craquèlement des feuilles résonne tel un coup de tonnerre et agresse les oreilles. Il s’approche avec maintes précautions du fossé, escalade à quatre pattes le talus qui le surplombe. Rampe.

   Lucas le suit des yeux, angoissé. Il observe les gestes prudents de son frère, ses tentatives de ne pas faire rugir sous ses pas les habits de la forêt. Et il le voit soudain, parvenu au-dessus du fossé, se figer. Trembler.

   Le regard de l’aîné s’est posé sur le cadavre d’un homme à la peau foncée.

   Aussitôt, comme monté sur ressorts, Mathéo se relève et dévale la pente à vive allure.

- Cours, cours ! crie-t-il à Lucas et, pour sortir son jeune frère de la torpeur, il bondit sur lui, agrippe son bras et l’entraine dans sa cavale.

   Lucas obéit, se réveille. Le fusil tombe à ses pieds. Ses jambes se réchauffent, ses pas l’emportent. Les tons de la forêt se fondent, la terre se mélange aux cimes et les cimes au ciel, tout tourne et s’agite. La respiration est pantelante, la course aussi, les mollets flageolent et les chaussures s’enfoncent, se libèrent et s’enfoncent à nouveau, ici dans une motte d’herbe, là dans une flaque boueuse. Les branches intrusives sont écartées à bout de bras, s’ébrouent et ripostent, claquent l’air et les chairs en laissant derrière elle un bruissement énervé.

   Enfin, Mathéo et Lucas s’extirpent de la forêt ; les verts et les bruns laissent placent à un camaïeu de couleurs claires, éblouissantes. Tous deux poursuivent leur course frénétique et, sans se concerter, rejoignent les affres de la fête. Pour la première fois de leur vie, l’odeur des sucres, les carillons des manèges, les klaxons et les lumières vacillantes les assaillent et les frappent ; ils ont le tournis. Ils aimeraient pouvoir tout balayer d’un revers de main, se blottir dans un coin et attendre, au calme, que leur journée reprenne un cours normal. Mais non : Mathéo prend la main de Lucas et guide ses pas ; le cadet obéit aussi bien qu’un automate. Leurs petites épaules se fraient un chemin dans la foule, les frôlements des tissus et des peaux les écœurent. Ils ne sont plus tout à fait à leur place, dans cet espace fait de rires et d’insouciance.

   Au terme d’un douloureux voyage, Mathéo et Lucas s’arrêtent devant la statue de l’homme noir. L’aîné garde contenance, fait bonne figure mais, sous ses airs de chef, ses pupilles dilatées et les battements affolés de son cœur le trahissent. Lucas, lui, a du mal à respirer. Ses yeux sont exorbités, il transpire ; il est affreusement pâle.

- On avait promis à papa de revenir dans une heure pile, explique Mathéo d’une voix forte mais creuse.

   Lucas hoche la tête. Son regard se braque sur la figure de l’homme noir : ses traits, ses couleurs lui donnent soudain la nausée. Non pas une nausée maladive, ni le fruit d’un rejet physique ; mais plutôt le signe d’une honte profonde, un trou béant dans l’estomac, un gouffre dans tout son être – acide, coupable, mortifère. Il se fait violence, ravale sa salive, se met à trembler de tout son corps.

- Les parents sont là ! chuchote Mathéo en donnant un coup de coude dans les côtes de son frère.

   De la foule oppressante se distinguent en effet les deux silhouettes familières. Le père et la mère approchent, tranquilles et le visage terne ; à les voir, leurs courses à eux n’avaient rien de tourmenté.

- Bon, fait le père, je vois que vous êtes à l’heure, c’est super ! On va pouvoir rentrer.

   Mathéo esquisse un sourire, Lucas garde les yeux fixés sur la statue.

- Quelque chose ne va pas ? demande la mère.

- Si, si. On a juste mangé trop de barbe-à-papa.

   Mathéo s’étonne de sa propre habileté au mensonge. Les deux frères essuient les réprimandes rapides des parents, lesquels font mine de s’offusquer d’une si petite bêtise. Pour les accommoder, Mathéo réfugie sa main dans celle de sa mère ; la simplicité du geste jette un semblant de douceur par-dessus le tapage de la fête et, enfin, tous les quatre se dirigent de concert vers la sortie.

   Dans la voiture, le clac des portières et le clic des ceintures forcent le silence. Personne ne parle. Le moteur vrombit, l’engin démarre et le clignotant rythme les virages. A l’arrière, les deux enfants sont sages, glacés dans leur souvenir de la forêt. A travers le paysage qui défile sous ses yeux, Lucas revoit l’homme abattu, ses contours marrons qui s’agitent au cœur de son viseur. Mathéo, quant à lui, repense au corps inerte, à l’angle inquiétant de son tronc ; à cette peau foncée étalée sur un lit de verts chatoyants.

   Le silence les poursuit jusqu’à la maison. A la première occasion, Mathéo pousse son frère dans sa chambre et referme la porte à double tour. Quelque part entre la cuisine et le salon, les parents s’affairent déjà à leurs occupations de grandes personnes.

- Alors, qu’est-ce qu’il s’est passé dans ta tête ? sermonne Mathéo à voix basse.

   Ses sourcils se froncent mais sa voix est chevrotante.

- J’en sais rien… répond timidement Lucas.

- T’en sais rien ?!

- Ben… On jouait, il y a ce monsieur noir qui est arrivé, j’ai eu peur et j’ai…

   Il ne parvient pas à finir sa phrase. A la place, sa gorge se noue, ses épaules se secouent et les larmes lui montent aux yeux.

- T’as pas pu le… Enfin, elles sont en caoutchouc, ces balles ! s’insurge Mathéo. Il est pour les gamins, ce fusil !    

   Le mot que Mathéo ne peut se résoudre à prononcer surgit et s’impose violemment dans la tête de Lucas. N’y tenant plus, le petit garçon explose : les larmes éclatent, ruissellent à grosses gouttes sur les joues rosies et se confondent sur les lèvres en une marée de honte. La bouche s’ouvre tandis que les yeux se ferment, et une plainte déchirante se fracasse contre les murs de leur chambre d’enfants.

- Chut, tu vas nous faire remarquer !

   Mathéo tend ses mains en avant, s’avance et, comme s’il souhaitait emprisonner toutes les larmes, tous les cris et la peur du monde entier dans le gosier de Lucas, plaque ses deux paumes contre la bouche de son frère. Celui-ci ravale ses sanglots tant bien que mal.

- Bon, résume Mathéo, quoi qu’il en soit, on n’a pas trop le choix : il faut se protéger, d’accord ?

   Au-dessus des mains qui le musèlent, les yeux de Lucas expriment son incompréhension.

- Ce que je veux dire, c’est que les autres devront jamais rien savoir, d’accord ? Ni papa, ni maman, ni personne ! Sinon… sinon, je ne sais pas trop ce qu’il se passera, mais ce sera pas bon ! Pas bon du tout ! Alors toi et moi, on va se serrer les coudes. Je vais te protéger. Compris ?

   Après une seconde d’hésitation, Lucas remue frénétiquement la tête de haut en bas.

- A partir de maintenant, on fait comme si rien ne s’était passé. D’accord ?

   Deuxième secousse affirmative. Les sanglots de Lucas se sont mués en larmes silencieuses, des serpents bleus sillonnant les doigts de son frère. Lorsque Mathéo libère sa bouche, lentement, avec l’œil soucieux du plus fort s’inquiétant pour le plus petit, Lucas hoquète. Ses lèvres retombent par-dessus son menton, ses joues s’affaissent : un poids semble le tirer vers le sol.

   Le reste de la soirée se déroule sans encombre. Les raclements de métal et les lampées de soupe ponctuent un dîner sans éclat ni surprise et, si l’attitude de Mathéo ne laisse rien transparaître, les gestes de Lucas sont décousus.

   La nuit ne leur apporte aucun réconfort. Le sommeil se fait difficile à atteindre. Les ombres de la fête se meuvent pêle-mêle, grignotent les coins et les recoins de la chambre. Leur journée, le fusil et le cadavre se lovent entre les draps, dans l’encoignure des fenêtres et jusque dans les angles acérés de leurs tables de chevet. Quand il ne marmonne pas dans ses cauchemars, Lucas cherche son frère ; il veut lui parler, être rassuré, sentir la présence de son complice. Mais aucune parole ne le soulage et la culpabilité continue de le ronger, dévore ses entrailles, ses os, contamine son sang et pullule jusque sur sa peau. Et les deux frères, dans la nuit, se laissent happer par un même tourbillon d’angoisse, incapables de se dépêtrer de leur fardeau.

   Lorsque le matin pointe le bout de son nez, les rayons du soleil tombent dans les yeux grands ouverts des garçons. Ereintés, ils ne s’en défendent pas. Leur visage est blême, alourdi de poches grises ; leurs traits se tirent, se déforment et, dans le regard inquiet qu’ils échangent, un jeu de miroirs malsain décuple l’effroi qu’ils lisent l’un chez l’autre.  

   Les premiers mots de Mathéo brisent la glace :

   - Je vais voir dans le journal de papa s’ils en parlent…

   Il glisse ses jambes hors du lit, plante ses deux pieds sur le parquet glacé par la nuit, frissonne, et se lève tout à fait. Lucas le regarde, hébété. Ses membres sont engourdis, cherchent leur quotidien. Après un dernier regard confus, Mathéo s’échappe de la chambre et part mener son enquête. A son retour, Lucas n’a fait que rejeter les draps qui recouvraient son corps tremblant ; il ne trouve pas la force de s’intéresser pleinement à la situation.

- Rien… Y’a rien dans les journaux. Et à la télé non plus : maman avait allumé les infos du matin.

   Le vide retombe sur un eux comme un couperet. L’univers ne connaît pas leur crime, c’est rassurant. Mais cette absence, cette ignorance les étreint et les encombre ; elle ne résout rien.

   Alors, le corps de Lucas se met en branle. Ses jambes s’articulent, fluides, et le jettent là, debout au milieu de la chambre. Son corps flotte dans son pyjama, l’entraîne vers la porte. Sa main se tend, ses doigts tournent la poignée et, sous le regard médusé de Mathéo, Lucas se dirige vers le salon avec la prestance des somnambules. Son visage est inexpressif, figé dans l’attente d’une résolution. Un danseur sans vie surgit d’une boîte à musiques ne se serait pas mieux laissé porter dans le sillon de ses propres mécanismes. Mathéo, inquiet, le suit à pas de loups.

   Parvenu dans le salon, Lucas se poste devant ses parents. La froideur de ses traits les trouble aussitôt.

- Mon chéri, ça ne va pas ?

   Lucas lève la tête vers la question, et la lumière du matin dessine sur ses joues le reste d’une pâleur rose. D’abord, il ne réagit pas. Puis, soudain, ses paupières papillonnent, son nez frémit, sa bouche se fend d’un tremblement humide.

- Je… j’ai…

   Intrigué, le père interrompt la lecture de son journal et fronce les sourcils. La mère, elle, esquisse une caresse le long des tempes désormais suintantes. Au contact de cette peau rassurante et vieille comme son monde à lui, Lucas s’effondre : un grand hoquet retient son cri, ses larmes pleuvent soudain et sa bouche s’ouvre, béante, sur un pleur immense et silencieux. Enfin, au terme d’une lutte acharnée, il parvient à articuler sa confession :

- J’ai tué un monsieur !   

   Lucas n’a plus de raison de se retenir : ses yeux disparaissent derrière un torrent, son nez coule, les commissures de ses lèvres déversent des ruisseaux de salive.

   Les deux parents se redressent en un même mouvement de surprise.

- Mais enfin, de quoi parles-tu ? demande la mère.

- MATHÉO ! crie le père, et sa voix cogne avec violence contre les quatre murs de la pièce.

   L’aîné sursaute, rappe l’encadrement de la porte derrière laquelle il se cachait et, timidement, apparaît en pleine lumière. Sa mine est sévère, affolée ; des sanglots se nouent dans sa gorge, mais il résiste et garde la tête haute.

- Tu peux m’expliquer ce qu’il a, ton frère ?

     Mathéo se retranche derrière les cris de Lucas, dont les échos écorchent les sens. Mais sous la menace de son père, de son regard perçant et de ses lèvres pincées, il se libère à son tour. Et raconte en détails la catastrophe de la veille.

   Son récit achevé, les parents sont éberlués. Face à leurs deux enfants en pleurs, que rien ne semble pouvoir apaiser, ils ne parviennent pas à dissimuler leur stupeur. La mère ouvre la bouche. La referme. La rouvre à nouveau, prête à faire s’abattre sur ses deux fils une pluie de questions. Son mari l’interrompt dans son élan en levant sous son nez un index impérieux.

- Dites-moi, s’impose-t-il. Ce fusil, c’est bien le fusil du forain ? Vous en êtes sûrs ?

- … Oui.

- Et ces balles étaient en caoutchouc ?

   Mathéo et Lucas s’interrogent du coin de l’œil.

- … Oui, ose Mathéo à demi-voix.

- Et ce noir, c’était qui ?

   Mathéo hausse les épaules : il n’en sait rien.

- Je vais vous dire ce qu’il en est, tonne le père après une infinitésimale seconde de réflexion. Je crois que vous êtes montés sur vos grands chevaux, avec cette histoire de « tuer un monsieur » ! D’abord, on ne fait pas de mal à une mouche avec un fusil pour gamin. N’est-ce pas ? Et puis ensuite, d’où il sort, ce noir ? Il n’y a pas de noir dans le coin, c’est une ville respectable !

   Il se contorsionne vers son épouse et lui plante un regard assuré. La mère ne bronche pas, elle qui a pour mot d’ordre de se ranger à l’opinion de son mari. Les enfants ont cessé de pleurer et l’écoutent, attentifs – curieux, presque. Ils veulent se raccrocher à l’idée qu’ils puissent être innocents.

- En revanche, il y a un truc qui me démange, poursuit le père. C’est ce vol ! Qui vous a appris qu’on pouvait voler ce qui appartient aux autres ? Hein ?

   Mathéo et Lucas se font minuscules. Leur gêne s’étend jusque dans leurs os, traverse leurs deux corps ; leurs épaules crispées les relient l’un à l’autre.

- Alors ? Qu’est-ce que vous avez à répondre ?

- On est désolés… marmonne Mathéo.

- J’espère bien !

   Il replie son journal en deux froissements agacés et le jette sur une table. 

- On va se rendre illico chez le forain pour que vous lui présentiez vos excuses ! Il est où, d’ailleurs, ce fusil ?

- Dans la forêt…

   La réponse de Mathéo n’a pas fini de traverser ses lèvres que le père pose une main lourde sur eux et les force vers leur chambre.

- Habillez-vous ! Vous être privés de tout tant que vous ne vous serez pas faits pardonner ! Ni nourriture, ni jeux, rien ! C’est clair ?

   Pendant que Mathéo et Lucas se préparent, la mère range le petit-déjeuner, arrange le lave-vaisselle, prépare les manteaux. L’excursion est un imprévu qui la fait sortir de son programme mais, en s’activant, elle parvient à retomber sur ses pieds. Le père, pendant ce temps, se contente de se chausser et d’attendre sur le seuil, l’air furibond. La maison transformée en fourmilière s’agite, ses occupants finissent par la quitter. La porte claque, les clefs cliquètent avec hargne, les pas se pressent jusqu’à la voiture, les portières se referment en un concert de clappements et, enfin, le véhicule démarre en trombe.

   La fête foraine est morte. Ses lumières ont disparu, ses musiques se sont tues et les manèges gisent, inertes et ternes. Au sol, sur le bitume, des sachets plastiques et des cadavres de sucreries valsent encore. Le stand de tirs est clos lui aussi, son comptoir supporte une devanture métallique sale et solide.

- Feignasses de forains, grogne le père entre ses dents.

   Il n’a pas fait tout ce chemin, de bon matin et à cause des absurdités de ses deux gamins, pour se faire refouler à l’entrée d’une maison de clowns. Ses bras se contractent, son poing vient tambouriner contre le stand. La devanture tremble, râle, le crissement de ses gaines résonne dans tout le parc. Intimidés par tant d’acharnement, les deux garçons rentrent le cou ; par-dessus le tohu-bohu que produit son mari, la mère tente platement de lui faire entendre raison :

- Chéri, je crois qu’il n’est pas là. Il faudra revenir après 14h, quand la fête ouvrira.

   Comme pour la contredire, la voix du forain s’élève derrière eux ;

- Oh, monsieur, oh, du calme ! Il se passe quoi, là ?

   Il s’approche et s’arrête à une distance raisonnable du chef de famille.

- Il se passe que… !

   Le père s’arrête en plein élan : emporté, il a failli oublier que sa fureur vise la bêtise de ses enfants, et non le propriétaire du fusil volé. Il se rattrape, toussote, tapote sa bouche de son poing toujours serré et explique :

- Bonjour. Nous venons vous voir car mes enfants ont quelque chose à vous dire.

   Pour appuyer les propos de son époux, la mère pousse les deux garçons à s’avancer d’un pas. Obéissants, Mathéo et Lucas s’écartent de l’ombre de leur père et, les traits défaits et la bouche tombante, avouent d’une voix timide :

- C’est nous, on a volé votre fusil hier…

- … Et on l’a laissé dans la forêt.

   Les enfants ont la boule au ventre. Mathéo aimerait ajouter qu’ils s’en sont servis, du fusil, que son petit frère a tiré. Tiré sur un monsieur à la peau noire qui pourrait bien être mort à l’heure qu’il est. Mais, d’avance, il imagine la remontrance de son père, l’humiliation qui pèserait sur sa tête si d’aventure l’homme et son cadavre n’étaient qu’un fait de son imagination. Lucas, lui, reste pâle, absent. Il préfère laisser couler sur lui la conversation des plus grands, remettre son sort entre leurs mains et attendre un verdict – quel qu’il soit.

- Mais oui, s’exclame le forain d’un ton bourru, je vous reconnais ! Vous avez couru comme des rats !

   Il leur lance un regard coléreux sous ses sourcils en broussaille. 

- Pour votre gouverne, j’ai pas eu besoin de vous pour le récupérer, mon foutu fusil. Un homme est passé hier soir pour me le rendre. Il m’a dit que deux gosses lui avaient tiré dessus avant de s’enfuir comme des crétins !

   Mathéo et Lucas lèvent soudain la tête vers le forain, les yeux pleins d’espoir. Le colosse poursuit :

- Il habite par là-bas, derrière le parking, et il aimerait bien que vous ailliez lui dire quelques mots. Le caoutchouc a failli lui coûter un œil !

   Personne, ils n’ont tué personne ! Les deux garçons s’affaissent. Le poids qui les retenait cloués au sol, englués dans le remords, la honte et le dégoût de soi, vient de s’envoler. Ils se sentent léger, si légers. Leurs yeux s’agrandissent, s’illuminent, leurs lèvres s’étirent en un sourire sincère.

- Oui bon ça va, tranche le père, on voulait surtout vous dire pardon pour le fusil. Vous le rendre. Pas la peine de…

- Hé ben tenez, le voilà justement qui approche !

   Le forain pointe du doigt le désert gris du parc. Mathéo et Lucas plissent les yeux et distinguent une silhouette calme, les épaules carrées et la démarche recroquevillée. La lumière du matin jette sur sa peau sombre une lueur de mystère mais, au fur et à mesure qu’il avance, les deux garçons entrevoient ses traits marrons, une paire d’yeux noirs, une bouche rouge : l’homme devient réel.

   Avant le choc de la rencontre, les deux garçons échangent un dernier regard : désormais, c’est entendu, ils ne se battront plus au sujet des pions blancs et des pions noirs.

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Fannie
Posté le 23/03/2021
Comme Rachael, je trouve intéressant d’avoir accès aux sentiments des différents personnages et de pouvoir observer leurs relations. Je trouve que de ce côté-là, cette nouvelle est très bien menée. Tu rends avec finesse les émotions des personnages, ainsi que la manière dont elles évoluent et guident leur comportement.
Concernant le racisme, j’ai de la peine à faire la relation entre le jeu de dames, les pions et les gens blancs ou noirs.
La mentalité ambiante et le modèle familial me semblent correspondre à ceux des années 50-60, une vision de la société qui était encore bien teintée de colonialisme et où les femmes, souvent mères au foyer dans la classe moyenne, se devaient d’être soumises à leur mari.
Mais les prénoms des enfants (et même la présence du lave-vaisselle) nous placent à une époque récente, si ce n’est l’époque actuelle. Peut-être que la situation en France est finalement plus différente de celle que nous avons en Suisse que je ne l’imaginais. Mais il me semble que ça fait bien longtemps qu’on n’admet plus des idées comme celle qu’il n’y a pas de Noirs dans une ville respectable, qu’un homicide sur une personne noire n’est pas grave ou qu’on n’a pas besoin de s’excuser auprès des gens de couleur. À mes yeux, il y a une certaine inadéquation entre la mentalité ambiante du récit et l’époque à laquelle il est censé se dérouler.
Coquilles et remarques :
— cache son visage, flotte - une perruque insolite à la recherche de son propriétaire. [Ce n’est pas le bon tiret.]
— les courses, quoique cela puisse bien dire, signifient quartier libre [quoi que (en deux mots) / vouloir dire]
— un geste d’au-revoir enthousiaste [d’au revoir ; sans trait d’union]
— A cours d’arguments, Mathéo fronce les sourcils [À court d’]
— Si tu me laisses ta place sur le nègre, tente-t-il d’une voix calme [« Tenter » n’est pas un verbe de parole, ni un verbe auquel se superpose naturellement l’idée de parole. Je propose « suggère-t-il » ou « propose-t-il ».]
— et leur poignée de mains imite celle des grands [de main]
— et s’approche d’un stand de tirs [de tir]
— Pour toutes les occurrences de « 5 euros », je mettrais « cinq » en toutes lettres.
— Alors les p’tits gars, ça vous tente pas ? [Virgule avant « les p’tits gars ».]
— à chaque ballon que vous explosez ! [que vous faites exploser ; le verbe « exploser » est intransitif]
— et les bouts de plastique éclatés tournaillent [éclaté ; c’est le plastique qui a éclaté, pas les bouts]
— Et c’est en voyant cette expression toute innocente [tout innocente ; ici, « tout » a valeur d’adverbe]
— Wouaaah ! s’extasient les deux garçons. [En français, c’est « Ouaaah ! ».]
— les mains de Mathéo qui, déjà, s’affairent autour de la gâchette / son index s’enroule autour de la gâchette / appuie sur la gâchette. [Emploi abusif. Ici, c’est bien de la détente qu’il s’agit, pas de la gâchette.]
— Le fusil apparait comme le prolongement [la graphie traditionnelle est « apparaît ».]
— dans l’insouciance la plus totale. [Pléonasme ; ce qui est total ne saurait l’être plus ou moins.]
— A travers le viseur, il aperçoit / A mon tour, maintenant ! / A travers ses yeux embués / A l’autre bout du fusil [À]
— il aperçoit les ballons marrons / et des volutes marrons virevoltent [marron ; les noms employés comme adjectifs de couleurs sont invariables]
— contre les barreaux faits de fil blancs [« de fil blanc » ou « de fils blancs »]
— sa gorge s’irrite et, sans qu’il ne les contrôle tout à fait [sans qu’il les contrôle ; on ne doit pas employer le « ne » explétif avec « sans que »]
— Un gémissement s’échappe de ses lèvres tremblantes, qu’un silence pesant vient taire : [« vient faire taire » ou « vient bâillonner »]
— Puis, d’un coup d’un seul, Lucas se rue sur son frère [Ponctuation : « Puis d’un coup, d’un seul ».]
— Hé, ça suffit vous deux ! / Ça suffit ces gamineries ! [Virgule après « ça suffit ».]
— Ils ne prennent garde ni aux sentiers sinueux qu’ils empruntent, ni aux ronces [Pas de virgule avant le deuxième « ni ».]
— Bien joué ! applaudit l’aîné. [« Applaudir » n’est pas un verbe de parole, ni un verbe auquel se superpose naturellement l’idée de parole. Je propose « s’écrie » ou « s’exclame » ; tu peux ajouter « en applaudissant » le cas échéant.]
— Bon, comme c’est toi qui l’a volé [toi qui l’as]
— L’arme lui plait. [La graphie traditionnelle est « plaît ».]
— Il sent poindre au loin une catastrophe sans nom, une enclume qui bientôt l’écrasera. Souhaiterait ne plus jamais, jamais bouger. [Il souhaiterait ; la présence de la relative « qui bientôt l’écrasera » t’oblige à répéter le sujet.]
— Mathéo trerssaille et se décide [tressaille]
— Le craquèlement des feuilles résonne [La graphie traditionnelle est « craquellement ».]
— il bondit sur lui, agrippe son bras et l’entraine dans sa cavale. [La graphie traditionnelle est « entraîne ».]
— A l’arrière, les deux enfants sont sages / A travers le paysage / A la première occasion / A la place, sa gorge se noue / A partir de maintenant / A son retour [À]
— l’homme abattu, ses contours marrons qui s’agitent / les deux garçons entrevoient ses traits marrons [marron ; les noms employés comme adjectifs de couleurs sont invariables]
— Au-dessus des mains qui le musèlent [La graphie traditionnelle est « musellent ».]
— Lucas hoquète. [La graphie traditionnelle est « hoquette ».]
— Ereintés, ils ne s’en défendent pas. [Éreintés]
— Rien… Y’a rien dans les journaux. [Y a ; il n’y a pas d’élision, donc pas d’apostrophe.]
— Un danseur sans vie surgit d’une boîte à musiques ne se serait pas mieux laissé porter [surgi / à musique]
— L’aîné sursaute, rappe l’encadrement de la porte [râpe ; « rapper », c’est faire du rap]
— Et raconte en détails la catastrophe de la veille [en détail]
— … Oui, ose Mathéo à demi-voix. [« Oser » n’est pas un verbe de parole, ni un verbe auquel se superpose naturellement l’idée de parole. Je propose « ose dire » / à mi-voix]
— Et ce noir, c’était qui ? / d’où il sort, ce noir ? Il n’y a pas de noir dans le coin [Selon les dictionnaires et les grammaires, on écrit « Noir » avec une majuscule quand c’est un substantif qui désigne une personne, comme pour les nationalités et les gentilés.]
— Et puis ensuite, d’où il sort [« Et puis ensuite » est un pléonasme.]
— Vous être privés de tout tant que vous ne vous serez pas faits pardonner ! [fait pardonner ; quand il est directement suivi d’un infinitif, le participe passé « fait » est invariable]
— Ni nourriture, ni jeux, rien ! C’est clair ? [Pas de virgule avant le deuxième « ni ».]
— La porte claque, les clefs cliquètent avec hargne [La graphie traditionnelle est « cliquettent ».]
— Au sol, sur le bitume, des sachets plastiques [en plastique ; ici, l’adjectif « plastiques » n’est pas adéquat]
— Le stand de tirs est clos lui aussi [de tir ; on y pratique le tir]
— et il aimerait bien que vous ailliez lui dire quelques mots [alliez]
— Ils se sentent léger, si légers [légers (les deux fois)]
— Oui bon ça va, tranche le père [Ponctuation : Oui, bon, ça va]
Elodie
Posté le 15/01/2020
Bonjour,

Toujours très gourmande de cette si belle écriture, j'ai eu un peu plus de peine à me projeter dans le contexte de cette nouvelle. Je n'arrivais pas vraiment à me situer l'époque et n'arrivais pas à garder ce point annexe. Il me manquait un ancrage mais cela reste très personnel... Dans tous les cas, encore bravo pour le choix de la thématique et la finesse avec laquelle elle est, une fois de plus, amenée.
Liné
Posté le 16/01/2020
Ha, tu es la deuxième lectrice qui me fait pas de ce souci de temporalité - il faudra que je remédie à ça ! En tout cas, je comprends tout à fait ton ressenti, et je sais que je peux émettre le même genre de critique sur ce que je lis.
Merci beaucoup !
Liné
Posté le 16/01/2020
*qui me fait part !
Rachael
Posté le 22/08/2019
Moi, je l’ai bien aimé, cette narration omnisciente qui nous fait apercevoir les émotions des deux enfants, leur rivalité, leur panique, leur solidarité. C’est très bien rendu, avec le petit qui craque très rapidement. L’écriture est toujours aussi évocatrice, elle rend très bien la relation entre les enfants. Il me semble en revanche que nous sommes un peu plus loin de la fête foraine, dont je n’ai pas senti totalement le fracas et les odeurs pas toujours subtiles.
Je n’avais pas compris au début que la tache marron c’était un homme noir, je pensais plutôt à un manteau marron. J’ai un peu moins aimé la phrase de fin qui certes fait écho au jeu de dames évoqué plus haut, mais qui m’a paru un peu artificielle. L’aspect raciste du père m’a un peu gênée dans la mesure où on ne peut pas le contextualiser : est-ce que c’est l’Amérique des années 50 (ce qui « justifierait » le côté raciste, ou au moins le rendrait ordinaire) ou la France au présent, ce qui serait très différent.
Au final, j’ai passé un excellent moment de lecture, et si j’ai cherché des critiques, c’est surtout parce que tu as dit n’être pas satisfaite de ce texte.
détails
comme c’est toi qui l’a volé : as
rejoignent les affres de la fête : comme tu expliques après qu’ils n’apprécient plus la fête, ce « affre » me parait un peu prématuré.
Liné
Posté le 18/09/2019
Merci Rachael !

Ah, je n'avais pas prévu que l'absence de contexte temporel pourrait gêner... J'ai tablé sur le prénom des garçons : Mathéo et Lucas sont parmi les prénoms les plus donnés ces dernières années. Mais tu as raison, je pourrais très bien situer l'époque (contemporaine) histoire d'éviter le doute !

Quant à la fin, sais-tu en quoi ça t'a paru artificiel ? Je souhaitais très simplement conclure en reprenant un élément banal (le jeu de dames) que j'avais évoqué plus haut et dont je m'étais servie comme outil de racisme inconscient au quotidien (prendre les pions noirs est synonyme d'infériorité sur les blancs) pour montrer que les deux garçons étaient ressortis grandis de leur mauvaise expérience et que, dorénavant, la couleur ne serait plus dégradante à leurs yeux.

En tout cas, merci de ton passage par ici !
Rachael
Posté le 18/09/2019
Pour la fin, je vois ce que tu as voulu faire, mais je crois que cette histoire de pions noir ou blanc m'a paru bien moins subtile que tout le reste du texte. Une morale aussi évidente est-elle nécessaire, alors que ton texte conclut déjà sur la valeur d'une vie, noire ou blanche ?
Sur un autre plan, le symbolisme des pions peut ne pas non plus paraître évident à tout le monde, parce qu'on peut ne pas considérer que les pions sont des représentations humaines (ouh, je ne sais pas si je suis claire, là...)
Quine
Posté le 27/07/2019
Coucou !
Mais quel plaisir de retrouver ta plume :D Je ne me lasse pas de la manière dont tu déroules tes histoires ; d'autant plus qu'ici il y a le côté très spontané et dynamique des enfants qui s'emballent (et la redescente).
Et puis héhéhé je ne suis que joie face à cette atmosphère colorée ! Aussi, j'aime vraiment la manière dont tu esquisses la fin mais arrives toujours à surprendre ! (et rhaaa, quel père pourri >_<)
C'est vraiment très chouette <3 <br />A bientôt !
Quine
Liné
Posté le 27/07/2019
Merci Quine ! A vrai dire, Jouer, pleurer m'échappe un petit peu : je lui trouve moins d'âme que d'autres textes que j'ai pu écrire et je n'arrive pas trop à mettre le doigt sur ce qui me chiffonne (peut-être cette narration omnisciente plus éloignée des personnages que ce que je peux faire par ailleurs ?). En tout cas, je suis très contente qu'elle t'ait plu, et que la fin ait provoqué son petit lot de surprises !
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