L’Œil de la Bête : Chapitre I

Par Rânoh
Notes de l’auteur : Début de cette troisième histoire prenant place un an après la précédente. Bonne lecture.

— Par ici, Marina, je le vois en haut de la colline.

Maître Rainier se retourna, une écharpe en laine et un tricorne dissimulaient l’essentiel de son visage meurtri. Il tendit le bras pour aider sa fille à naviguer dans le courant morne d’un océan de neige. En cette saison froide et sèche, le sable blanc montait au-dessus des genoux des voyageurs, se déplacer relevait de l’exploit que seule la témérité permettait. En outre, la journée demeurait calme, une masse nuageuse s’étendait à perte de vue, mais ne menaçait ni de pluie, ni de grêle. À travers cette nature morte, les deux silhouettes se frayaient un chemin vers la colline du Dòu, là où trônait sagement un poste de garde, une modeste cabane en bois. L’on retrouvait ces ouvrages partout dans la région, ils parsemaient le paysage comme autant de champignons en forêt. Celui-ci se situait à une demi-journée de marche du bourg d’Eve, il constituait la réponse directe à la menace du culte de Korag et de la sorcière Sibilha à sa tête.

Marina tenait une longue lance, elle s’en servait comme d’un bâton pour progresser à travers l’épaisse couche de neige. Le poids de son haubert l’empêtrait dans le sol à chacun de ses pas, cette gymnastique la changeait du confort et de la sécurité des murs de la cité. Malgré l’air glacial, elle avait chaud, des torrents de sueurs dévalaient sa chair et venait davantage l’alourdir, le gambison qu’elle revêtait n’était guère qu’une éponge à présent. De sa bouche montaient de fines volutes de brumes ardentes, mais elle tenait bon et ne bronchait point. Le corps finit par s’habituer à l’effort et la douleur disparut en même temps que vint le courage. En réalité, la jeune fille appréciait la difficulté qui s’imposait, elle s’en nourrissait volontiers. Maître Rainier, de son côté, avançait à l’aise sur le terrain accidenté. Il traçait le sillon épais, la voie sûre guidant l’orpheline sur le chemin le plus aisé à emprunter. Régulièrement, il s’arrêtait, vérifiait qu’on le suivait sans encombre et repérait sa piste, puis continuait sans mot dire. La cabane attendait, là-haut, entourée d’un voile de mystère, d’une légère brume hivernale.

— Bel endroit pour une retraite méditative, commenta la plus jeune en manquant de choir.

Les derniers mètres furent sans conteste les plus ardus. Il fallut se débattre avec les nombreuses racines cachées là-dessous, les roches perfides et le dénivelé de plus en plus pentu. Heureusement, l’abstraite tache brune qui se dessinait à l’horizon se rapprochait. Chacun des pas marquait l’avancée de ces silhouettes humaines au milieu du néant. Marina parvint enfin à rattraper son père, il s’était arrêté à une dizaine de pas de l’entrée, le regard relevé et la main sur le pommeau de sa vieille épée. Il se tenait de cette posture typique des gens de guerre, des vétérans du Cataclysme, toujours alerte, prudents, suspectant tout et ne croyant en rien. Maître Rainier ne se fiait qu’à ses sens, ainsi, il balaya les environs d’un regard lent, tendit l’oreille aux sons de la nature et humecta l’air. Parfois, un battement d’ailes lui faisait tourner la tête, comme un sursaut de paranoïa, il adoptait une position menaçante, puis se détendait en constatant la tranquillité des lieux. Le vétéran inspira, ses narines paralysées par le froid apprécièrent pleinement les arômes de l’hiver, du chèvrefeuille, des pins environnants et de…

Ses muscles se crispèrent.

— Reste ici, Marina, ordonna-t-il à sa fille. Je vais voir ce qu’il en est à l’intérieur.

Ces mots précédèrent le son strident d’une lame sortant de son fourreau, ils n’avaient rien de rassurant pour une jeune fille épuisée. Elle ne bougea point, ses membres engourdis refusaient en toute manière de lui obéir. Rainier mangea les derniers mètres qui le séparaient du poste avec une étonnante habileté. Il glissait sur la neige comme un cygne sur un lac, et fut bien vite à portée de la poignée de l’entrée. Là, il cessa de se mouvoir, l’oreille collée au bois couvert d’un drap blanc. Rien. Un mutisme inquiétant s’était rendu maître de la colline, comme le son des cimetières, du royaume des morts. Sans prévenir, l’homme flanqua un brusque coup de pied dans la porte qui se brisa à l’intérieur de la cabane. L’arôme du trépas se dégagea de l’ouverture, il dévala le somment du Dòu sans perdre de sa puissance.

— Par la culotte de Sainte Lycorias, s’écria le vétéran. On dégage Marina !

Il n’eut pas le temps de se retourner, qu’une ombre surgit du toit et se jeta sur lui, plantant ses crocs immondes dans son épaule. Les deux silhouettes dévalèrent la colline en roulant, se débattant furieusement l’une contre l’autre à grand renfort de cris et de grognements rauques. Durant la chute, Maître Rainier tâta le fourreau qui battait à sa ceinture, espérant se saisir de son arme à temps pour s’en sortir sans plus de mal. Il le trouva vide, l’épée gisait en haut de la colline, abandonnée lors de l’attaque-surprise de la créature. Toujours retenu par la puissante mâchoire, le garde frappa la bête de toutes ses forces, prenant à son avantage la force cinétique de l’infernale roulade qui, encore, ballottait les opposants. Mais sa chair se déchirait, il pouvait ouïr ses os se rompre et redoutait les douleurs prochaines. Alors, portant sur lui le courage d’un père et la vaillance du guerrier, il plongea hardiment la main vers l’œil saillant du monstre pour le lui arracher. La chose lâcha prise, hurlant son mal en des notes suraiguës, elle tomba à terre et porta ses immenses pattes à son faciès déformé. Quand Marina approcha, l’ombre poilue s’en alla, glissant fugitivement entre les arbres pour disparaître au-delà de la colline. La jeune fille tenait sa lance d’une manière peu assurée, les membres tremblants et le teint pâle. Elle se précipita finalement vers l’homme qui l’avait élevée.

 

— Voici l’histoire telle que je l’ai vue et vécue, nous sommes ensuite revenus à Eve en moins de trois heures. La peur donne des ailes, vous savez.

Assis en face de la jeune fille, Kapris et Maeva échangèrent un regard inquiet. La pièce à vivre de la modeste chaumière était plongée dans le noir, la nuit s’était abattue sur le bourg aussi brutalement que la mauvaise nouvelle. Au centre de la table, l’unique chandelle peinait à luire, submergée par les ténèbres qui l’entouraient, sa clarté dégageait une aura de mauvais augure. Marina tremblait encore de froid et de terreur, l’ancien chevalier lui avait offert une tisane bien chaude et une couverture, mais cela ne suffisait pas à dissiper l’épouvante qui la rongeait.

— Maître Rainier ? s’enquit Maeva en un souffle presque inaudible.

— Mon père est vivant, qu’Helrate en soit remercié, répondit l’invitée. C’est lui qui m’a demandé de vous trouver. Il dit que vous connaissez la bête, que vous avez la capacité de la combattre.

Ses yeux brillaient d’un faible éclat, l’unique chaleur en son sein demeurait animé par l’esprit maléfique de la vengeance, cependant, il ne parvint pas à supplanter la peur panique de la fille. Les ombres dansaient sur les visages concentrés, elles se moquaient des mortels en peignant sur eux des formes illogiques. Eve connut une nuit d’insomnie, une de plus.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Arod29
Posté le 24/08/2024
Hello Rânoh!
Wow ça démarre sur les chapeaux de roue! C'est encore très bien écrit! L'attaque de la bête est efficace et la fin est très bonne. Je n'ai rien noté de plus.
Bravo!
Merci
Rânoh
Posté le 26/08/2024
Bonjour !

Je souhaitais commencer cette histoire de manière pugnace, afin de changer un peu des précédentes. J'espère que la suite sera à la hauteur !

À Bientôt et merci encore.
Vous lisez