Toute la nuit, Pic se retourna sans cesse dans le lit. Brise en fût d’ailleurs exaspérée et, dans un demi-sommeil, l’en poussa hors. L’aube ne semblait pas vouloir se lever, mais Pic se décida à aller ruminer ses pensées dans le salon. Près du feu de cheminée, les vêtements du vieillard séchaient. Il prit le temps de mieux les observer. L’ample cape consistait simplement en un large tissu gris clair, qui devait autrefois être d’un blanc pur, troué en son centre par une capuche rembourrée de laine. Il devait avoir vécu, car l’habit ne remplissait que partiellement son rôle. Il n’était clairement plus imperméable depuis longtemps. Les chaussures étaient de bien meilleure facture. Elles devaient avoir été matérialisées à la capitale ou venir de l’Élysée, car Pic était incapable d’en saisir la composition. Il s’approcha pour les soupeser. Elles étaient déjà complètement sèches au toucher et si légères que Pic n’en crut d’abord pas ses sens. Il n’avait jamais rien vu de tel. La semelle extérieure semblait comme rebondir contre ses doigts. Lorsqu’il passa par curiosité la main pour tâter sa partie intérieure, une sorte de mousse en prit la forme et bloqua son bras à l’intérieur. Il fut surpris et essaya de se débarrasser de la chaussure, mais celle-ci se cramponnait. Pic se calma et finit par trouver un étrange bouton sur lequel il appuya, ce qui lui permit de libérer son bras. Certaines des productions de l’Union lui semblaient comme venues d’un autre monde. Cette paire de chaussures faisait définitivement partie de cette catégorie. Le reste des vêtements était plus commun : un pantalon, une chemise, un pull en lin et un gilet rembourré en laine avec de nombreuses poches bien remplies. Tout était devenu gris par la force des choses, mais témoignait probablement d’une époque où ils avaient été d’une blancheur immaculée. Pic résista à la tentation de regarder ce qu’il y avait dans le veston. Il n’aurait pas été bon d’offusquer un envoyé des Mémoires, car c’en était bien un. Sur le débardeur, au niveau du cœur, brodé en or, un sigle de sept anneaux formant une fleur brillait : un pour chaque Mémoire et au centre, un point pour Origine, la Mémoire oubliée. Centré autour d’Origine, l’anneau représentant Alliance retenait les autres, instaurant ainsi l’Union. Le sigle avait toutefois une particularité. Il était entouré d’un huitième et dernier anneau qui n’en croisait aucun, mais les contenait tous. Il semblait avoir été brodé par-dessus. Pic s’en étonna un instant. La couleur or signifiait, quant à elle, que l’homme était directement en contact avec les dirigeants de l’Union, les Mémoires. L’étranger était bien un oracle. Il n’était plus question pour Pic d’en douter. Il devait l’obéissance complète à cet homme et à l’instant présent, il devait surtout s’assurer qu’il se porte bien. Pic regarda l’heure. Il était arrivé quatre heures auparavant. Il déverrouilla la porte de la chambre d’ami et y jeta un coup d’œil. La respiration de l’oracle s’était calmée et il dormait presque paisiblement. Il ne semblait plus y avoir de doutes sur son rétablissement. Il avait juste besoin de repos, et Pic aussi. Il aurait plus de réponses au matin, mais il faisait confiance aux Mémoires. Pic retourna se coucher et malgré ses efforts pour ne pas réveiller Brise, celle-ci soupira lorsqu’il se glissa sous la couette. Il espérait qu’elle ne l’éjecterait plus du lit cette fois.
Pic se réveilla seul. Brise s’était déjà levée, mais pas le soleil visiblement. Dehors, le ciel était toujours sombre et la neige continuait de tomber. La tempête ne donnait aucun signe d’apaisement. Si cela durait encore longtemps comme ça, ils seraient bientôt ensevelis. Il espérait que Malin s’était bien réfugié dans la bergerie. Il irait le voir tout à l’heure pour s’en assurer. Une bonne odeur venait de la cuisine et motiva finalement Pic à se lever. Il se dirigea vers celle-ci pensant voir sa femme au fourneau, mais quelle ne fut pas sa surprise de voir Cerf à sa place. Sa femme et sa fille étaient attablées. Elles le regardaient cuisiner sans un mot, fascinées. L’oracle avait remis ses propres habits et semblait se porter comme un charme. Il rayonnait. Pic rejoignit sa famille dans leur contemplation religieuse. Seul Neige, dans l’insouciance de l’enfance, finit par oser prendre la parole lorsque Cerf s’approcha de la table pour leur servir des crêpes épaisses couvertes de sirop.
-T’es qui …, Monsieur ? interrogea-t-elle
-Bonjour ma petite, mon nom est Cerf, dit-il en rigolant. Je suis l’invité de tes parents, ils m’ont bien aidé hier soir… Et toi comment t’appelles-tu ma belle ? demanda le vieux sage.
-Nnn…Neige ! bégaya-t-elle, rougissant du compliment.
Cerf s’attabla et se servit lui aussi une crêpe.
-Et bien qu’attends-tu Neige, ça va refroidir. Bon appétit !
Elle n’attendait que ça et se rua sur sa crêpe, mais Pic et Brise attendirent tout de même que l’oracle ait pris sa première bouchée avant de suivre son exemple. Cerf les regarda avec un demi-sourire. Brise s’autorisa enfin à parler face au visage amical.
-Oracle, excusez-nous de nos manières, je vous souhaite la bienvenue dans notre maison. Je me présente, je m’appelle Brise et voici mon compagnon, Pic. Nous sommes surpris de votre venue et de votre si prompt rétablissement. Êtes-vous certain que tout va bien ? Vous n’avez besoin de rien ? s’enquit-elle.
-Je suis touché de votre sollicitude, merci.
Il s’arrêta et prit une bouchée qui sembla durer une éternité pour ses hôtes qui attendaient impatiemment d’en savoir plus.
-Je vous assure que je suis en forme. Nous autres, oracle, avons la chance d’avoir un métabolisme bien plus rapide que le vôtre, mais votre tisane m’a tout de même fait beaucoup de bien hier soir.
Il continua de manger sa crêpe. Personne n’osait l’interrompre. En cette matinée, il était un autre homme, dégageant une prestance et une autorité toutes naturelles.
-Vous pouvez toutefois m’aider, ajouta-t-il enfin. J’ai été séparé de la connexion que j’entretiens avec les Mémoires lors de la tempête. J’aurai besoin de l’accès à votre salle de projection pour me connecter au réseau afin de la rétablir.
Il les regarda dans les yeux avec un regard bienveillant. Pic eut un frisson dans le dos.
-J’espère que vous n’y verrez pas d’inconvénient, se soucia l’oracle.
-Ne vous inquiétez pas, elle est entièrement à votre disposition, n’est-ce pas mon cœur ? demanda Pic.
Il lui forçait un peu la main. Il savait qu’elle avait des projections sur lesquels elle devait travailler, mais il ne voulait surtout pas prendre le risque qu’elle offense leur prestigieux invité en émettant ne serait-ce qu’une once de refus. Heureusement, elle ne sembla pas y voir d’inconvénients. Elle semblait intriguée par le vieux sage.
-Vous souhaitez rester longtemps ? questionna-t-elle.
-Je ne saurais vous le dire, les Mémoires ne m’ont pas encore fait part de leurs plans pour moi… et pour vous, répondit-il.
Les Mémoires ? Un plan pour eux ? La phrase choqua le couple. La petite n’était pas encore en âge de comprendre ce que cela impliquait, mais elle voyait bien à la tête de ses parents que c’était quelque chose de sérieux. Pic n’en revenait pas. Il avait l’impression de se trouver en plein cœur d’une de ces histoires épiques où le héros était lancé dans sa quête par un oracle qui lui promettait une grande destinée. Qui serait le héros de cette histoire ? Leur vie devait-elle vraiment être bouleversée par les Mémoires ?
-Je… Je ne sais que dire… Pourquoi pensez-vous qu’Ils auraient un plan pour nous ? s’inquiéta Pic.
-Oh, mon fils, rassure-toi, je suis certain que les Mémoires n’ont que de bonnes intentions à votre égard.
Il posa sa main sur sa poitrine au niveau de son insigne.
-Ce sont eux qui m’ont indiqué votre bâtisse. Ils m’ont parlé dans mon sommeil et m’ont dit qu’ici, je trouverais refuge et que vous m’aideriez à trouver Vérité.
Brise était incrédule. Les oracles étaient connus pour être difficile à comprendre et les réponses de Cerf suscitaient plus de questions qu’elles n’en résolvaient.
-La vérité ? Sur quoi ? Vous enquêtez sur quelque chose ?
-Pas quelque chose, quelqu’un. Vous a-t-on déjà raconté l’histoire de la création de l’Union ?
-Bien entendu ! J’ai été aux temples quand j’étais petite, acquiesça-t-elle.
-Alors, vous savez sans doute comment les Mémoires sont montées au ciel au nombre de huit et qu’en attendant que la Nature reprenne ses droits, ils créèrent les préceptes qui guident maintenant nos vies. Ils prirent pour nom la valeur qu’ils jurèrent de défendre jusqu’à ce que la mort les atteigne, mort qui jamais ne les aurait atteints depuis…
Il But un peu, faisant languir son audience.
-Ils ont ensuite envoyé leurs enfants repeupler la Terre et c’est en ces temps que la Colonie fût fondée. Nous serions donc leur descendance et ils veillent depuis sur nous en nous indiquant la marche à suivre.
Cerf marqua une pause pour terminer son déjeuner. L’oracle était bon orateur. Pic buvait ses paroles, n’osant pas intervenir, mais Brise, impatiente, l’incita vivement à continuer :
-C’est ce qu’on nous a appris, oui, mais nous ne sommes pas prêtres, encore moins oracles, vous avez certainement d’autres enseignements à en tirer…
Elle savait qu’il manquait des morceaux de l’Histoire. Les prêtres ne s’étaient jamais accordés sur ce qu’il était advenu d’Origine par exemple. Pourquoi était-Elle silencieuse ? Quel était son rôle qui semblait pourtant si central ? La plupart des questions que Brise avait posées aux prêtres étaient restées sans réponse. Un oracle saurait probablement lui en expliquer beaucoup plus.
-Des enseignements ? s’amusa celui-ci. Je ne suis pas prêtre, je suis oracle, je n’ai rien à vous enseigner. Si j’aborde le sujet, c’est parce qu’il m’a été donné par les Mémoires d’apprendre qu’il n’aurait peut-être pas été huit au départ, mais bien neuf. Je suis en quête de ce neuvième Mémoire. Je dois vérifier si oui ou non Il existe et cette quête m’a mené en ces monts.
L’oracle était visiblement satisfait de son effet. Son public était effaré. S’il n’était pas oracle, Pic l’aurait traité d’hérétique, mais il était bien obligé d’accepter les révélations du vieil homme. Brise semblait accueillir les choses plus facilement. Ses yeux pétillaient d’excitation. Elle en attendait plus. Cerf se leva :
-Maintenant que vous comprenez en quoi ma quête est importante, j’espère que vous saisissez que je dois me hâter de la remplir. Si je vous en ai tant dis, c’est pour vous remercier de vos soins. Je vais déjà vous laisser digérer ces informations. Pourriez-vous m’indiquer où se trouve votre salle de projection ? s’enquit-il.
Brise allait visiblement lui poser d’autres questions, lui demander plus d’explications, mais Pic s’empressa de se lever et de lui répondre :
-Bien entendu, suivez-moi, c’est juste en bas des escaliers.
La maison possédait en plus d’un rez-de-chaussée, une cave qui contenait les provisions pour l’hiver et la salle de projection.
-Neige, va jouer un peu dans ta chambre pendant que l’on s’occupe de monsieur, d’accord ? lui demanda Brise.
La petite s’empressa d’obéir. Les discussions des grandes personnes ne l’intéressaient pas tant que ça finalement. Brise mit un temps d’arrêt, mais finit par suivre son mari et l’oracle. Pic la regarda du coin de l’œil. Elle aurait ses réponses, mais pas maintenant. Elle devrait être patiente. Ce n’était pas sa première vertu, il en était conscient, mais la curiosité était un défaut lorsqu’elle s’appliquait aux Mémoires et aux oracles. Il fallait leur faire confiance.
Après avoir descendu les marches, Pic invita sa femme à introduire le code d’entrée de la salle de projection. Elle hésita un instant avant d’obtempérer. La porte métallique coulissa pour révéler une pièce entièrement blanche avec en son centre un fauteuil incliné sur lequel étaient fixés un casque et des sangles. Cerf se tourna vers le jeune couple.
-Très bien, maintenant, écoutez-moi bien. Je vais rester dans cette pièce pendant un moment, cela pourrait être court, mais aussi très long. Je vais entrer en communion avec les Mémoires. Vous ne devez surtout pas rentrer, sous aucun prétexte. Me suis-je bien fait comprendre ? insista-t-il.
Pic hocha vivement la tête. L’oracle regarda Brise avec insistance qui finit, elle aussi, par céder un léger acquiescement.
-Sortez maintenant ! ordonna-t-il.
L’oracle se plaça dans le fauteuil et les harnais se fixèrent sur ses chevilles, ses poignets et son bassin. Le casque était en train de s’incliner sur son crâne lorsque la porte se ferma. Un discret clic leur fit comprendre que la salle était maintenant scellée et le ronronnement des processeurs débuta. Ils n’auraient plus besoin de chauffer au bois pour les prochains jours. Brise et Pic remontèrent dans leur salon, s’installèrent dans le divan et se regardèrent dans les yeux. Ils avaient beaucoup à discuter.