L’intimité d’une foule

L’intimité d’une foule

Tan continuait à tirer autant qu’il le pouvait sur les cybersoldiers. Le poids du fusil sur ses bras et l’angoisse qui lui comprimait la poitrine rendaient ses coups de moins en moins précis. Les hors-mondes allaient devoir évacuer les bungalows en feu, ils se retrouveraient désarmés face aux robots ! Sa propre impuissance lui donnait envie de hurler.

Enfin, la porte d’une des constructions s’ouvrit à la volée sur la silhouette de Paddy qui chargeait. Il brandissait devant lui le socle d’une banquette en guise de bouclier. Trois cybersoldiers firent tout de suite feu dans sa direction. Il poussa un grognement étouffé quand un rayon lui toucha le pied, mais continua sa course. Bouclier en avant, il se jeta sur l’un des robots et le plaqua au sol. Un second visa son dos, mais Tan lui envoya quatre tirs d’affilée qui, à défaut de le neutraliser, semblèrent lui faire oublier son objectif. Après quelques instants d’une lutte sauvage, Paddy se redressa en tenant la tête arrachée de l’humanoïde. Il le saisit alors par ses jambes mécaniques et s’en servit comme d’une masse d’arme, le balançant autour de lui pour faucher ses congénères. Pendant qu’il réglait son compte à deux d’entre eux, d’autres hors-mondes sortirent des bungalows à l’abri de boucliers de fortune. Malheureusement, ils furent très vite repérés et, délaissant leurs précédentes cibles, tous les cybersoldiers rescapés les encerclèrent en les menaçant de leurs bras meurtriers.

Tan ne pouvait plus rien faire ; les robots se tenaient trop près des hors-mondes pour qu’il fasse feu sur eux sans risque. Diego et les hikers cessèrent leurs lancers de carcasses et même Calixt fit atterrir son module. La situation était bloquée.

– Partez sans nous ! cria Skull.

– Ça va pas, non ? hurla Diego. On va trouver quelque chose !

Skull allait insister quand les cybersoldiers émirent un « bip » sonore qui réduisit tout le monde au silence. Quatre autres suivirent. Plus personne ne bougeait. Quelque chose allait se passer, mais quoi ? Tan n’avait pas fini de formuler la question dans sa tête que les robots tueurs s’éteignirent en laissant retomber leur bras.

De longues secondes s’écoulèrent sans que quiconque n’ose faire un pas, de peur qu’ils reprennent vie. Enfin, Skull sursauta puis leva le poignet, les yeux sur son proxcom. À la surprise de Tan, il éclata de rire.

– J’ai un message d’Oxan, lança-t-il à l’assemblée. Elle dit « Mission accomplie, soldiers désactivés. PS : pardon pour le retard. Re-PS : j’ai arrêté le brouillage des proxcoms. Re-re-PS : j’envoie les cybersoldiers encercler London-Stadium. »

En effet, les robots se ranimèrent tout à coup pour s’éloigner aussitôt en direction de la ville.

Un éclat de rire général mêlé de « Hourras ! » envahit la clairière. Les hors-mondes se précipitèrent vers leurs sauveurs. Skull échangea une accolade et quelques mots avec Diego, puis se tourna vers Tan et Calixt qu’il serra contre lui avec un large sourire.

– Qu’est-ce qu’on aurait fait sans les Sailor ? interrogea-t-il en les assommant de bourrades dans le dos et de tapes sur les joues.

Tan se demandait s’il était aussi cramoisi que son cousin, quand Oxan et Ulys surgirent sur leurs airscoots. Ils furent immédiatement portés en triomphe par l’équipage, sous les yeux déconcertés des hikers. Dans la bousculade, Tancred perdit très vite toute notion d’espace. Il était cerné par des corps beaucoup plus grands que lui, balloté de droite et de gauche, des acclamations plein les oreilles. Il se trouva tout à coup poussé contre deux personnes enlacées ; profitant de l’intimité que peut procurer une foule concentrée sur toute autre chose, Skull et Max Angel s’embrassaient comme s’ils étaient seuls au monde. Les joues rosies, il recula précipitamment avec l’impression d’être très indiscret, mais son dos percuta quelqu’un.

– Aïe ! Mon resp… s’exclama une voix grave tout près de son oreille.

Tan sentit tout de suite une sueur froide sur sa nuque. Il reconnaissait ce timbre ! C’était celui de l’homme qui discutait avec Waï Jay, juste avant l’agression de Blacky ! C’était celui des messages décryptés par Oxan ! Celui du traître ! Le cœur battant, il se tourna pour découvrir son identité. Victor Charque le dévisageait, le masque de son respirateur arraché de son visage par le choc. Mais… impossible ! L’incompréhension fit bugger un instant le cerveau de Tan, puis la vérité se fraya un chemin le long de ses neurones. Le radio ne parlait jamais qu’à travers son respirateur ! Tout le monde lui associait le timbre grésillant et poussif émis par la machine ! Pas étonnant que la voix grave n’ait rien évoqué à personne !

En face de lui, Victor semblait paralysé. Il savait qu’il l’avait reconnu, Tan le lisait dans ses yeux. Il ouvrit la bouche pour crier, mais l’homme attrapa son cou à deux mains avec une vivacité sidérante. L’adolescent sentit ses pouces lui écraser le larynx. Et personne ne voyait rien, occupés qu’ils étaient à féliciter Oxan et Ulys ! Il allait mourir étranglé au milieu de cinquante personnes ! L’air lui manquait déjà !

Pourtant, la panique produisit un électrochoc. Il n’allait pas se laisser faire, pas cette fois ! Il projeta de toutes ses forces son pied dans le tibia de son agresseur qui desserra un peu sa prise. Tancred en profita pour lui décocher un coup de genou dans l’entrejambe. Victor ouvrit des yeux démesurés et lâcha Tan pour se plier en deux.

– Au secours ! cria l’adolescent d’une voix éraillée qui déchira sa gorge. C’est lui le traître ! C’est Victor !

Autour de lui, des exclamations interloquées lui prouvèrent qu’il avait été entendu.

– Il vient d’essayer de m’étrangler, dit-il encore en forçant sur sa voix.

Les marques sur son cou devaient parler pour lui, car deux secondes plus tard, Victor Charque était immobilisé par quatre hors-mondes. Tan se laissa tomber par terre, en se demandant pourquoi c’était toujours à lui que les méchants s’en prenaient.