(L'indésirable)

Alors qu'il se croit tranquille, quasi invisible, au milieu de tous ces gars accaparés par leur conversation, ce dernier le surprend à le dévisager et lui lance alors un regard noir et lourd de sens, avant de prendre la parole.

- Je conçois facilement que tu puisses me trouver super sexe, chéri ! Mais tu n'es pas forcé de rester bloqué sur moi, hein ! Après, on va croire que je cherche à te voler à Gabriel ma louloute ! 

La déclaration a pour effet immédiat de couper la conversation net. Toute l'équipe reporte son attention sur Yann et Uzu qui rougit jusqu'aux oreilles.

- Yann, t'as un problème ? réagit Gabriel du tac au tac.

- Ha nan, moi j'ai pas de problèmes. Je prévenais juste ton flirt. Je sais bien que je suis beau gosse, mais qu'il ne se fasse pas d'idées. T'es le seul qui ait jamais eu ses chances avec moi, pt'it loup ! 

Steph lève les yeux au ciel, navré et prend sur lui de jouer une fois de plus les conciliateurs.

- Yann ça suffit, vous n'allez pas recommencer hein ?

Mais s'en est trop pour Gabriel. Il se lève, se préparant sans doute à commettre l'irréparable, lorsque Uzu le prend de vitesse.

- Vous êtes en effet plutôt beau... garçon, je comprends pourquoi Gabriel s'est épris de vous.

Yann, ahuri, ne répond pas, il plisse les yeux et tente de jauger son interlocuteur. Gabriel couve des yeux son petit ami qui à l'air si calme et souriant.

- Je me sens un peu impressionné et curieux, je ne connais pas du tout le genre de musique que vous faites alors que visiblement le visual kei est japonais à la base, c'est cela ? Je suis Japonais, j'ai la double nationalité, et j'ai passé la moitié de ma vie au japon. J'étudiais le style de Yann... Il est très proche de celui de Gabriel, non ? Ces coiffures que vous avez, le maquillage aussi, c'est très bizarre non ? J'avoue que je n'ai jamais vu personne habillé de cette manière au Japon. 

Tous le détaillent en silence. Beau détournement de sujet. Lui qui jusqu'alors n'avait pas dit un mot.

- Tu parles Japonais couramment ? s'enthousiasme aussitôt Steph. Parce que ça pourrait nous intéresser ça ! Enfin, si ça pose pas de problème à Gabi que tu participes.

- Ha ! Ouais ! s'exclame à son tour Math.

- Héééé !! Tu pourrais trop nous aider à écrire des chansons ! Tu chantes pas aussi par hasard ? renchérit Yo'.

Face à ce soudain engouement, une même panique s'empare de Gabriel et Uzu.

- Heu, je ne voudrais pas empiéter sur... commence Uzu, timidement.

- Ho là ! Stop ! On se calme, tout le monde ! Uzu est trop proche de moi.

- Attend c'est une super chance ça ! En plus il est plutôt "belle gueule", et pis tu l'as avoué, tu pourras pas continuer à chanter et à jouer! insiste Math.

- Ouais écoute-les ! Empêches pas ton accessoire japonais d'avoir une utilité, il a la tête de l'emploi ! Même s'il chante faux, du moment qu'il chante en jap ça suffit ! fait Yann, méprisant.

L'intervention de Yann coupe encore l'élan général. Nouveau blanc. Tout le monde dévisage une fois de plus le bassiste.

- Vous voyez c'est pour ça que j'm'oppose maint'nant à mélanger l'travail et la vie privée, soupire Gabriel le regard las en direction de Yann.

- J'ai chanté six ans dans une choral, et oui, je parle japonais couramment. Cependant Gabriel a une jolie voix aussi, puis je m'en voudrais de mettre votre bassiste plus mal à l'aise qu'il ne l'est déjà de part ma présence. Gabriel, si ça peut t'aider je suis là, mais je connais ton point de vue, je ne m'imposerais pas bien sûr.

En dehors d'avoir voulu clouer le bec de cet ex indésirable, Uzu, réflexion faite, se surprend à être très tenté d'entrer dans ce monde là. Après tout, pourquoi pas ?

- Et puis un bassiste ça se change mec et si un jour toi et lui ça marche plus, rien ne vous empêche de vous séparer aussi ! réplique Yo' à Uzu. Sûr, si ça botte ton pote Gab', on aura jamais une meilleure crédibilité là ! ajoute-t-il se tournant vers son leader.

S'en est trop pour Yann. Blessé à mort, rouge de colère, il se lève soudain.

- Surtout, vous gênez pas pour moi ! Faites comme si j'étais pas là, allez-y continuez ! parlez de me virer !

- Hé ! Assume mon gars ! C'est toi qui fous la merde sans arrêt !  lui envoie Yo' hargneux.

Piqué au vif, sans un mot, Yann attrape son instrument, le jette sur son dos et quitte l'appartement sous les yeux perplexes de tous les protagonistes. Que Gabriel ne tente rien pour le retenir, les informe qu'un changement d'importance dans les priorités de leur leader est apparut.

Steph et Math n'oublient cependant rien de la soirée passée dans cet appartement quelques jours avant et de la décision prise alors. Y aurait-il un changement pour ce qui est de Yo' ? Les deux hommes s'interrogent mutuellement du regard.

La porte claquée, Gabriel se rassit, ailleurs, le visage anxieux, personne n'ose plus parler.

Au bout d'un temps Uzu se risque d'un :

- Je suis désolé de causer des problèmes.

-T'inquiète, mec, c'est Yann le problème et c'est un vieux problème qui date... Fallait bien qu'on en arrive là un jour ou l'autre !  le rassure Yo'.

- J'ai un pote, si vous voulez, qui se démerde bien à la basse, enfin si ça intéresse. On joue de temps en temps ensemble, propose Math.

Gabriel  scrute le vide, les sourcils froncés, sans réaction. Steph l'interpelle. Un sursaut de lucidité le ramène un instant aux préoccupations du jour.

- Oui Math ramène-le. Présente-le nous... Mais ch'uis désolé, Uzu, raisonnablement, c'est mieux si tu n'entres pas dans l'projet, j'espère que tu comprends.

- C'est comme tu le sens. 

Bien que déçu par sa décision, Uzu lui sourit.

S'en suivent des discutions techniques, des planifications de répètes, des propositions de morceaux. Le japonais éprouve le sentiment d'être étranger aux échanges, cependant il ne peut ignorer le fait que son ami se révèle à mille lieux de l'intérêt commun sensé rassembler ces musiciens.

Visiblement la tête ailleurs, il répond aux questions presque mécaniquement. Son esprit comme son cœur se trouvent très certainement beaucoup plus préoccupés par le départ de son ex qu'il ne veut bien l'avouer. L'équipe finit par quitter l'appartement quelques deux heures plus tard, il s'installe alors un étrange calme pesant.

- Est-ce que ça va aller ? 

- Hein ? Oui, oui...

De nouveau le silence. Uzu l'observe un moment, ne sachant trop comment engager la conversation, désemparé et en colère. En colère d'abord contre lui-même de se laisser toucher par cette histoire mais plus encore contre Gabriel qui a le culot d'affirmer qu'il n'y a plus rien entre lui et son ex petit ami. Même si sa relation avec ce Yann est compliquée et bien qu'il y ait un attachement certain, c'est bien de lui que Gabriel est amoureux à présent non ?

- Je suis désolé, s’excuse Gabriel.

- De quoi ? 

- Du comportement de Yann, d'ma façon d'réagir, du fait que j'n'accepte pas qu'tu sois not'chanteur, j'dois vraiment passer pour un gros con.

- Non, tu as juste l'air un peu plus touché que je ne le pensais par le départ de ton ex.

- Enfin jaloux ? 

- Je devrais ? 

- Non, Ch’uis triste parce que rien de c'que j'tente n’fonctionne. J'ai beau tout essayer, il continue toujours sur le même mode. J'ai l'impression d'tout faire d'travers avec lui. Et ça m'énerve de n'pas réussir à gérer sans qu'ça s'termine comme ça. J'aurais préféré t'épargner ça et qu'il n'se blesse pas une nouvelle fois et j'ai encore tout faux ! Ça m'gave !

Ainsi Uzu se rend compte qu'il peut lui aussi être jaloux, une première encore !

- Comment une personne peut-elle nous faire changer à ce point ? se demande-t-il.

*

Dans le noir, Yann marche sous la pluie, les flaques brillent sur les trottoirs, il ne les évite pas. Trempé, transit, il avance droit devant lui. Le vent siffle à ses oreilles, qu'elle heure peut-il bien t'être ?

Il ne peut sortir de son esprit le visage de cet ennemi qui lui vole le seul homme qui n'ait jamais compté pour lui. Pourquoi donc n'a t-il pas réussi à le déstabiliser, pourquoi est-ce lui qui a dû partir et surtout pourquoi être parti si vite ?

Ce mec qui est-il ? Il a plus d'à-propos et il est plus beau que n'importe lequel de ceux qui ont approchés Gabriel et ça le rend malade rien que d'y penser. Une beauté simple et pourtant si brillante, il a l'impression de voir une personne en superposition au décor, comme si ce Uzu n'avait pas les mêmes couleurs que tout un chacun. Il semble juste différent. Les autres personnes ont l'air délavées à côté. Il dégage une sorte de magie. Il y a quelque chose, son visage, son être, quoi ? Pour un peu il l'aurait apprécié. Il se sent comme envouté, tout ceci est déconcertant vraiment. Comment rivaliser avec un mec comme ça ?

Des heures qu'il marche seul dans le froid. À croire que l'automne arrive juste pour lui. Trempé jusqu'au os, sa guitare basse pesant sur ses épaules, il se retrouve sans savoir comment à son point de départ : au pied de l'immeuble où vit Gabriel. Le voilà revenu sur les " lieux du crime ".

Il est les bras ballants devant la lourde porte cochère fermée et reste là, sous la pluie, indécis. Est-ce la douleur, est-ce la solitude ? Une énorme angoisse l'oppresse. Est-ce vraiment la fin de leur histoire ? Il est parti si souvent en claquant la porte, pourquoi alors a-t-il l'impression qu'il s'agit de la dernière ?

Bien sûr que ça ne sera pas le cas, pourtant le comportement affiché par Gabriel envers lui lorsqu'il s'en est pris à son mec, le fait encore frémir. Il a presque eu peur en le voyant se lever si vite, réagissant ainsi au quart de tour. Et cette haine qu'il a cru lire dans les yeux de son ancien amant, c'est ça le plus douloureux.

Gabriel est sa seule famille ici, les siens sont tellement loin.

- C'est pour lui que j'ai tout quitté, ressasse-t-il.

Il n'a plus personne en métropole, à part Marie, mais celle-ci vit à Toulouse. Les cheveux plaqués, trempés, il tremble et soupire. En plus de ne plus l'aimer, Gabriel le déteste, certainement. Et, ce qui s'est passé aujourd'hui, prouve bien que les autres membres n'ont que faire de lui. Que va-t-il devenir ? C'est là, devant l'entrée de l'immeuble de son ancien petit ami, qu'il finit par s'écrouler. Peut lui importe les trombes d'eau, il gît, lamentable sur le trottoir. Il aimerait recommencer cette journée, réagir autrement, tirer un trait sur le Gabriel, amant et juste le garder pour ce qu'il est devenu au fur et à mesure des derniers mois: sa famille, son foyer, son Noël, son nouvel an, son anniversaire, ses dimanches pluvieux, ses vacances folles, ses virées en voiture, bref son ami. Plein de bonnes choses sont demeurées depuis leur séparation, alors pourquoi passe-t-il son temps à le faire tourner en bourrique ? À quoi bon toujours pousser le bouchon un peu plus loin ? Pourquoi avoir encore, tout gâché ? Et puis, après tout, lui et ce garçon, cet Uzuuu, ils auraient pu devenir potes... Non ! Il a fallu qu'il fasse encore n'importe quoi !

Il serait peut-être enfin temps d'admette la réalité. Il ne pourra pas éternellement faire échouer chaque nouvelle relation amoureuse de Gabriel, et encore moins la dernière en date... Et puis ce gars, en dehors d'être tout ce que Gabriel a toujours rêvé de rencontrer, de part son physique et son origine, dégage également cette attraction unique. Ce combat là n'est pas loyal, autant capituler.

Complètement déboussolé, noyer par la pluie glacée, il étouffe sous la douleur et le remord. Il repense à plein de choses qui sont autant d'indices dont il aurait dû tenir compte : Le silence radio soudain de ces derniers jours, cette chanson que Gabriel a écrite pour Uzu, le fait qu'il lui fasse rencontrer le groupe aujourd'hui, sa façon de le défendre, tout ça...

Et maintenant que faire ? Il se refuse à rentrer, pour aller où ? Retrouver sa chambre au foyer, cette petite chambre froide et glauque et pour faire quoi ?  Y endurer la solitude et l'insomnie? En même temps, à quoi rime de rester ici dehors ? Attraper du mal, tomber malade, faire un peu pitié ? Non, il ne cherche qu'une chose : ne pas s'éloigner de lui tout de suite. S'il reste là comme un idiot, ce n'est que pour cette seule et unique raison...