10h20 au centre d’accueil
Maryanne avait à peine quitté le bureau de son directeur qu’un murmure insistant vint s’agripper à elle. Une plainte collante qui la suivait toujours de trop près, un perpétuel reproche. C’était Mr Durfol. Le petit vieux avait une façon désagréable de l’aborder, de s’approcher d’elle et de ne plus la quitter. Oui, ils avaient rendez-vous, dans dix minutes. Quelques minutes, ce n’est pas grand-chose, tout juste le temps de se préparer à écouter quelqu’un, de faire un peu le vide dans sa tête. Mais Mr Durfol semblait toujours inquiet que sa thérapeute ne l’oublie. Il était comme un enfant, incapable de l’attendre, il la cherchait et se cramponnait à elle dès qu’il l’a trouvait. Impossible de lui échapper. Maryanne avait plusieurs fois essayé de le rassurer, de le faire patienter devant l’espace d’entretien. Elle lui avait expliqué qu’elle avait besoin de ce temps pour préparer la séance, mais Durfol rentrait toujours en même temps qu’elle dans la pièce. Une fois, elle avait tenté de verrouiller la porte, le vieil homme s’était appuyé à la clanche et l’avait actionnée de façon continue pendant plusieurs minutes jusqu’à ce qu’elle lui ouvre, suite à quoi il s’était pratiquement vautré sur elle avec toute l’énergie d’un diable libéré de sa boîte. Depuis, elle ne cherchait plus à l’éviter, elle se sentait coupable vis à vis d’elle-même d’avoir abandonné la partie. C’était un échec de ne pas pouvoir recadrer son patient. Les entretiens commençaient donc systématiquement d’une façon déplaisante. Aujourd’hui Durfol semblait plus nerveux que d’habitude. Comme toujours, il engagea la conversation par une question embarrassante. Il avait l’art pour ça. Il avait la voix d’un enfant que l’on venait de punir :
« Vous avez parlé de moi avec le directeur N’Gué ? »
« Je… Non, pas vraiment. Rien qui ne soit directement en lien avec vous en tout cas. Je n’ai pas d’autres préoccupation dans l’instant que de vous écouter me parler de vous et de vos projets. Vous m’avez déjà parlé de certaines de vos craintes. Lors d’une séance alors que je vous demandais la place que vous souhaitiez prendre dans votre vie et plus généralement dans le Monde Solide, en dehors du Centre ?»
Depuis le temps qu’elle le suivait en entretien Maryanne avait décelé que derrière le personnage de ce petit enfant déjà vieux, se cachait l’homme. Un homme qui ne lui parlait que très rarement et dont elle ne savait pas bien si elle-même avait envie de le rencontrer.
« Des choses se sont produites, des choses graves que j’avais prévues, je lui ai raconté tout ça, à votre directeur… C’est à ce sujet qu’il vous a parlé de moi ?»
C’était toujours la voix du petit garçon. Maryanne était habituée à ressentir chez la plupart de ses patients un mélange de déférence et d’admiration. Le vieil homme ne faisait pas exception à la règle, mais depuis quelques temps, elle sentait que le culte qu’il lui vouait pouvait se fracturer et se transformer en mépris.
«Monsieur Durfol, je n’ai pas connaissance qu’il y ait eu des événements graves récemment. Lors de notre dernier entretien vous m’avez parlé d’un rêve… ? »
Son regard changea.
« Vous faites erreur, je ne vous ai pas parlé d’un rêve. Je vous ai parlé DU rêve. »
Durfol était agacé. On touchait à quelque chose d’important. Maryanne l’invitait à en dire plus mais il n’était pas prêt à le faire.
« Monsieur Durfol, nous sommes ici pour parler de vous. Si vous souhaitez que nous parlions de ce rêve que vous avez fait…»
Durfol ne pût s’empêcher de rire, il prononça quelques mots qui sifflèrent entre ses dents, tout bas, pour lui-même.
« Pfff… Ce que vous dites est d’une telle stupidité. »
Maryanne ne comprit pas les mots qu’il venait de prononcer, elle ne pouvait les entendre tant le sens était en rupture avec tout ce que le personnage dégageait communément. Puis il reprit plus distinctement, avec le ton de l’homme qui a bien vécu sa vie et qui s’adresse à la jeunesse :
« Après tout… Vous semblez si décidée à ne pas entendre ce que je sais que je peux m’autoriser à vous le dire. Avec vous, il n’y a pas lieu de voiler les choses. Si je vous parle de fantasme collectif, acceptez-vous de comprendre de quoi je veux parler ? Aujourd’hui ce fantasme est menacé. Cela vous concerne Madame. Je suis ici pour tenter de protéger cela : LE rêve… »
Il souriait. Maryanne se trouvait de nouveau face au vieux fou qu’elle essayait d’aider à aller mieux. Chacun d’eux occupait maintenant sa place habituelle.
« Mr Durfol, je comprends, mais j’avoue ne pas partager l’idée que vous semblez vous faire qu’il y aurait dans ce monde UN rêve, partagé collectivement par les hommes, et que celui-ci serait immuable au point d’être menacé. Je ne pense pas cela possible. Dans tous les cas, il me semble que vous prenez sur vos épaules une tâche bien grande que celle de protéger une chose aussi spéciale. »
« C’est mon rôle, mais vous vous méprenez, je ne suis pas le seul à protéger ce fantasme. »
Durfol sourit gracieusement, avant de reprendre.
« Vous aussi, vous lui donnez de la vitalité. »
En ayant dit cela Mr Durfol dévisagea Maryanne d’une façon particulièrement dérangeante. Puis, comme s’il avait senti qu’il l’avait gênée, il sourit d’une autre manière, beaucoup plus agréable. Ces yeux étaient parfois d’une stupéfiante vivacité. Une force étonnante se dégageait de lui. Maryanne ne put s’empêcher de penser qu’il avait dû être un très bel homme. Un homme qui un peu plus jeune l’aurait très certainement rendue nerveuse. Mr Durfol avait l’air de lire le cheminement de ses pensées. Il se leva et la regarda avec beaucoup de bienveillance.
« Merci beaucoup. Vous savez, à chaque fois que je viens en rendez-vous avec vous, je commence par me dire que ça ne sert à rien. Et puis après je me sens mieux. Vous êtes quelqu’un de précieux Mme Abelard. À bientôt. »
C’était toujours lui qui concluait leurs entretiens. Il entrait le dos voûté comme un vieillard et ressortait plein d’assurance sans qu’elle ne puisse se garantir d’y avoir été consciemment pour quelque chose. Maryanne prit une grande respiration dès que Durfol passa la porte. Il avait été charmant, comme à son habitude en fait, pourtant elle avait bien du mal à se départir du sentiment de malaise qui la gagnait à l’issue de chacun de leurs entretiens.