L'isolement

Brise se frottait les tempes. Elle tentait de faire sens de ce qui venait de se passer. Elle se tourna vers Pic et brisa le silence la première:

-C’était … étrange… Il y a bien un oracle qui est rentré dans notre maison en pleine nuit, malade, et en l’espace de quelques heures, celui-ci était en pleine forme, nous a fait à manger dans notre cuisine et vient de s’emparer de ma salle de projection ? Je ne suis pas folle ? dit-elle en montant dans les tours.

-Tu as oublié la partie où il nous a expliqué qu’il existait neuf Mémoires, Brise. Pas huit, neuf. N’oublie pas cette partie-là… paniquait-il.

Pic était un fervent disciple des Mémoires. S’il n’était pas devenu prêtre, c’était en partie parce qu’il avait rencontré Brise et que les prêtres n’avaient pas le droit de fonder de famille. Ils devaient être tout entiers dédiés à leur Mémoire et à leur communauté. Pic était bouleversé :

-Tu te rends compte de ce que ça signifie ? Tout ce sur quoi l’Union est basée, les préceptes, tout serait incomplet ? J’ai peut-être agi à l’encontre des valeurs du neuvième Mémoire, sans le savoir. On était censé ne plus devoir se soucier du mal et du bien Brise, paniquait-il. On nous avait promis et juré que tout avait été réglé pour nous, comme une horloge. Il n’y a pas de place pour un neuvième Mémoire dans ses rouages.

-Sauf si, dès le départ, l’horloge était incomplète, imparfaite, songeait Brise à voix haute.

Elle aussi était choquée, mais elle gardait son calme. Elle réfléchissait.

-Son nom est Vérité, c’est ce que Cerf a dit, non? Le nom des Mémoires correspond à leurs valeurs. Vérité est donc probablement une Mémoire de l’honnêteté, l’authenticité ? Tu as toujours été honnête et authentique, Pic ! Tu n’as pas à t’en faire. Je ne pense pas que tu puisses être en tort. Je n’ai jamais rencontré personne qui possède une aussi grande bonté d’âme que toi, le rassura-t-elle.

Pic était un grand croyant de l’Union, mais aussi un homme très sensible. Les fondations de son monde qu’il pensait inviolables étaient en train de se craqueler sous ses yeux. Brise le prit dans ses bras :

-Ne t’inquiètes pas, on est ensemble, d’accord ? Quoi que cet oracle puisse nous apprendre, on est ensemble… Tout va bien se passer, le conforta-t-elle.

Elle lui projeta chaleur et réconfort. Peu à peu, l’étreinte calma Pic. Après quelques instants, sa femme lui posa un premier baiser sur le front avant de l’embrasser tendrement. Le temps sembla comme s’arrêter.

-Merci, finit-il par dire avant de la relâcher.

-C’est à ça que sert un couple, non ? sourit-elle. Maintenant, écoute-moi !

Elle avait repris son air sérieux.

-Tu dois garder en tête que cet homme, même si tout semble porter à croire qu’il est bel et bien un oracle, n’en est peut-être pas un. Par précaution toutefois, mieux vaut ne pas le remettre en question, en tout cas, pas face à lui. De plus, il nous l’a dit lui-même, il est en recherche. Il n’a encore rien trouvé. Peut-être est-ce juste une rumeur que les Mémoires souhaitent vérifier ? Et de toute façon, maintenant qu’il est dans la salle de projection, on ne sait rien faire, si ce n’est attendre qu’il sorte. Je suis au chômage technique, alors profitons-en pour passer du temps à trois avec Neige et lorsqu’il fera meilleur dehors, on pourra sortir pour déblayer un passage autour de la maison. Tu pourrais aussi essayer d’aller avec Malin dans la vallée. Si c’est vraiment un oracle qui est chez nous, les membres du village souhaiteront le rencontrer et ils ne voudront pas attendre la fin de l’hiver, crois-moi. Imagine un peu leur réaction lorsque tu leur expliqueras la situation, s’amusa-t-elle.

-Ils ne me croiront pas, mais ils voudront tout de même venir voir et j’aurai envie d’être là pour voir leur tête quand ils verront l’oracle. Ils seront probablement dans le même état que celui dans lequel on est maintenant, rigola Pic. Tu as raison, profitons de notre tout frais temps libre au lieu de nous tracasser.

 

Ils passèrent le reste de la matinée avec leur fille. Récemment, elle s’était mise à jouer à un jeu en réalité augmentée où il fallait dénicher des animaux qui se terraient dans tous les recoins. Les animaux avaient été savamment projetés. Leur visionnage donnait l’illusion qu’ils étaient réels, faits de chair et de sang, si l’on exceptait leur taille qui était fortement réduite afin qu’ils puissent se faufiler un peu partout dans l’environnement du joueur. Lorsqu’on les trouvait, il fallait ensuite réussir à les attraper. Cela semblait simple comme concept, mais certains animaux étaient particulièrement difficiles à attraper.

Neige courait partout comme une furie. Elle trébuchait et roulait en essayant d’attraper un ocelot bien plus agile et rapide qu’elle. Si elle arrivait à toucher le félin du bout des doigts, elle pourrait ensuite l’apprivoiser au travers de petits défis. Si elle les gagnait, l’animal irait alors rejoindre une réserve protégée qu’elle pouvait agrandir en remplissant divers succès : apprivoiser dix oiseaux différents, attraper un mâle et une femelle d’une même espèce, … Pour l’instant, Neige avait placé sa petite réserve sur son lit. Elle se couchait en plein milieu de la projection et s’amusait à compter les animaux qui sautaient par-dessus elle. Elle se trompait souvent dans l’ordre des dizaines et lorsqu’elle commençait à se perdre dans son décompte, il n’était pas étonnant de la voir passer soudainement de cent à mille puis au million. Ça la faisait beaucoup rire.

Ils s’amusèrent donc en famille et Pic réussit à attraper le bouquetin que Neige souhaitait tant. Elle aussi voulait avoir son mini Malin à elle, comme son papa. L’après-midi, le vent se calma un peu et ils s’essayèrent dehors. Devant la porte d’entrée, il y avait maintenant plus d’un mètre de neige. Pic appuya sur sa puce neuronale pour afficher la météo à venir. Les prévisions leur accordaient un peu de répit l’après-midi, mais les chutes de neige reprendraient au soir. Pic descendit dans la cave pour aller chercher de quoi dégager un passage autour de la maison. Alors qu’il passait à côté de la salle de projection, il ouvrit les oreilles, espérant entendre quelque chose, mais le silence n’était brisé que par les ventilateurs. L’oracle ne donnait pas de signes de sa présence. Il remonta et se mit à la tâche. Au bout d’une heure, il avait dégagé la terrasse et un accès jusqu’à Malin. Celui-ci était sorti en trombe de son abri lorsqu’il avait entendu Pic et l’avait affectueusement poussé de ses cornes pendant qu’il terminait de déneiger. Pic prit le temps de s’occuper de son animal. Il était en pleine forme et sa patte ne semblait pas souffrir du froid. Il était rempli d’énergie et bondissait dans la neige. Pic visionna son état d’esprit. L’animal voulait bouger, il en avait déjà marre de l’isolement forcé. Pic était en train d’envisager de descendre au village avec lui. Si l’oracle se trouvait bloqué avec eux pendant longtemps, ils auraient besoin de plus de provisions, mais Pic ne voulait pas se retrouver piégé en plein milieu d’une tempête comme celle qui avait soufflé jusqu’ici. Il regarda encore une fois l’heure, il n’aurait pas le temps de faire l’aller-retour avant que le vent ne se lève à nouveau. Cela devrait attendre une prochaine fois. Il projeta sa décision à l’animal. Malin dû manifestement comprendre, car il renâcla et s’en alla par lui-même. Il était têtu, mais dés ses premiers pas hors de la zone que Pic avait déblayé, il s’enfonça profondément. Pic le vit vite revenir et s’isoler à nouveau dans son abri, couvert de neige, épuisé et déçu.

 

La journée passa. La petite famille vaqua à ses occupations. Neige gloussait absorbée dans ses jeux. Brise, étendue les yeux fermés dans le divan, écrivait à ses commanditaires pour leur expliquer qu’elle prendrait du retard sur ses projections et Pic sculptait ses figurines. L’oracle ne donnait aucun signe de vie, il n’était pas sorti un instant de toute la journée, même pas pour manger ou boire quelque chose. La nuit vint et ils retournèrent tous se coucher, alors que dehors, la neige recommençait à tomber et cette fois, cela semblait devoir durer.

 

Les jours passaient et se ressemblaient. L’oracle restait silencieux, insensible aux besoins élémentaires en nourriture et en eau. Pic et Brise s’étonnaient chaque jour de voir le repas qu’ils lui avaient préparé encore intacte sur le pas de la porte. Au bout du quatrième jour de son isolement, ils finirent par arrêter de lui amener de quoi se sustenter.

La famille s’occupait comme elle le pouvait alors que la neige ne s’arrêtait pas de tomber. Pic commençait à regretter de ne pas avoir tenté sa chance en allant au village tant qu’il en avait la possibilité. Il avait envoyé quelques messages à sa famille et ses amis, mais la plupart ne croyaient pas à son histoire d’oracle. On en avait plus vu venir dans la région depuis bien longtemps et on disait même qu’il n’y en avait plus aucun dans la Colonie, qu’ils étaient tous remontés à l’Élysée. Pic n’avait à vrai dire aucune preuve de la présence de l’oracle. Il était entré dans la salle de projection avec toutes ses possessions et ce n’est pas comme s’il pouvait y descendre pour faire une projection instantanée. Il prenait son mal en patience et se demandait même parfois s’ils n’avaient pas halluciné sa venue, mais la porte du sous-sol restait scellée comme preuve de son existence.

 

Le ciel s’assombrissait légèrement pour la sixième fois depuis l’arrivée de l’oracle. S’il n’avait pas accès à l’heure, Pic n’aurait su dire s’il faisait nuit ou jour. Il faisait soit blanc, soit gris et cela dépendait plus de l’épaisseur du blizzard que de l’heure. L’hiver avait débuté de façon fulgurante et ils espéraient qu’il ne durerait pas trop longtemps. Heureusement, l’oracle, cloîtré dans la salle de projection, ne semblait pas avoir besoin de se nourrir et leur stock de provisions tiendrait le coup. Après avoir regardé un énième phron, la famille se coucha.

Pic se réveilla en pleine nuit. Il avait froid car la couverture n’était plus sur lui. Brise avait certainement tirée toute la couette vers elle. Il regarda à côté de lui et ne l’y trouva pas. Un mouvement dans le coin de son œil attira son attention. Brise s’était levée en pleine nuit et était en train de se regarder dans le miroir, un peigne à la main. Elle avait les yeux fermés et marmonnait. Quand elle était plus jeune, elle avait fait des crises de somnambulisme, avaient confié ses parents à Pic. Si jamais elle en faisait à nouveau, il était important de s’assurer qu’elle ne se fasse pas mal et si possible, la remettre en douceur dans son lit. Pic se leva et s’approcha de sa femme. Il essaya d’écouter ce qu’elle pouvait bien dire dans son sommeil, mais impossible d’en saisir le moindre sens. Pourtant, ce qu’elle disait semblait intelligible. Il l’entendait répétitivement prononcer son nom, mais le reste avait la tonalité d’une langue ancienne et oubliée. Elle se tourna vers lui. Elle ne pouvait pas le voir, mais pourtant, elle lui indiqua le miroir du doigt. Elle l’incitait à regarder son reflet, sans s’arrêter de psalmodier ce qui ressemblait maintenant à une incantation. Il se pencha vers le miroir, il se voyait, essoufflé, à côté de lui, Brise complètement échevelée et derrière dans le fond de la pièce, devant la porte ouverte, l’oracle se tenait, droit et calme. Il arborait le même sourire que lors du petit déjeuner, mais celui-ci était beaucoup moins rassurant, beaucoup plus … satisfait. Il portait quelque chose dans sa main. Pic n’arrivait pas à déterminer ce que c’était. Il se retourna pour mieux voir, mais il n’y avait personne. La porte était fermée.

Il voulut saisir sa femme du bras pour la réveiller, mais sa main ne rencontra que du vide. Elle s’était comme volatilisée, alors qu’elle se tenait quelques instants auparavant juste à côté de lui. Il la chercha vivement du regard avant de remarquer qu’elle était simplement couchée dans le lit. Il était figé, la situation semblait irréelle. Était-ce bien sa femme qui était dans ce lit, ou autre chose ? Elle se retourna et le regarda dans les yeux. Pic était paralysé, effrayé. Elle parlait, mais il n’entendait pas. Elle s’approchait inexorablement de lui et il ne pouvait pas fuir. Il voulait se réveiller.

Il ouvrit les yeux. Il était debout, juste à côté de son lit, trempée de sueur. Il frissonnait. Brise lui secouait la main.

-Mon cœur, ça va ? Réveille-toi ! Qu’est-ce que tu fais debout ? On est en pleine nuit… bailla-t-elle.

Le cœur de Pic battait la chamade. Une goutte glissa le long de son front. Brise le regardait, la mine soucieuse. Pic avait la gorge sèche. C’était un simple cauchemar. Rien n’était réel.

-Je crois que j’ai besoin de boire… Ne t’inquiète pas, bredouilla-t-il, perturbé.

Il se dirigea vers la salle de bain avant qu’elle n’ait le temps de répondre. Il fit couler de l’eau froide dans l’évier et s’aspergea le visage. Il se regarda dans le miroir. Il n’y avait rien d’inhabituel, pas d’hallucinations. Il devait avoir rêvé et s’être levé dans un demi-sommeil. Après avoir bu un grand verre d’eau, il chercha dans le réseau une projection de sommeil sans rêves et commença à la visionner. La projection s’arrêterait à son réveil. Il retourna dans son lit, apaisé par ses effets. Il ne recourrait pas souvent à ce genre de méthodes. Il préférait normalement vivre ses propres nuits et ses propres rêves, mais Pic jugeait ici qu’il en avait besoin. Il ne voulait pas inquiéter Brise d’avantage et il ne voulait surtout plus se réveiller ou rêver cette nuit.

 

Le lendemain, le ciel se dégagea enfin et le vent se calma complètement. Le chalet était presque enseveli sous la neige et Pic s’inquiéta pour son bouquetin. Il se tracassait, car il n’avait pas pu lui amener de nourriture durant plusieurs jours et il espérait aussi que la bâtisse qu’il lui avait construite avait tenu le coup. Il devait à tout prix dégager la maison et le toit. Ils se feraient définitivement enterrer vivants s’ils n’y prêtaient pas attention. Cette fois-ci, Brise l’y aida. Elle restait silencieuse par rapport à l’incident nocturne. Pic s’en accommodait bien. Il préférait ne plus y repenser. Ils passèrent l’entièreté de la journée à la tâche. Ils rejoignirent Malin en fin d’après-midi. Il renâclait d’impatience. Il avait été bloqué dans sa bergerie beaucoup trop longtemps et dès qu’il put sortir, il se mit à sauter un peu partout et il grimpa sur le toit du chalet. Il faisait claquer ses sabots pour signifier sa joie d’enfin être libre. Son stock de nourriture était vide et Pic s’assura qu’il ait assez de graminées pour tenir un autre épisode comme celui qu’ils venaient de traverser.

Au soir, Neige commença à se plaindre que l’école et les temples lui manquaient. Elle voulait retrouver ses amis. La météo des jours à venir semblait plus conciliante. Brise et Pic envisageaient d’aller jusqu’au village le lendemain. L’isolement avait assez duré.

 

C’est aussi ce que devait se dire l’oracle qui était resté maintenant depuis presqu’une semaine sans boire ni manger dans leur sous-sol, car le lendemain matin, la porte métallique s’ouvrit.

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Zoju
Posté le 16/04/2020
Salut, je viens de terminer le chapitre et je trouve ton histoire vraiment bien. Cela devient de plus en plus palpitant. Je commence à mieux comprendre l'univers, même si je suis toujours un peu perdue avec les Mémoires. Est-ce que ce sont des sortes de dieux ? Pour ton style d'écriture, mise à part quelques répétitions qui pourraient je pense être changé, je le trouve très agréable à lire. On veut savoir la suite. Au plaisir de te lire à nouveau. :-)
Capitaine
Posté le 16/04/2020
Merci beaucoup d'avoir lu, ça me fait fort plaisir :) Je ne vais pas trop en dire sur les Mémoires, car la perception de celles-ci dépendra beaucoup du personnage qui les décrit. Ici, Pic les perçoit comme des dieux bienveillants :) Un des buts de mes nouvelles est de justement aussi d'un peu mieux préciser leur rôle et l'impact qu'Ils ont sur le monde. To be continued en somme, il devrait y avoir plus de réponses d'ici la fin de cette longue nouvelle/ce petit roman :)
Zoju
Posté le 16/04/2020
Je suis beaucoup trop impatiente, mais ça prouve que ton histoire interpelle. Promis, je serais au rendez-vous pour tes prochains chapitre 😁
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