Extrait du discours anniversaire de la Fondation Eckarn
Voilà l'humanité dans les premiers développements d'une sixième révolution technologique : la découverte de l'hyperespace, il y a vingt-cinq ans, a ouvert une nouvelle ère de progrès humain.
Grâce aux transports hyperspatiaux, les échanges économiques et culturels ont crû vertigineusement, rapprochant des planètes qui n'avaient cessé de s'éloigner depuis leur installation...
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Naelmo se mit à regretter le temps pas si lointain où la vie se résumait à des choses simples : manger, dormir, aller en cours, se promener dans la forêt, discuter avec ses parents. À vrai dire, certaines étaient indissociables d'une bonne dose d'ennui, mais enfin, à tout prendre, elle aurait aimé conserver la tranquillité passée.
Tout en ayant envie tous les soirs ou presque de questionner sa mère sur le mystérieux garçon évoqué par celle-ci et ses pouvoirs extraordinaires, elle reculait chaque jour le moment d'en reparler. Elle avait peur. Peur d'apprendre des choses déplaisantes, peur d'accélérer encore les changements qu'elle subissait à grande vitesse depuis quelque temps.
Si elle éludait le sujet jour après jour, cela ne disait-il pas implicitement à Théola qu'elle n'était pas prête, que tout devait demeurer comme avant ?
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Cependant, elle chercha en vain à maintenir la quiétude passée. Les semaines suivantes le démontrèrent avec éclat, en se rangeant en bonne place parmi les plus éprouvantes de la courte vie de Naelmo.
Il y avait au moins deux excellentes raisons pour cela.
Une première raison, normale, organique, inévitable : Naelmo connut ce qu'il est convenu d'appeler une poussée de croissance. Toutes les nuits, ses os, ses muscles, ses tendons s'allongeaient, s'étiraient, dans un ajout de molécules programmé par une nature méthodique.
Sur Hevéla, la gravité n'égalait pas la valeur standard, et cela faisait gagner à ses habitants deux ou trois centimètres de plus que ce qu'ils auraient mesuré s'ils avaient vécu sur Marskael ou Pellios. Résultat, il ne se passait pas un seul jour sans que la jeune fille eût mal à une articulation, coude, genou, cheville...
La seconde raison était un peu moins naturelle, mais il s'avéra tout aussi difficile à Naelmo de s'y soustraire : Shielfen entreprit de lui démontrer qu'elle faisait fausse route dans sa stratégie d'intégration au groupe.
- Je me suis trompé l'autre jour, lui déclara-t-il un matin en pédalant, sur un ton exalté pour le moins suspect. Je t'ai dit que ton apparence n'avait pas d'importance. Je reviens là-dessus, c'est tout le contraire en fait : Écoute !
Il piaffait d'excitation, et l'adolescente se prépara au pire :
- Tu te fais discrète dans ton coin, mais les autres voient bien que tu les snobes, que tu te considères comme supérieure à eux. Ne me dis pas que c'est faux !
Naelmo prit l'air exaspéré qu'elle lui réservait souvent.
- Voilà, bel exemple ! Une vraie pimbêche ! triompha-t-il. Bref, tu me suis ? Si tu veux passer inaperçue, il faut au contraire que tu te comportes comme les autres filles de ton âge ou à peine plus vieilles : tu dois aller au contact des autres et t'efforcer de te faire remarquer.
Naelmo resta bouche bée un moment, avant de se ressaisir et de lui rétorquer tout haut, avec sarcasme :
- Comment peut-on raisonner de manière aussi tortueuse ?
- Non, je suis dans le vrai, tu le verras si tu examines la situation de l'extérieur, sans parti pris.
Il semblait très fier de son analyse et totalement imperméable à l'air peu convaincu de Naelmo ou à son ton dédaigneux. Elle promit d'y réfléchir, soulagée qu'il n'insiste pas davantage. Elle se rassura en songeant que le garçon aurait bien vite oublié la chose.
Pourtant, il aborda de nouveau le sujet dès le lendemain devant une Naelmo dépitée et se mit en tête de concrétiser son idée de la transformer en jeune fille « remarquable ».
Elle devait bien admettre que sa logique n'était pas si idiote que ça. Ses parents ne lui répétaient-ils pas sans cesse qu'elle devait se comporter « comme les autres » ? Mais si on prenait pour modèles des « autres » ces greluches sans cervelle qui constituaient l'essentiel de la cour de Shielfen, il y avait de quoi frémir. Comment Naelmo pourrait-elle imiter leur vacuité, leur inconsistance, leur... nullité profonde ?
Shielfen balaya ses craintes d'un geste.
- Dans notre petit monde, l'apparence compte pour beaucoup. Si tu ressembles aux filles du groupe, il te suffira de singer leur façon de s'exprimer et d'intégrer deux ou trois de leurs sujets de préoccupation ; pour le reste, pas besoin de changer.
- Le reste ? Il ne restera rien quand j'aurai fait tout ça, rétorqua Naelmo avec angoisse.
- Mais si, au contraire, le double jeu, c'est très stimulant pour les neurones. Tu es bien prompte à déprécier les autres, mais elles jouent un rôle, elles aussi. D'ailleurs, c'est pour tout le monde pareil, tu devrais bien le savoir, toi qui peux voir au-delà des apparences.
Naelmo le fixa avec incompréhension. Elle n'avait jamais pensé à cela avant. Elle croyait que seules sa mère et elle dissimulaient ce qu'elles étaient en réalité. Est-ce que vraiment « tout le monde » interprétait un rôle ? Un visage public, un autre privé ? Y compris ces filles qu'elle jugeait idiotes ? Elle ne s'était jamais donné la peine de s'intéresser à elles en tant qu'individus. Elle les avait vues jusqu'ici plutôt comme un essaim d'insectes butineurs.
Sans plus s'inquiéter de ses états d'âme, Shielfen prit Naelmo en main. Il parut s'amuser comme un petit fou à lui faire couper les cheveux en un court ébouriffé, d'où émergeaient deux fines nattes, une rouge et une noire, tressées avec ses vraies mèches teintes (puisqu'elle les avait longues... au départ). Il l'emmena chez un tatoueur qui souligna les ourlets de ses oreilles d'un motif tout en lignes courbes argentées, puis s'attaqua à ses bras, habillant sa peau pâle de discrets dessins ocre et grenat.
- Ça part au bout d'un an, avait expliqué l'artisan à une Naelmo réticente.
Un coloriste lui montra comment décorer son visage et ses yeux avec les crayons tendres qu'il lui vendit à prix d'or. Enfin, Shielfen commanda pour elle une tenue, après avoir pris ses mesures dans la cabine d'un tailleur automatique.
Quand Naelmo rentra chez elle ce soir-là, épuisée et désorientée, elle se demanda qui était cette inconnue en face d'elle. Pourtant, avec sa coiffure bravache et le maquillage qui déguisait ses expressions, la Naelmo du miroir renvoyait un aplomb, une sûreté que ne possédait pas l'originale. Elle paraissait aussi ouvertement défiante, revendiquant une différence que la première Naelmo avait vainement tenté de gommer.
Et tout cela, ce n'était pas si mal.
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Contrairement à ses attentes, il n'y eut pas d'explosion maternelle ce soir-là ; seulement une sorte de stupeur, plus du côté de Delum que de Théola d'ailleurs.
- Shielfen a décidé de s'occuper de mon aspect extérieur, qu'il a qualifié « d'outrageusement rétrograde », annonça-t-elle sur un ton léger. Les tatouages, ce n'est que du provisoire, les rassura-t-elle, et les cheveux, si ça ne va pas, on les fera repousser en accéléré. Euh... il reste les vêtements, ils arrivent demain.
Elle avait enchaîné tout très vite, pour ne pas leur laisser le temps de réagir.
- Moi qui prenais ce garçon pour quelqu'un de raisonnable, commenta son père avec consternation.
- Moi, je le trouve très sensé, rétorqua sa mère, qui n'avait pas eu besoin d'explications pour saisir l'intérêt de cette transformation. La seule chose qui me chagrine, c'est que j'ai l'impression que tu as vieilli d'un an en une journée.
- Tu plaisantes ! Plutôt de deux ou trois, déplora Delum.
Théola soupira, exprimant quelque chose que sa fille n'identifia pas de manière nette : nostalgie, angoisse ? Son esprit était fermé, elle ne partageait rien avec Naelmo, ce qui dénotait bien un certain désarroi.
- C'est vrai qu'on vient de prendre un coup de vieux, commenta Théola, mais tu es très jolie comme ça. J'aimerais bien le rencontrer, ce garçon. Mhm, tu ne l'as pas laissé payer, j'espère ?
Naelmo montra à son poignet droit un tout nouveau bracelet coloré qui contenait son nyme, dans lequel elle piochait pour ses besoins quotidiens. Ce petit porte-monnaie permettait de payer anonymement, il n'était pas attaché à une personne, comme les puces que beaucoup utilisaient, implantées directement sous la peau. Tout le monde n'avait pas forcément envie de garder trace de toutes ses dépenses.
- Mon pauvre nyme est à sec ou presque, se désola-t-elle. Je vais devoir le regonfler avec l'argent de mon anniversaire.
En vérité, elle avait partiellement laissé le garçon marchander et régler les services du tatoueur, qui lui devait un service. Shielfen était débrouillard, elle devait le rajouter à l'agaçante liste de ses qualités, qui ne faisait que s'allonger.
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Cette nouvelle apparence suscita la surprise dans le petit microcosme des adolescents de PortNeuf, mais tout le monde cessa de la remarquer au bout de deux ou trois jours.
- Ils ont déjà oublié à quoi tu ressemblais avant, commenta Shielfen, en réponse à ses interrogations perplexes. Maintenant, pour eux, tu es cette personne que je vois devant moi, et la personne antérieure a disparu. Effacée ! Nouvelle apparence, nouveau comportement, et hop, nouvelle personne !
La jeune fille secoua la tête avec hébétement. L'esprit humain recélait décidément bien des mystères.
De son côté, Naelmo ne se reconnaissait plus. Ni dans le miroir des vestiaires du club cycliste, ni dans les esprits de ceux dont elle partageait les cours. Outre sa coiffure et ses tatouages, sa silhouette avait elle aussi été chambardée par la tornade Shielfen. Aux vêtements informes qui l'enrobaient, il avait substitué des tenues ajustées et colorées qui mettaient en valeur sa minceur androgyne.
- Tu es encore à cet âge où les hanches sont étroites et la poitrine plate : un corps asexué, avec un visage d'ange et une chevelure rousse de démon, avait résumé Shielfen en contemplant son œuvre avec une certaine autosatisfaction.
- C'est toi le diable ! s'était récriée Naelmo. Comment as-tu su ce qui me conviendrait et qui rendrait bien sur moi, alors que personne n'est habillé comme ça ici ?
- Ce n'était pas si difficile. Tu voulais quoi ? Un décolleté pigeonnant ? Tu n'as rien à montrer ! Une vue plongeante sur ton nombril ou tes cuisses ? Laisse ça aux autres, c'est parce qu'elles ont envie que quelqu'un les touche.
La jeune fille avait senti ses oreilles chauffer d'embarras devant ses sous-entendus et n'avait rien rétorqué.
En parallèle avec sa nouvelle apparence, Naelmo expérimentait un changement de comportement décrété par son mentor, puisqu'elle avait entrepris dorénavant de se faire remarquer. Interdiction de rester dans son coin avec sa mine renfrognée et supérieure. En cours, elle alla délibérément s'asseoir avec des groupes de garçons ou de filles et s'employa à les aider sans trop en avoir l'air. Il ne fallait pas ramener sa science, préconisait Shielfen, mais la distiller par touches légères pour éviter d'être cataloguée comme prétentieuse.
Elle présenta aussi son exposé sur la forêt, plusieurs fois, devant petits et grands ; à leurs yeux, elle passa pour une sorte d'aventurière qui vivait dans une jungle mystérieuse qu'elle avait su leur rendre intrigante.
En quatre semaines, sans être devenue intime avec personne, elle pouvait se dire bonne copine avec beaucoup de monde.
- Ils sont gentils avec moi juste parce que je leur suis utile, se plaignit-elle à Shielfen en cours de maths.
- Très bien ! Tu viens d'expérimenter ce que signifie être populaire. Ce sont des relations où chacun trouve son intérêt. Ça n'a rien à voir avec la vraie amitié.
- Et toi, mon cher, qui es si populaire, comment sais-tu si tu as de véritables amis ?
La voix mentale de Naelmo s'était faite un peu mordante. Shielfen l'agaçait avec ses leçons de « grand ».
- Les amis, ça se reconnaît. Je ne crois pas avoir besoin de télépathie pour ça.
- Ah oui ? Tu veux que je vérifie ce que les tiens pensent de toi ?
- Ne fais pas ça, s'il te plaît. Ça me déplairait que tu espionnes mes copains.
- Qui te dit que je ne l'ai pas déjà fait ?
- Sale gamine !
Shielfen se renfrogna et ne pipa plus mot jusqu'à la fin du cours. Naelmo se sentit vaguement coupable, mais pour une fois qu'elle tenait un moyen de voir son assurance en béton se fendiller, elle n'allait pas laisser passer l'occasion.