Let the fire fester and feast

Par Rimeko
Notes de l’auteur : Traduction quasi-littérale du titre : "Laisse l'incendie empirer et se régaler"

Les chandelles brûlaient sous la haute voûte de pierre. Le vin sirupeux tintait dans les coupes ornementées, d’un rouge si profond qu’il en apparaissait presque noir, une couleur de cerise trop mûre, la même teinte épaisse et riche du sang s’écoulant d’une veine ouverte. L’air stagnait, alourdi des parfums des convives et des quartiers de viande grillée qui s’empilaient sur les tables alignées le long des murs, n’attendant que le ballet des domestiques pour amener les uns aux autres. Ces tables-là, dissimulées dans l’ombre qui rôde aux bords de la lumière, n’étaient que de bois sculpté, sombre et patiné.

Celle courant au travers de l’immense salle de réception, en revanche, accueillait en son centre une dalle de marbre tout aussi longue, blanche veinée de noir, une peau d’empoisonnée. En incrustation dans cet étalage de richesse serpentait une incrustation d’un métal argenté, sinueux et ramifié comme la décharge d’un éclair.

Les choses sont façonnées par ce qui les a créées.

Six mois plus tôt, l’étrange objet avait été découvert dans la glaciaire sur le domaine de Dame Fen, après un orage qui avait secoué la terre et déchiré le ciel pendant la majeure partie de la nuit. En vérité, de la glacière, il ne restait que le sel au milieu des ruines du toit éventré, et au milieu du sel, réfléchissant la lumière des lanternes avec des éclats blessants, reposait cette œuvre née de la colère des éléments.

Peu après, Dame Fen l’avait offerte à la famille royale pour l’anniversaire de leur benjamin. « Un bien beau cadeau, avait approuvé l’intendante Nyx sous l’œil morne du couple régnant, pour un enfant qui sera, nul doute n’est possible, une force de la nature. » Les yeux mordorés de la Dame avaient glissé jusqu’au bambin, posé sur un trône à côté de celui de ses parents comme un petit paquet de chair grassouillette, à peine plus vivace que le porc qui avait été gavé puis égorgé tout spécialement pour le banquet. Elle avait acquiescé sans un mot – sans regarder l’intendante non plus – ses lèvres peintes étirées en une fine ligne, puis elle avait fait demi-tour et était partie prendre place à l’autre bout de la table.

Les lunes s’étaient succédées, l’été et son orageux tempérament avait laissé la place à l’automne, puis à la morsure de l’hiver. Une nouvelle invitation au banquet de solstice, réunissant toute la noblesse du royaume, avait été portée par-delà les eaux tumultueuses de l’Ingĕre jusqu’aux mains de Dame Fen, comme chaque année depuis qu’elle avait fait son entrée à la cour, des décennies plus tôt.

Le festin n’avait pas encore commencé. Les sièges béaient, attendant encore les postérieurs qui leur avaient été assignés, et pourtant des touchers avides s’étaient empressés de les sortir de leur alignement de bataille – une tentative puérile de s’approprier ces meubles somptueux, ne serait-ce que pour un soir, et de s’assurer sa place à la table royale. Des mains aux ongles manucurés reposaient négligemment sur un dossier recouvert de velours, une ostensoire chevalière renvoyant la lumière des lustres, le bord d’une botte haute s’appuyait sur un des pieds ornés, et quelques assises s’étaient déjà vues étouffées sous les épais jupons d’une poignée de douairières.

Dame Fen renvoya d’un geste de sa main gantée, accompagné d’un sourire poli, le domestique qui s’approchait d’elle, avec un équilibre au bout d’un de ses bras un large plateau d’argent où s’entrechoquaient des coupes de vin. Le jeune homme eut tôt fait de s’évanouir à nouveau au milieu de l’assemblée, esquivant avec une grâce acquise par l’expérience tous ces invités qui n’avaient que faire de se préoccuper des petites gens qui s’affairaient pour répondre à leurs moindres désirs.

« Je vois que vous êtes déjà pourvue, et par vos propres moyens. »

Dame Fen baissa les yeux sur la comtesse, une marche en contrebas, tenant négligemment du bout des doigts la coupe dont elle-même venait de se saisir. Un instant, la surface tremblotante du vin refléta sa pâle complexion alors qu’elle le portait à ses lèvres.

« Auriez-vous peur d’un empoisonnement ?

— Ici, au banquet annuel ? Qui oserait, voyons ? »

Il n’y avait pas d’inflexion dans son ton, mais sa réponse suffit cependant à faire pétiller les yeux sombres de la comtesse. Avec un sourire qui tenait plus du masque, elle effleura du bout des doigts la peau sombre de Dame Fen – la petite bande mise à nu entre l’ourlet de son gant et la broderie complexe qui ornaient les revers de ses manches.

« Je vois que les rumeurs sont parvenues par-delà l’Ingĕre. »

Oui, les rumeurs voyageaient vite, sur les ailes des corbeaux et dans les plis des vêtements des voyageurs, se jouant du col de montagnes à l’Est comme des eaux tumultueuses du fleuve qui délimitait, à l’Ouest, les terres de Dame Fen. Et les secrets voyageaient d’autant plus vite dans la direction du soleil couchant quand ils étaient auparavant parvenus jusqu’aux oreilles de l’intendante.

En acquiesçant d’un murmure aux paroles de la comtesse, Dame Fen venait justement de croiser le regard de Nyx. Un instant, un léger mouvement de tête, et la salle n’existait plus, les invités s’étaient tus, les coupes maintenues en l’air, et même la fumée qui se tordait au-dessus des plats se suspendit le temps d’un soupir, un battement de cœur qui résonna en commun. Fen se détourna la première, consciente toutefois du sourire de Nyx à la limite de ses perceptions, une main fantôme sur son épaule, une conscience nichée juste à côté de la sienne.

Les doigts errants de la comtesse avaient maintenant trouvé le bracelet passé par-dessus le gant de Dame Fen – une simple chaîne d’argent, jurant avec le reste de sa parure faite d’or sombre et chaud. Au fin poignet à la peau pâle en reposait une autre – ce n’était pas exactement la même, bien sûr, le message disait seulement de porter des maillons d’argent au poignet gauche.

Dame Fen répondit au sourire complice de la comtesse par pur instinct, alors que son attention déjà s’envolait ailleurs. Elle voyait les gardes postés devant chaque entrée de la salle de banquet, elle les avait repérés à peine avait-elle passé le seuil de la porte principale. De la bouche même de Nyx, elle avait appris ce qui se préparait ; les manigances se superposaient les unes aux autres, un riche feuilleté amer comme un poison, avec un arrière-goût sanguin. Du haut de leur trône, le couple royal portait un regard sombre sur l’assistance, n’attendait que le début des festivités pour s’assurer que personne ne manquerait à l’appel au moment où la salle se transformerait en tribunal. Dans l’ombre des portes, luisant comme l’armure des gardes, reposaient les barres métalliques qui fermeraient les doubles battants, emprisonnant tous les invités à l’intérieur sans espoir de sortie.

 « Alors, ma Dame, reprit la comtesse, quelle est votre boisson de choix ?

— De l’eau, ma sœur. De l’eau de la rivière, rien de plus. »

Ses lèvres s’ourlèrent en un sourire sibyllin. À nouveau, elle regardait Nyx, qui lui tournait alors le dos.

« Rien de moins.

— Vous auriez dû prendre l’antidote. Après tout, les réjouissances ne commenceront pas tout de suite, n’est-ce pas ? D’abord, il nous faut faire bonne figure. »

Pour ponctuer ses paroles, la comtesse laissa échapper entre ses dents une exhalation qui aurait pu être un rire. Dame Fen se demanda si elle était déjà ivre. Est-ce qu’un invité vendrait la mèche avant qu’elle n’ait fini de s’allumer, la poudrière s’éteignant avant d’avoir pu briller ? Dame Fen devait bien s’avouer qu’elle ne leur accordait pas beaucoup de crédit, aux nobles de la Consécration d’Argent. Le couple royal devait tomber, bien sûr – elle sentait les braises de sa colère s’animer en y pensant seulement, en ne faisant qu’évoquer dans sa mémoire la coruscation des bûchers qui avaient illuminé les quatre coins du royaume... mais ce n’était pas la chasse aux sorcières qui avaient déclenché l’ire de la Consécration d’Argent, non, c’étaient seulement les guerres incessantes avec les Terres du Sud, déclenchées et attisées par l’orgueil de la reine. Une fois qu’ils se seraient hissés au pouvoir, voilà la seule chose qu’ils changeraient, ces nobles pétris d’ambition ; ils déclareraient le cessez-le-feu, et le commerce de soie et d’épices reprendrait avec les peuples de par-delà la mer.

Se débarrasser du couple royal mettrait fin à cette guerre-là, parce qu’elle se cristallisait autour d’une poignée de personnes qui n’en avaient cure des âmes perdues sur leurs côtes, ni du sang écarlate qui imprégnait le sable des plages de chaque côté du détroit. Mais quand la haine s’était lovée dans le cœur de tous, qu’est-ce qu’il restait à faire, sinon espérer pouvoir rebâtir sur des cendres encore chaudes ?

 Les voix et les mouvements n’étaient plus qu’un brouillard, une cacophonie sans intérêt suivant son cours sous la lumière vacillante des chandelles. Assisse bien droite, mais la tête renversée contre le haut dossier de son siège, Dame Fen fixait les lustres jusqu’à ce qu’elle en voie l’image rémanente dansant sur l’écran de ses paupières closes. À l’autre bout de la longue table, Nyx s’était levée, assumant ses devoirs d’intendante. Elle entama ainsi le long discours d’introduction traditionnel, celui qu’il fallait dérouler avant que les invités ne puissent commencer à se gaver – non que cela arrivera ce soir-là, le son des barres de fer qui scelleront les issues devraient suffire à leur couper l’appétit. Cette pensée retroussa les lèvres de Dame Fen par-dessus ses dents éclatantes de blancheur. L’anticipation resserrait ses arceaux autour de sa poitrine, lui faisant tourner la tête bien plus que n’importe quel vin le pourrait, empoisonné ou non.

Elle comptait les secondes. Le discours de Nyx touchait à sa fin, sa voix de velours vite remplacée par l’accent râpeux de la reine. Le raclement du trône sur les dalles éclipsa presque le fracas des portes qui se fermaient, barrées, mais resta bien impuissant à s’élever par-dessus la vague de murmures qui déferla sur l’assemblée.

« Aujourd’hui, il est temps de répondre de nos actes. »

Un silence de mort s’abattit. L’horreur qui avait saisi la Consécration d’Argent pouvait presque s’entendre, comme le carillon d’une flûte de cristal se brisant en tombant au sol. Dame Fen sourit encore, pour elle-même, puis elle rouvrit les yeux.

Les têtes se tournèrent vers elle alors qu’elle repoussait son siège pour se lever. Elle savoura le moment, laissant son regard mordoré parcourir l’assemblée qu’elle dominait délicieusement ainsi, avant de finalement se poser sur le couple royal. Elle savait Nyx encore debout à leurs côtés, sans avoir besoin de la regarder. Elle sentait son cœur tambouriner dans sa poitrine, jurait pouvoir l’entendre même avec la longueur de la table qui la séparait de sa moitié. Voilà si longtemps qu’elles ne s’étaient pas vues seule à seule... Mais demain, quand le soleil se lèverait à nouveau, il ne restera qu’elles.

Elle leva son bras, le gauche, la main tenant sa coupe encore pleine, intacte, et le poignet orné de cette ridicule chaînette d’argent. Elle vit la mâchoire de la reine se contracter.

« Toi aussi... »

Dame Fen passa un doigt sous le bijou et l’arracha sans effort. Un léger tintement résonnant dans l’air immobile alors qu’il glissait jusque dans son assiette vide.

« Je ne suis pas avec eux. »

Les murmures, à nouveau, plus fort – étonnés, apeurés, outrés – outrés ? C’était eux qui se sentaient trahis, et non ceux du peuple qui vivait sur ces terres avant l’invasion humaine ?

Fen secoua la tête, repoussant sa colère parce qu’elle n’en avait plus besoin. Elle vit bien le regard que la reine lança à Nyx, sa fidèle intendante, arrivée à la cour en même temps que Fen – deux femmes avec cette même peau noire, jusque là étrangère à ces contrées, et qui s’étaient hissées aux plus hautes positions du pouvoir en seulement quelques décennies – bien sûr, tous savaient qu’un lien particulier les unissaient, alors ce n’était que logique que Sa Majesté pense que Fen avait aidé à déjouer le complot, puisque c’était Nyx qui l’en avait avertie.

Si seulement ils savaient, tous autant qu’ils étaient, la beauté de ce qui unissaient Fen et Nyx ; mais les hommes ne connaissaient pas ce genre d’amour au goût d’infini, cette promesse d’éternité que seuls peuvent se faire deux êtres nés de la terre elle-même et qui y retourneront seulement à l’hiver de cet âge. Deux faces d’une même pièce, une seule âme coupée en deux, disaient les légendes écrites en une langue que personne d’autre dans cette salle ne parlait, pour pouvoir se regarder et s’enlacer. On s’aimait mieux à deux.

Alors, Fen se désintéressa des invités, du couple royal, de tous sauf de Nyx, les yeux plongés dans les siens, leurs souffles accordés selon la même symphonie. Lentement, elle inclina sa coupe, le bras tendu au-dessus de la table. L’eau – l’eau de la rivière, rien de plus, rien de moins – s’écoula lentement, le filet rebondissant sur le marbre, éclaboussant l’extrémité de la ramification de métal insérée au centre de la table, qui courait sur toute sa longueur.

Ce n’était pas la foudre seule qui avait détruit la glacière sur les terres de la Dame, et elle en avait bien conscience. Depuis la fenêtre de sa chambre, elle avait vu le phénomène de ses propres yeux : né de la conjonction de l’électricité et du sel, cet étrange métal, sodium solidifié en éclats d’argent, dans une toute aussi étrange transmutation alchimique, au contact de l’eau devenait feu.

Les premières étincelles naquirent autour de la brume des gouttes d’eau. Un instant, le temps se suspendit. Le silence vibra, l’air lui-même se contracta, la lumière vacilla.

Puis la salle explosa.

Même si certains survécurent à cette première déflagration, les portes verrouillées sur les ordres du couple royal assurèrent qu’il brûlât avec les plus éminents de leurs sujets. Le rugissement du brasier étouffa jusqu’à leurs cris alors que les flammes s’élançaient le long de la charpente.

L’incendie fit rage toute la nuit et, au matin, les premiers rayons du soleil éclipsèrent les lueurs des dernières flammèches qui finissaient de dévorer le château de Ses Majestés, léchaient leurs pierres et leurs os. Elle ne saurait se prononcer au le sujet du dieu pour lesquels les hommes avaient brûlé tant de son peuple, mais Fen pouvait attester que les forces de la Nature s’estimaient repues après ce festin ouvert en leur honneur. Nue au milieu des cendres, avec l’air chaud qui soulevaient sa lourde chevelure, révélant les plumes d’or et d’écarlate qui se nichaient entre les boucles sombres, elle regardait toujours Nyx, l’autre moitié de son âme–

–l’autre moitié du Phoenix.

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