Lettre 4

Mon ami,Je prends un peu de mon temps pour vous répondre, je dois pourtant me hâter car sa Majesté, le Roi et son Altesse souhaitent assister à ce nouveau marivaudage qui se joue à la Comédie et dont Mademoiselle Létoile en est l'interprète principale. Je crains que l'ennui me gagne, l'actrice ne déclame point les vers, elle les massacre mais par fin, le Roi l'apprécie fort. Vous en souvient-il de son interprétation de Camille lors de la représentation d'Horace et combien elle avait transformé les splendides vers de Corneille en une purée infâme. Je prie pour que jamais elle n'ait l'idée d'ajouter une oeuvre de Racine à son répertoire, ce serait une vilenie, plus grande encore, faite à Calliope et Melpomène. Ne parlons point de théâtre ou cette lettre ne finira point. J'ai, en effet, reçu Madame de Marsault en ma demeure et je suis heureuse de savoir qu'à vous, elle ait montré un tendre visage. Sans surprise, elle s'est emportée comme il l'était prévisible pour une rivale déchue, elle se croyait acrimonieuse dans ses propos et blessante. Elle a été au plus un embarras passager. Quant à vos exploits dans le salon aux marquetteries, elle a été faconde comme vous le désiriez mais avec une telle salacité que je ne l'ai pas écouté plus loin que sa première phrase. Vous vouliez, je pense, qu'elle se montre lascive dans son évocation de vos galanteries, elle a été graveleuse. Auriez-vous été présent que vous ne vous seriez point reconnu dans ses paroles. Je gage que lorsque vous aurez enflammé les sens de cette chère Lucile, celle-ci saura mieux vous servir que ne l'a fait Madame de Marsault.La petite agnelle se défend fort bien quant au badinage. La voici qui vous fait languir jusqu'à vous en faire accroire à de l'indifférence, et cela avec une innocence de jeune pucelle. Quelle rouée enfant ! Et cette lettre qu'elle vous a fait parvenir et dont chaque mot est choisi avec soin. Ce sera une rivale bien agréable à affronter, une rivale qui ne survivra pourtant pas si elle s'ose sur mon terrain. Dressez-la à ce rôle si le coeur vous en dit, devenez son protecteur et servez-la au Dauphin si vous pensez tout savoir de moi. Le défi pourrait être intéressant jusqu'à ce que la lassitude me gagne et que je ne frappe.Je ne puis allonger ma lettre plus que de raison. Le Dauphin a eu la grâce de me céder son écritoire quelques instants mais il aura bientôt fini de se vêtir, et il faudra qu'à mon tour je me pare. Je préférerai cacheter cette missive avant que la curiosité ne l'invite à lire ces lignes. Je vais donc aller à l'essentiel des nouvelles palatiales et citadines.Monsieur d'Esmée, votre cousin, a eu la bienveillance de défuncter quelques jours après son mariage. La jeune veuve (c'était tout de même la sixième marquise du même nom) se retrouve donc à la tête d'une immense fortune, jeune et libre. Si l'on excepte bien sûr les conventions à respecter en ce qui concerne le veuvage. La jeune Madame d'Esmée pourra donc compter sur cette bonne fortune pour choisir, cette fois, un époux en accord avec son coeur. Je suis sûre que beaucoup de galants feront fi de sa figure chevaline. Je sais que vous regrettez beaucoup la quatrième marquise dont je me souviens que de la beauté.Monsieur de Gerry dont vous avez l'honneur de courtiser l'unique enfant vient d'être appelé au service de sa Majesté. Il n'est plus lieutenant général de police en notre belle capitale mais Ministre de la Maison du Roi. Une belle avancée pour cet homme issu de la noblesse de robe. Vous aurez à coeur d'en féliciter sa fille pour cette belle nomination. J'ai, par ailleurs, eu le plaisir de souper avec Monsieur de Gerry, le soir même de ma dernière lettre, il s'est enquis des raisons de votre absence en ville. Je lui ai dit que vous visitiez une parente malade, bien que la langue me démangeât de l'en prévenir au sujet de sa fille mais le jeu en aurait été faussé et aurait perdu de sa valeur.Comme vous vous en doutez, je suis au centre des commérages. Au lendemain du bal et de la déroute de Madame de Marsault, j'ai été invité à souper auprès du Dauphin mais la place n'était point encore conquise. La ville entière bruissait, attendant avec voracité de me voir ou chuter ou gagner. Je me suis arrangée pour me montrer modeste et pleine d'esprit auprès du Prince, ce qui le changeât de beaucoup de son ancienne maîtresse. Durant le souper, je n'ai été ni victorieuse ni intéressée par son Altesse, j'ai offert à chacun des invités un intérêt poli et curieux envers les petits faits qu'ils ont conté. La tâche m'a été facilité par l'ambassadeur d'Espagne qui s'est montré volubile et conteur émérite. Il faudra que je vous le présente, c'est un homme charmant dont l'accent chantant donne une vie bien particulière à ses récits. Imaginez-vous cet homme s'est retrouvé prisonnier des Indiens et ne s'est sorti de cet inextricable situation que par son intelligence. Nous passâmes donc une agréable soirée. Nous avons rejoint leurs Majesté aux tables de jeu et je reconnais avoir perdu une coquette somme contre la Reine. C'est une joueuse habile.Cette fois-ci, je me suis plu à me montrer moins distante avec le Prince tout en restant dans la courtoisie la plus élémentaire. La Cour a même douté de ma victoire mais un peu plus tard j'ai attisé le feu, à l'abri des regards, avant de me dérober lorsque le Comte d'Ambernac s'est malencontreusement présenté. Quelques jours plus tard, le Dauphin me faisait parvenir une nouvelle invitation à souper mais en privé, cette fois. Ce soir-là, j'ai déployé toutes mes charmes et choisi de connaître l'homme sous le titre, ce qui l'a grandement flatté. Je me suis à nouveau refusée à lui prétextant que je lui ferai mauvaise réputation. Après tout, l'on m'a maintes fois vu en votre compagnie, ce qui, bien évidemment, a fait naître de la défiance quant à mon honneur. Le goût de l'interdit est tentant, il n'en fallait pas moins au Prince. La permission est moins séduisante que l'interdiction. Le lendemain, il a demandé au Comte d'Ambernac de trouver un hôtel particulier qui me rapprochât du palais, puis a demandé à sa Majesté de m'octroyer titres et propriétés de grande valeur. Que croyez-vous qu'il arrivât ? Les bruissements de la Cour et de la capitale devinrent assourdissantes ! La Reine, elle-même, a demandé à me voir. C'était bien la première fois que son fils s'intéressait autant à une femme, du moins à autre chose qu'à ses charmes.L'on m'a fait comprendre que pour le bien du royaume, il me faudrait pourtant accepter le mariage du Dauphin avec une princesse étrangère, peut-être issue de la maison des Habsbourg. Et que je devrai me contenter du rôle de maîtresse, si c'était ce rôle que je choisissais. Je m'inclinais devant la raison politique mais il n'en reste pas moins que je suis, maintenant, des proches du Dauphin et qu'il va me falloir manoeuvrer parmi ces courtisans délètères.Il me faut achever ici, mon ami, son Altesse s'en revient. Je finirai ma missive sur une dernière nouvelle qui vous attristera bien plus que celle de votre cousin. Madame de Marsault s'est trouvée mal, il y a quelques jours, et on vient d'apprendre il y a quelques heures, qu'elle a succombé à un mal inconnu mais foudroyant. Bien que nos relations à toutes deux se soient achevées sur une note discordante, je plains grandement sa famille.Ami, j'ai hâte de vous revoir et de vous offrir ce qui vous revient de droit quand vous aurez achevé vos affaires.Avec tendresse,Agnès d'Ezenay, comtesse de Roche-Issoire.
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