(Présentation)

Hugo et son délicieux couplet sonore coupe net l'élan les deux amants déjà repartis dans un baiser langoureux. Gabriel partant cacher sa tête sous son oreiller, bougonne.

- Hummm, y va m'tuer ! 

- Je dois voir mon père ce soir.

- Toi aussi tu vas m'tuer !

- Et je me demande si quelque chose ne cloche pas de son côté, s'il n'est pas malade ou quelque chose comme ça. Je ne l'ai jamais vu aussi bienveillant avec moi. Et, il veut te rencontrer.

Gabriel sort la tête de la literie.

- T'as l'intention de m'présenter ? 

- Ça t'ennuie ? 

- Vraiment ? Tu m'présenterais à ton père, malgré la situation ?

- Bah oui.

Il s'assoit sur la couette, l'oreiller entre les jambes et le considère d'un air méfiant.

- Là c'est une grande première pour moi t'vois? J'ai jamais rencontré l'parent d'personne, d'aucun des mecs avec qui Ch'uis sorti, quoi. Et on s'connait à peine ! Enfin si, j'ai bien connu l'père de Yann, mais il m'a pas présenté comme étant son.... Enfin son père a certainement d'viné, mais rien n'était officiel, tu vois ?

- T'emballes pas ! Mon père il est un peu con. Jusque là c'était un gros homophobe et je ne comprends pas bien son revirement. 

- J'm'en fiche !  Yeeeeeeeeeeeeeees ! J'vais rencontrer l'papa d'Uzuuu ! Tu vas voir, il va m'adorer ! 

Si Gabriel voit l'annonce comme une bonne nouvelle, Uzu, lui, ne partage pas son l'enthousiasme et, en vérité, il se fiche pas mal qu'il plaise ou non à son père. Il aurait d'ailleurs préféré éviter cette confrontation. Malheureusement, pas moyen d'y couper.

- Hé Hé ! Ben toi, tu vas rencontrer mes zicos !

*

C'est le silence, dans la voiture. En dehors du moteur on n'entend rien. Yann rumine dans son coin. Il n'a aucune envie de se faire remarquer par les autres.

Il a lu et relu la chanson... Il a encore la feuille de papier dans la main. Il aurait bien aimé voir Gabriel seul à seul, avoir la possibilité de réagir sur le vif, ne pas devoir cacher ce qu'il éprouve. Il a été LA personne la plus importante, a été toute sa vie, présent dans tous ses rêves, tous ses espoirs, tous ses projets.

Yann aussi a eu droit à une chanson, une fois. C'était il y a bien trop longtemps. Il y a quelques jours, il recevait encore des SMS de Gabriel, mais là, plus rien.

Sera-t-il là aujourd'hui ? Cet autre qui essaie de le lui prendre, l'accompagnera-t-il ? Est-il avec lui à présent ? Vu les paroles de la chanson, il y a peu de doute, hélas. Car non, Yann ne voit pas là un texte imaginaire, ça fait bien trop longtemps qu'il connaît son ex pour comprendre le sens de toutes ses paroles. Celle-ci parle de sa sœur, celle-là de son mal-être, et la dernière...

Gabriel a bien eu des rendez-vous, il a fait des rencontres, mais Yann a bien sûr toujours  fait en sorte, que sa présence les découragent, ou refroidisse ce dernier.

- Je suis important, j'ai traversé les océans pour lui, j'ai été son amant, son ami, son plus grand amour, pourquoi devrais-je être remplacé si facilement et aussi vite ? 

Il a continué à espérer, malgré tout, malgré les disputes, les mises aux points, les combats, les blessures mutuelles, physiques ou morales. Oui, il a toujours souhaité un revirement de situation.

Puis c'est arrivé, Gabriel a eu besoin de lui. Il aurait pu saisir cette occasion, pourtant il ne l'a pas fait. Plus grave, il vient de passer son temps à l'ignorer, le fuir, jouer la sourde oreille, et pourquoi ? Par bêtise certainement, par peur peut-être, par lâcheté sûrement, par vengeance probablement. Ou bien peut-être a-t-il eu le vague espoir d'être poursuivi ? Ou alors aussi par fatigue sans doute.

Fatigué de courir après un idéal, de devoir devenir quelqu'un d'autre pour lui plaire, il ne s'imagine pas parent, même à mis temps, de plus il ne voit pas Gabriel l'être non plus. Dire qu'il avait tant espéré que sa sœur disparaisse du paysage ! Ils auraient pu vivre ensemble, rien que tous les deux, quelle ironie !

Il a évité autant qu'il le pouvait, de répondre aux cris de détresse de son ex petit copain. Ça aurait été trop facile après tout ! Pourquoi lui faciliter la tache ? Gabriel a décidé de le larguer, qu'il en subisse les conséquences ! En revanche désirait-il qu'ils se taisent, ces cris, ou bien qu'il aille jusqu'à le supplier, ou encore abandonner ses responsabilités ? Peut être les trois.

- Tu jures que tu l'aimes et le jour où il a vraiment besoin de toi, il n'y a plus personne !

Après un tel constat, il pourrait avoir du mal à se regarder dans un miroir, mais la remise en question n'ayant jamais été son fort il trouve alors à se justifier. Après tout, ce n'est pas lui qui a largué l'autre mais bien l'inverse. Et pas qu'une fois en plus ! Gabriel a choisi de foutre à la poubelle leur histoire, l'appeler au secours tout à coup, de cette manière, par ce qu'on a plus personne, c'était trop simple. Une bonne excuse donc et pourtant bien sûr il regrette maintenant.

-Il faut te respecter ! avait dit Marie, sa meilleure amie, et, comme toujours, il l'a écoutée.

Seulement Gabriel n'est pas venu le supplier davantage. Il a pris son destin en main en se passant de son aide... Dans cette histoire, si Yann a bien assimilé une chose, c'est qu'il est le seul à avoir besoin de l'autre.

- Il faut que ça cesse, je mérite mieux. 

Et voilà, maintenant, c'est un autre qui s'est engouffré dans la brèche, un autre qui prend soin de lui. Zut ! Il s'efface une seconde, et paf, l'instant d'après il est remplacé. Il trouve ça injuste, même si ça ne l'étonne guère. Le pire, c'est quoi le pire dans tout ça ? L'avoir appris en lisant cette chanson, comme tout le monde ? Comprendre, rien que par ces mots là, que l'histoire est plus sérieuse que d'habitude? Pourquoi n'a-t-il pas eu la décence de le lui annoncer de vive voix ? Pour quelle raison le met-il toujours devant le fait accompli ? Quel lâche !

La voiture se gare et le malaise s'empare de lui, il a du mal à sortir de ses réflexions.

- Yann, bouge-toi ! Et arrête de faire cette tête là, on dirait qu'on va enterrer ta grand-mère ! 

Math n'a pas tort, il y a bien quelque chose qu'on enterre là : son avenir avec celui pour qui son cœur bat depuis presque deux ans. Et tout le monde, manifestement, s'en fout. À l'instant, il est partagé entre la curiosité de la découverte : - À quoi peut bien ressembler cet intrus ?  Et la tentation de s'enfuir à toutes jambes pour ne pas souffrir davantage de la présence si lointaine de l'amour de sa vie. Sera-t-elle là cette personne ? Et sinon, y fera t-il allusion ?

Il aurait voulu s'en foutre, mais c'est impossible. Alors quel rôle jouer maintenant ? Celui du mec triste et renfermé ? De l'ex qui a tiré un trait, pour de bon sur une ancienne relation ? Du musicien qui se focalise sur le boulot en feignant de ne pas s'intéresser à sa vie sentimentale ? Ou celui de la peste qui ne laissera pas passer ça et qui fera tout pour récupérer le cœur volé, histoire de se venger de tant de lâcheté ? Ce dernier rôle, il le connaît bien, d'ailleurs il l'a toujours interprété à la perfection, pourquoi changer ? Sans doute parce que Gabriel pourrait être limite, maintenant.

*

Uzu a le trac. Pas difficile d'expliquer pourquoi. Après tout, il ne s'agira pas que des musiciens de Gabriel, il y aura aussi ce Yann. Son petit ami lui a assuré qu'ils ne font plus que de la musique ensemble. Ils n'entretiennent pas de rapport d'amitié privilégié. Ils sont plutôt comme des collègues de travail. Pas d'incursion dans la vie privée, donc. Encore que, Uzu ne l'a pas trouvé si clair que ça.

- Faut pas mélanger les rapports humains, là on bosse, on fait d'la zique et pour moi c'est sérieux ! lui a affirmé Gabriel.

Les seuls soucis de taille, et allant complètement à l'encontre de tout ça : le bassiste, tout d'abord, et également certaines réflexions sur les deux de la bande qui l'ont bien soutenu à la mort de sa sœur.

- Yann, est un bon exemple de c'qui faut pas faire, mélanger l'perso et l'boulot. J'le considère comme ma relation la plus importante jusqu'maintenant mais aussi ma plus grande erreur. Il est dev'nu bassiste de mon groupe, il l'est resté. Je n'ai eu qu'des problèmes à cause de ça, seulement j'ai pas voulu l'virer pour une chose perso alors qu'au niveau pro, y'a pas d'soucis. Il est souvent sur un siège éjectable... D'ailleurs, c'tait d'jà le cas à l'époque où on était ensemble. 

- Pourquoi ça à cassé vous deux ? 

- J'te l'ai déjà expliqué. Il était jaloux et parfois violent, c'était d'venu invivable, il a failli m'rendre fou avec ses idioties.

- La jalousie enlève les sentiments ? 

- Pas tous, c'est une drôle de question qu'tu m'poses là, t'as jamais été jaloux ?  

- Non, jamais.

- Ben tu t'dis, que si l'autre n'a pas confiance en toi c'est qu'y'a forcément un blême dans la r'lation. J'peux pas m'empêcher d'me dire que s'il m'avait vraiment aimé, il m'imaginerait pas comme le monstre qu'il croit que ch'uis. J'ai pas toujours été parfait, j'le conçois, mais je n'lui ai jamais menti et j'estime avoir fait beaucoup d'efforts.  La confiance c'est aussi une preuve d'amour, non ?

- J'en sais vraiment rien. Je n'y connais pas grand-chose. S'il est toujours dans ta vie, peut-être tiens-tu encore à lui ? Je ne suis pas jaloux personnellement, je cherche juste à comprendre et à déterminer à qui je vais avoir à faire. 

- Je pourrais t'mentir et t'répondre, qu'il est juste le meilleur bassiste que j'connais ce qui n'serait qu'un demi-mensonge parce qu'il est vraiment bon, mais honnêtement oui, j'tiens à lui. M'détacher d'cette histoire a été très dure, pour nous deux. Pour lui sans doute plus que pour moi. J'me sens souvent encore fautif, j'aurais p't'être pu faire quelque chose avant qu'ça n'empire. Pour l'avoir testé, j'peux l'affirmer aujourd'hui, on n'peut pas r'venir en arrière, en dépit d'toute la bonne volonté du monde. C'est fini, t'as pas de bile à t'faire ! C'pendant t'as raison d'prendre la température, Yann est un vrai poison. Il va s'escrimer à t'en faire voir d'toutes les couleurs et pour être clair avec toi, j'ai peur qu'il ne t'fasse fuir, tu s'rais pas l'premier qu'il arrive à éloigner d'moi. 

Et comme s'il se parlait à lui-même, il ajoute : - L'premier faux pas qu'il fait en ma présence et il vire !

*

Lorsque débarquent chez Gabriel Math, le guitariste, Yo', le batteur, Steph, le clavier et Yann, le bassiste, l'ambiance devient étrange.

Tous s'épient, échangeant un rapide salut. Tout ce petit monde s'assoit au salon dans un silence relatif. Uzu reste à l'entrée du couloir, en retrait, et les observe timidement. Math, un grand maigre, châtain clair, la guitare sur le dos, l'œil bleu sombre, les vêtements aussi. Il a une allure plutôt inquiétante. Pour dire, rencontré tard dans la nuit au coin de rue déserte, Uzu en aurait eu peur.

Yo', lui, semble être le nerveux du groupe, s'il a été un animal dans une vie antérieur Uzu mise sur une puce, nerveux et irritant. Bougeant ses jambes convulsivement aussi rapidement qu'il ronge ses ongles. Rien qu'à le regarder on en est agacé. De taille moyenne, il porte les cheveux courts d'un bleu décoloré peu entretenu tirant d'ailleurs sur le jaune par endroit.

Steph, le clavier, plus « avenant » que les deux précédents, a un look goth à la Robert Smith tout droit sortie des années quatre vingt. Il doit avoir un peu plus de la trentaine et est donc l'ainé du groupe. 

Et puis finalement le fameux Yann...

Uzu le détaille, étrangement il lui plaît. Il a l'air d'être le plus jeune. C'est vrai qu'il n'a pas pensé à demander son âge à Gabriel. Sous sa teinture noire agrémentée de quelques mèches rouges foncées, Uzu le devine roux de base.

Yann ressemble beaucoup au chanteur de "Placébo", ressemblance qu'il doit certainement cultiver, un androgyne au visage fin légèrement maquillé, un air timide...

Il parle peu pour le moment, reste effacé. Pourtant Uzu remarque bien qu'il le fixe, l'air de rien. On peut lire dans ses yeux une certaine tristesse, pas cette haine qu'il a tout d'abord crainte. Il porte de jolis vêtements, témoignage supplémentaire de l'attention toute particulière qu'il a pour son allure, un pantalon serré, une chemise cintrée noire, un petit gilet de costume en velours, noir également. Comme Gabriel, sans couleur.

Il a les yeux soulignés de khôl, peut être la bouche baumée de nacre, mais il n'en est pas certain. Ses prunelles sont d'un gris très pâle. Uzu le trouve assez mignon, presque mignonne même. Honnêtement s'il n'avait rien su de la personne, il aurait certainement hésité sur le sexe à lui attribuer. Yann ressemble plus à une adolescente qu'à un homme.

Gabriel expédie les présentations et pousse Uzu en avant sans lui demander son avis pour qu'il s'asseye au milieu d'eux.

Math le guitariste est le seul à le saluer.

- Salut...

Le batteur s'empare aussitôt de la parole.

- Bon kiff tes chansons dans ma boite mail à huit heure trente du mat sans prévenir, j'adore ! Ouais, t'as un nouveau mec ! C'est géant aussi ça ! Mais alors, Yann avait raison pour la chanson !  lance Yo', avec son art légendaire de mettre les pieds dans le plat.

L'intérêt de tous se tourne vers le bassiste qui baisse les yeux, et Gabriel de se racler la gorge.

Le moment est long et lourd de sens. Un silence gêné s'installe. Pendant un bon moment personne n'ose le briser.

Ça commence, il en était sûr ! Et Yann va y aller de son couplet certainement, faire son cinéma, jouer les pauvres malheureux, il est déjà en pose désespéré, recroquevillé sur lui-même l'œil sombre cherchant à faire pitié. Gabriel bout à l'intérieur.

- On t'a fait des trucs sympas dessus, on répète quand, alors ?  finit par reprendre soudain Math, comme si de rien n'était.

Par bonheur, la discussion bifurque sur des sujets techniques. Uzu cesse d'écouter. Il se contente d'observer ces hommes autour de lui, plus principalement ce Yann.