Extrait du cours intermédiaire standardisé : les transports hyperspatiaux
Question : Pourquoi les informations et les marchandises transitent-elles instantanément entre des terminaux planétaires, alors que les transports de personnes nécessitent des vaisseaux ?
Réponse : Les états de matérialisation entre terminaux n'ont pas la stabilité nécessaire pour le transfert d'êtres vivants. Pour le déplacement des humains, le seuil visé d'une décohérence pour mille milliards (10-12) suppose des avancées technologiques non encore réalisées aujourd'hui.
Concepts mathématiques liés : loi de fiabilité, théorie de la décohérence, taux de défaillance, équations de l'hyperespace.
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En rentrant ce soir-là, Naelmo perçut bien plus tôt que la dernière fois, la bande des quatre vauriens qui l'attendait. Prudents, ils s'étaient dissimulés dans un recoin d'un des ultimes bâtiments en bordure de forêt, un entrepôt commodément situé sur le trajet de leur proie.
Elle soupira d'exaspération, songea à faire demi-tour, à appeler sa mère ou son père, ou Shielfen, qui boudait toujours.
Non, non ! Elle devait apprendre à régler ses problèmes seule.
Ce soir, elle se sentait en forme, comme de plus en plus souvent d'ailleurs. Son esprit était clair, elle percevait tous les gens autour d'elle avec acuité et précision, mais sans qu'ils l'envahissent.
Un sentiment de bien-être affermit sa détermination : elle devait trouver... non, elle allait trouver par elle-même un moyen de se débarrasser de ces gêneurs.
Le défi s'annonçait d'autant plus intéressant qu'il ne lui restait qu'une minute à peine, en conservant le même pas, pour réfléchir à une parade.
Depuis quelques jours, elle s'amusait à envoyer des images à Shielfen, à lui montrer la forêt. Il la poussait à expérimenter :
- Tu as un cobaye volontaire, profites-en ! Ça ne t'arrivera pas tous les jours.
Après quelques essais concluants, elle s'était mise à lui faire parvenir non seulement des images, mais des scènes aussi réalistes que le lui permettait son souvenir. Il s'allongeait dans les vestiaires du club et ressortait ravi, avec la mémoire sensorielle de l'expérience qu'elle avait recréée pour lui : bruits d'animaux, froissement des feuilles, odeurs d'humus et même élasticité du sol sous ses pieds, moiteur de l'air dans ses poumons. Mieux que n'importe quel simulateur de planètes exotiques, selon ses dires.
Qu'arriverait-il si elle tentait ce genre de chose avec des cobayes involontaires ? Le tour consistait à leur faire croire qu'ils vivaient réellement la scène.
Le visage de Naelmo s'éclaira d'un grand sourire que n'aurait pas désavoué le diabolique Shielfen. Elle ralentit à peine, entortilla sa fine natte rouge autour d'un doigt désinvolte et s'immergea dans les esprits des quatre garçons.
Elle choisit un souvenir, un bataillon de mygranes qui avaient survolé la ville l'année passée, et le projeta vers eux. Elle revoyait la large escouade de créatures noires approchant d'un vol pesant en fendant l'air de leurs puissantes ailes de cuir. Leurs douze pattes fines et articulées pendaient au-dessous d'elles en s'agitant de manière menaçante. Leurs cris aigus perçaient les oreilles des citadins tandis que leurs ailes chuintaient dans l'atmosphère moite.
Simple, mais efficace : les garçons, persuadés d'y être pour de vrai, prirent peur et coururent se mettre à l'abri avant d'avertir les autorités. Les mygranes étaient particulièrement dangereuses quand elles se déplaçaient en bande et cela, tout le monde le savait.
Naelmo sourit en songeant à l'histoire qu'elle aurait à raconter à Shielfen le lendemain matin.
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À voir courir les garçons en abandonnant leur embuscade, Naelmo s'était sentie forte. Sans trop savoir pourquoi, elle n'avait finalement rien dit à Shielfen.
La raison de sa réticence ne lui apparut que deux jours après : ce qu'elle avait accompli s'apparentait à de la suggestion, autrement dit, de la manipulation mentale. Sa mère en était incapable, elle en était persuadée. Théola ne réussissait à projeter des images qu'au prix d'un grand effort, et cela n'avait pas le réalisme des constructions de sa fille ; pas l'épaisseur du vivant.
Naelmo comprit que sans le vouloir, elle avait pour de bon expérimenté avec des pouvoirs qui lui appartenaient en propre. Ceux qu'elle partageait peut-être avec ce mystérieux garçon qu'avait connu sa mère ? Ceux qu'elle s'était promis de laisser de côté...
Elle se demanda si ses géniteurs avaient possédé eux aussi le même genre de capacités ou si au contraire, ils l'avaient abandonnée à cause de ses dons monstrueux. Un frisson la traversa, et elle s'efforça de chasser cette idée troublante : elle n'aimait pas penser à eux. Elle n'avait pas besoin d'eux, ne les connaîtrait jamais. Théola et Delum étaient ses seuls parents.
Quoi qu'il en soit, elle s'était sentie bien en effrayant les garçons, parfaitement maîtresse de la situation. Assez sûre d'elle pour piaffer du désir de recommencer.
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La queue de la cantine s'étirait, frôlant la table où Naelmo avait posé son plateau :
- Tu manges de la salade ? T'en prends jamais d'habitude.
- Oui, mais là, j'en ai eu envie tout d'un coup. En voyant ses belles feuilles vertes, je l'ai imaginée, toute rebondie, dans la serre.
Naelmo laissa échapper la respiration qu'elle avait involontairement retenue pendant l'échange des deux filles. En ce moment, il lui arrivait de temps en temps de relever la tête, l'air distrait, sa fourchette suspendue, ou de rester la bouche ouverte, le visage rêveur, un doigt tourniquant dans les cheveux. Cela ne durait pas très longtemps, elle reprenait vite part aux conversations dans lesquelles elle était désormais intégrée.
À l'insu de ses camarades, Naelmo expérimentait : réussirait-elle par exemple à faire manger à quelqu'un quelque chose qu'il n'aimait pas, par le simple pouvoir de la suggestion ? À inciter la dodue Maïjo à abandonner la navette pour marcher tous les soirs jusqu'à chez elle ? Pas sûr que cela suffise à l'amincir. Ou encore, entreprise symbolique, à influencer le professeur d'arts ? Un des seuls cours où ne sévissaient pas les programmes standardisés de la Fédération.
- Aujourd'hui, nous allons parler de la musique populaire des vingt dernières années dans la Fédération ; et en écouter bien sûr, dit l'enseignant, s'attirant les applaudissements de la classe. Une satisfaction intense, mais beaucoup plus discrète de Naelmo y fit écho.
Bon, le prof avait quand même réussi à leur sortir que les artistes célèbres de l'époque récente s'étaient inspirés d'œuvres datant de plus de deux mille ans. Ce type était un indécrottable passéiste, amoureux des vieilleries !
- Si des élèves se proposent, on pourrait voir ce que vous savez jouer, ajouta-t-il, augmentant encore d'un cran sa cote.
Ça, Naelmo ne le lui avait pas soufflé ! Au moins un cours qui promettait de devenir un peu moins ennuyeux.
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Naelmo avait commencé par de simples images, qu'elle envoyait au bon moment : à la cantine par exemple, un endroit privilégié pour ce genre d'expérimentation. Il suffisait de vérifier, ensuite, si ce que mangeait sa « victime » correspondait à ce qu'elle avait suggéré. Cela fonctionnait redoutablement bien, encore mieux, d'ailleurs, quand on rajoutait des odeurs, des saveurs ou des bruits : le goût acidulé et sucré des beignets de fleur de nivettes, le croquant des caramels au sel des mers de Minzhue, importé à grands frais de la planète-mère...
Naelmo conjurait le souvenir désiré, se concentrait pour le rendre aussi réaliste que possible. À ce moment-là, elle se montrait distraite, un peu absente. Elle fermait les yeux quelquefois, un court instant, se connectait à la personne choisie, abolissait la distance qui la séparait d'elle et lui transmettait la « chose ». Elle ignorait comment un tel prodige était possible, toutefois, s'il avait fallu le décrire, c'est ainsi qu'elle l'aurait fait, laborieusement, avec ces mots-là. En réalité, tout se déroulait en une fraction de seconde.
Elle avait eu ensuite l'idée d'ajouter aux images des messages, des directives, en quelque sorte. Cela fonctionnait si parfaitement que c'en devenait effrayant. Au bout de quelques jours, Naelmo maîtrisait l'art de la suggestion. Elle flottait sur un sentiment de puissance grisant, étouffant la petite voix qui lui soufflait que sa mère n'aurait pas approuvé.
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Un soir, chez Shielfen, elle sauta le pas. Ils avaient pris l'habitude d'écouter de la musique en travaillant, musique soigneusement choisie par l'un ou par l'autre, au terme de tractations parfois longues qui agaçaient la jeune fille.
- Non, ne mets pas ce morceau-là, je ne l'aime pas, se récria-t-elle.
- Mais si, tu vas voir, c'est une version en concert.
Elle lui décocha un regard noir en entortillant sa natte rouge autour d'un doigt nerveux :
- Pfff ! Tu n'en fais qu'à ta tête.
Dès les premières notes de la chanson, Naelmo se sentit submergée sous le flot noir et glacé de sa propre terreur. Shielfen n'avait pas du tout choisi de lui proposer ce morceau, au départ ! Non, contrairement aux apparences, c'était son idée à elle. Qu'avait-elle fait ?
La jeune fille éprouvait pour le garçon toutes sortes de sentiments, de la colère à la reconnaissance, en passant par une certaine forme d'admiration. Elle avait l'impression, à cause de cela, qu'il allait rester imperméable à son savoir-faire en matière de suggestion.
Seulement voilà : il n'avait pas frémi d'un sourcil ou montré une hésitation en lui présentant le morceau qu'elle venait de lui souffler mentalement.
Avec Shielfen, impossible, comme avec les autres, de prétendre au détachement, à l'impartialité du chercheur uniquement concentré sur l'expérimentation scientifique. Quand sa conscience s'était manifestée trop bruyamment ces derniers jours, c'est la justification derrière laquelle elle s'était retranchée. Une observatrice, voilà comment elle se considérait face à ses précédentes victimes.
Mais dans le cas de Shielfen, son intrusion devenait autre chose, une manipulation monstrueuse, sans commune mesure avec son petit jeu de chantage à lui. Elle ne pouvait même pas plaider la revanche devant une telle disproportion.
- Je ne me sens pas bien. Je vais rentrer.
Il fronça un sourcil interrogateur, en délaissant la formule mathématique qu'il tentait de démontrer.
- Eh ! C'est vrai, tu es toute pâle. Tu veux boire, manger un morceau ?
- Non, non, c'est un truc de fille, éluda-t-elle en levant les yeux au ciel, comme s'il manquait totalement de tact.
Elle déguerpit sans plus d'explications, en laissant le garçon en plan au milieu de ses exercices de maths. Les idées en vrac, elle galopa jusque chez elle, se réfugiant en territoire familier dans sa chambre dont elle claqua la porte derrière elle. En arrivant, elle avait vraiment mal au ventre d'avoir trop couru ou à cause de l'angoisse qui la nouait de haut en bas.
Manque de chance, le nenem n'était pas à sa place favorite sur son lit. À cause de Shielfen, voilà qu'elle le délaissait, alors il était allé dîner dans la sylve dès que la faim ou l'ennui l'avait réveillé. Personne d'autre n'était encore là.
Naelmo se sentit incroyablement seule. À part le nenem, à qui elle aurait tout raconté, personne ne pouvait partager cela. Personne ! Cette sensation vertigineuse de toute-puissance, mêlée à la culpabilité devant l'évidence de l'inadmissible. On ne pouvait tout simplement pas faire cela. On ne le pouvait pas, on ne le devait pas !
Naelmo fila dans la salle de bain et chercha avec alarme son reflet dans le miroir. Pendant un instant, comme sortie de la pénombre, une hydre noirâtre aux têtes grimaçantes la pétrifia. D'une douzaine de becs claquant affreusement s'égouttait un liquide sombre et visqueux comme du sang. Un œil, un seul, la dévisageait avec méchanceté. Le noir absolu de cette pupille oblongue l'attirait comme un aimant, et elle dut s'agripper au lavabo pour ne pas tomber.
Elle hoqueta de frayeur et serra les paupières en réprimant un cri. Sa main se plaqua sur l'interrupteur. Face à elle, dans la lumière des lampes, le visage familier réapparut, les yeux bleu foncé écarquillés d'angoisse, la mine hantée, vite remplacée par une expression de surprise anxieuse sur ses traits juvéniles.
Naelmo se mit à trembler, terrorisée par la vision que sa propre conscience venait de lui offrir.
Comment pouvait-elle avoir l'air aussi innocente, alors qu'elle se sentait l'âme plus sombre que l'hydre du miroir ?
L'hydre tapie au fond de son esprit.