L'idée géniale

Le Commandant suprême était dans une humeur noire. Il entra dans la salle de conférence, la moustache en pagaille. Pas un des vingt ministres du Comité suprême ne mouftait. L’un d’entre eux chuchota à son voisin : « vraiment de mauvais poil ce matin, le Commandant.

- Oh oui j’ai vu.

- Peut-être que nous devrions essayer un peu de psychologie positive.

- Du genre ?

- Je ne sais pas…un compliment ?

- Mais il en a toute la journée des compliments.

- Oui enfin, tu m’as compris, quelque chose qui ne sonne pas trop courtisan servile, quelque chose qui va droit au cœur.

- Les rendements industriels ?

- Non, j’imaginais quelque chose de plus intime, de plus amical…

- Tu n’as qu’à tenter un truc.

- Moi ?

- C’est toi qui a proposé non ?

- Oui… »

Le ministre déglutit. Alors que le Commandant cherchait la télécommande du vidéoprojecteur, « je ne comprends pas, marmonnait-il, elle s’appelle revient pourtant », le ministre en question se leva : « Ô Commandant suprême, je tiens à souligner, au nom de tout le Comité, que vous avez véritablement des mains superbes... bien douces…mais bien viriles aussi…le Ying et le Yang quoi…vraiment, c’est sincère.

- Vous êtes ministre de l’agriculture Popov ? répartit le Commandant, l’air mauvais.

- Oui.

- Quel est le rapport entre mes mains et l’agriculture ?

- La crème hydratante ?

- On se sert de crème hydratante comme engrais ?

Le ministre Popov se mit à rougir. « Sans doute, c’est que je ferais en cas de sécheresse… » Heureusement pour Popov, le vidéoprojecteur démarra. « Ouf, pensa-t-il en se rasseyant, j’étais à deux doigts de passer pour un nul. »

Le Commandant suprême se tenait devant l’écran, fixant ses ministres d’un œil sévère. Une vidéo était projetée. Elle laissa bientôt les ministres dans un état de sidération totale. Et pour cause ! On y voyait le Commandant suprême dans son bain, les paupières à demi-fermées, des pétales de rose flottant sur l’eau mousseuse. Une femelle extraterrestre ôtait ses vêtements avant d’entrer dans la baignoire. « Ce qui est bien avec toi, murmurait le Commandant suprême, ce qui est bien avec toi, c’est ton nombre de testicules, tu en as tellement…soulève tes aisselles un peu…ah oui, c’est vraiment spectaculaire…viens, entre dans l’eau. »

« Quoi ? tu veux d’abord voir si elle n’est pas trop chaude. D’accord, tends-moi ton intestin grêle, que je le trempe. Comme ça ? Oui ma coquine, alors tu la trouves trop chaude ? Je peux faire couler un peu d’eau froide si tu veux. Vas-y mets-toi bien, dans le bain…tu es à l’aise là ? On n’est pas bien ? Attention, ne sécrète pas trop de fluide hihi, tu vas faire déborder la baignoire! »

Suivait une scène particulièrement crue de frotti-frotta inter-dimensionnelle et de léchouilles super-quantiques. Le commandant suprême coupa la vidéo. « Bon… la Morale de tout ça ? J’attends. » Quelques secondes passèrent. Les ministres levèrent la main les uns après les autres. « Jamais sans protection ?

- Le racisme c’est mal ?

- Fermer les yeux et penser à l’Angleterre ?

- Un trou est un trou ?

- Qu’on me jette la première pierre ?

- Le chien est le meilleur ami de l’homme ?

- Les goûts et les couleurs ?

- Venez comme vous êtes ?

- L’Auvergne…son terroir…ses paysages ?

- Il faut de tout pour faire un monde ? »

Le Commandant devait tendre tous ses nerfs pour ne pas exploser. « Vous ne voyez pas, bande d’imbéciles, ce sont des images de synthèse, des images créées de toute pièce ! »

- Ah oui, faire l’amour dans une baignoire, pff, il faudrait être vraiment bête.

- Et les pétales de rose, non mais quel mauvais goût, jamais vous n’auriez oser ça mon Commandant !

- Sans parler des salles de bain, elles sont beaucoup trop humides !

- C’est pas avec de l’humidité qu’on obtient des mains si sublimes.

- En y repensant, je n’ai vu que deux tétons, alors que tout le monde sait que vous en avez quatre.

- Et puis, soit dit en passant, ils ont vraiment raté la courbe de votre dos. Je me disais bien que quelque chose clochait. »

Le Commandant suprême, quelque peu rasséréné, attendit le silence pour reprendre la parole. « Laissez-moi vous éclatez…

- Tout de suite ??

- Comme ça ? sans baignoire ?? sans pétales ???

- Pardon, lapsus, rectifia le Commandant, laissez-moi vous é-clai-rer.

- Ah oui, ça fait moins peur. »

« Messieurs, reprit le Commandant de sa voix chantante des montagnes, réfléchissez. Si les images sont à ce point manipulables, s’il est si facile de détourner la vérité, il est tout à fait compréhensible que nos citoyens ne croient plus en aucune de nos propagandes. Si l’on peut faire croire que leur Commandant s’adonne à des commerces illicites, alors l’on peut prétendre, de la même façon, par l’artifice, qu’une planète parfaite existe.

- …

- Autrement dit, nos citoyens n’ont aucune raison de croire que Mirifax existe bel et bien. Nos campagnes publicitaires seront toujours vaines. C’est du reste de notre faute…pour une fois que l’exploit est véridique, c’est bien dommage. Nous avons usé et abusé de la rectification du réel. Et puis, aujourd’hui, la création d’images a atteint un tel niveau de perfection que celles-ci ne pourront plus jamais faire croire en leur sincérité. Alors je vous demande…comment faire ? Comment faire, sans qu’il soit besoin d’images, pour convaincre de la douceur de vivre régnant sur Mirifax ? »

Un plat silence remplit la salle. « Alors là, vous nous posez une colle.

- Qui est partant pour un UNO ?

- Ah, parce que ce n’est pas ce qu’on fait depuis tout à l’heure ??

- On ne peut pas déporter les gens comme d’hab ?

- Oui et puis, il est possible de télédéporter désormais.

- En parlant de mots compliqués, quelqu’un a compris ce que c’était un retroplanning ?

- Aucune suggestion sur le problème que vous soulevez…par contre, je connais un japonais qui fait des tapas du tonnerre.

- On affiche des photos en noir et blanc ?

- On missionne des influenceurs soviétiques ? »

Soudain le ministre Souajeff, une vieille bique à la barbe grise, le plus éminent des ministres, se leva. Son torse était bardé de médailles. Un électron n’aurait pas pu trouver de tissu vide pour se cramponner. Alors qu’il s’apprêtait à prendre la parole, une des médailles chuta. « Merde, une de mes médailles est tombée ». Son voisin se contorsionna au-dessus de son fauteuil pour la ramasser. « C’est quelle médaille ? » demanda Souajeff.

- C’elle du ministre le plus éminent.

- Mince ! je me rassois donc. » Souajeff pensait à part lui « Ouf, ç’aurait pu être mon flocon d’argent.»

« Quelqu’un a la médaille du deuxième ministre le plus éminent ? non…personne ?

- Moi, j’ai celle du meilleur ministre au beach-volley.

- Ok top, ça fera l’affaire, parlez camarade Ramouchine. »

Le camarade Ramouchine se leva « Écoutez tous…s’il y a bien une chose à laquelle les gens croient, plus que la propagande, plus que les images en général, c’est l’art non ?

- Oui, très juste ! approuvèrent les ministres en cœur.

- Les gens croient en la subjectivité de l’artiste et que cette subjectivité exprime une certaine sincérité non ? 

- Oui, pas faux !!

- Par conséquent, l’art est sincère. 

- Oui tout ça sonne juste Douglas !!!

- Ce qui est sincère exprime une vérité.

- Oui !!!!

- Ce qui est sincère exprime LA vérité… 

- Oui !!!!!

- Nous allons donc demander à l’artiste de rectifier immédiatement la courbe du dos du Commandant, qui est concave et non convexe, et puis de lui rajouter manu militari deux tétons.

- Oui !!!!!!!

- Car, deux plus deux, ça fait quatre !

- Oui  !!!!!!!!

- Et de lui agrandir le pénis !

- Oui !!!!!!!!!

- Parce que pour un Commandant suprême, la taille, ça compte !

- Oui !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

Le Commandant suprême calma la salle en délire. « Camarade Ramouchine, vous vous égarez…votre idée est excellente, mais son application est mauvaise. »

« Vous êtes arrivé à la conclusion que l’art exprime la vérité mieux que ne le ferait n’importe quelle image publicitaire. Voici donc, quel sera notre plan superbe. Nous allons envoyer une artiste-peintre sur Mirifax, avec gouache et chevalet, et il peindra les plus belles créatures et les plus beaux paysages de la planète socialiste, ses champs fertiles, ses forêts ombrageuses, ses lions dociles. Il peindra Mirifax telle qu’elle est.»

« Nos citoyens croiront ces peintures, car l’art exprime la vérité et ainsi donc les vaisseaux en partance pour Mirifax se rempliront de millions de bras travailleurs…Imaginons toutefois que le peintre en question pratique un art dégénéré, on ne reconnaîtrait plus Mirifax, et alors quel intérêt de promouvoir quelque chose qui n’existe que dans la tête de l’auteur ? »

« Finalement, on n’aura servi que sa gloire et pas celle de Mirifax la magnifique. Nous allons donc choisir un artiste certes, mais le plus nul, le plus archi nul de tous les artistes de l’Académie des Beaux-arts populaires de Pantagus. Un artiste incapable de donner une once de touche personnelle à la réalité qu’il entrevoit. Nous n’aurons pas de mal à le trouver. Comme chacun sait, sur Pantagus comme dans toutes les académies, les artistes les plus médiocres sont toujours les premiers de classe. Nous prendrons LE premier de la classe.

- UNO !!! »

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Margerie Kremer
Posté le 29/02/2024
J’adore le retournement du dernier paragraphe. Et le passage circoncis du ministre éminent… Et puis bah, le reste est top aussi !

Quelques fautes :
« c’est que je ferais en cas de sécheresse » => c’est ce que
« C’elle du ministre le plus éminent » => C’est celle / Celle
« Nous allons envoyer une artiste-peintre sur Mirifax » => un
robruelle
Posté le 14/01/2024
Haha, la encore, beaucoup de second degré
La base des réunions brainstorming des boites de com
Rien que le fait que le commandant suprême ait du mal à allumer lui-même le videoproj, c'est déjà super drôle
Le fait que tous les ministres soient hyper lechebotte aussi. On retrouve les grands classiques de toute bonne dictature : le ministre hyper médaillé; la petite moustache du petit pére des peuples etc.

J'aurais bien aimé avoir la réponse sur le retroplanning parce que bon...

Sinon, petit point de détail, il me semble que le chapitre précédent est au présent alors que celui-ci est au passé. Je sais pas si c'est fait expres, du coup, je le signale quand même

A bientôt !
Zadarinho
Posté le 02/02/2024
Salut Robruelle! en effet la suite de l'histoire est au passé, je n'arrive pas à me décider sur le temps, je pense à tout rebasculer au présent
Merci pour ton retour et content si ça t'a fait sourire!
Vous lisez