Ce fut un vent de rumeur qui accompagna le départ des deux aventuriers. La foule s’était rassemblée en silence autour de la poterne du bourg, la curiosité n’était en rien leur motivation. Ces histoires de monstres rappelaient de douloureux souvenirs aux plus anciens, à ceux qui se remémoraient le monde antecataclysmique. L’on murmurait le retour de la corruption et redoutait l’influence de Korag, à cause du culte. Certains prophétisaient même un nouveau Cataclysme, les gens devenaient hystériques. Seulement, il s’agissait d’une hystérie silencieuse, d’un cri sourd provenant de traumatismes bien réels. Cela dépassait la peur de la mort ou la crainte superstitieuse, l’événement faisait appel aux réminiscences, au vécu de ces misérables. Alors, voyant s’éloigner ces héros d’autrefois, partant à la bataille, les Évéens restèrent paralysés par l’effroi, un voile de neige couvrait déjà les étoffes de laine et les chapeaux en feutre. Il y avait là une étrange armée de fantôme, immobile.
Après avoir franchi les ruines du Nierbòsc, Kapris et Maeva contournèrent consciencieusement la forteresse d’Ombra Negra. La piste qu’ils suivirent était balisée par des piliers en bois peints, plantés ici par la garde d’Eve afin de guider les malheureux à travers cette région inhospitalière. Depuis peu, l’on nommait cette partie des terres sauvages la Tèrra Maudichia, la Terre Maudite. Lorsque les fanatiques du culte de Korag n’y rôdaient pas, les marais se chargeaient des âmes égarées. Cela étant, les périodes de grands froids rimaient avec tranquillité, la glace couvrait les zones humides, tandis que la neige assurait un sol plus stable que la tourbe du reste de l’année. Les voyageurs n’eurent pas à subir les affres de la météo, la pluie battante ou la grêle ne tombaient pas en ces temps, le froid mordant les remplaçait volontiers. Cette immensité blanche avait de quoi dérouter, les dunes immaculées se confondaient les unes avec les autres, comme les vagues râpeuses de l’océan. Parfois, quelques formes brunes se détachaient au loin, des meutes de canidés se risquaient en quête de proies fraîches, mais fuyaient face à l’avancée des silhouettes humaines. La morne plaine n’y laissait qu’une multitude d’empreintes indéchiffrables, tantôt recouvertes par les minces flocons que les cieux envoyaient.
Enfin, la colline du Dòu apparut au loin. Semblable à ses sœurs, elle n’était reconnaissable que grâce aux balises et au poste qui trônait en son sommet, seule marque de l’Homme dans ce monde qui ne lui appartenait pas. Une colonne de fumée s’échappait de la cabane réputée déserte, quelque inconscient venait d’y trouver refuge, la mort se jouait des innocents. Maeva arriva la première au sommet, elle en profita pour s’étirer un peu, ses muscles engourdis accusaient les quatre longues heures de voyage. En se baissant, son œil perçant constata une irrégularité dans le relief poudreux, non loin de l’entrée de l’édifice. La femme avança d’un pas prudent, les traces laissées par les occupants illégaux se devinaient toujours, elle ne voulut guère tomber dans un guet-apens ou autre piège. Là, ses mains gantées fouillèrent le sable froid, elles y découvrirent la garde d’une épée abandonnée et de curieux symboles dessinés par le sang cramoisi de son propriétaire. L’ancienne écuyère pouvait ressentir la panique et la violence de la scène rien qu’à la vue de ces témoignages. Son cœur se serra, le monstre l’observait peut-être en ce moment même. Elle sentit le poids affligeant d’un regard peser sur son épaule, l’œil malicieux de la bête, ce rubis brillant dans les ténèbres. Le vent se leva, sifflant sa sombre mélodie entre les arbres menaçants. C’était le monde qui se refermait sur la femme, le reste se rejeta hors de la réalité. Seules existaient cette cabane et la bête désormais.
Un baiser chaud se posa sur sa joue, Maeva retrouva aussitôt ses esprits. Kapris découvrit son visage pour lui offrir un sourire rassurant, elle le lui rendit discrètement puis noua l’épée de maître Rainier à sa ceinture. La mort pouvait bien se présenter à sa personne, elle ne la craignait pas, car l’homme qu’elle aimait se tenait à ses côtés, le reste ne comptait plus. L’unique préoccupation des deux amants, pour l’instant, était la présence non désirée qui infestait le poste de garde. Comment savoir s’il s’agissait de voyageurs égarés ou de déments prêts à mordre ? L’important fut aussi de savoir combien d’imbéciles s’étaient glissés là au mépris de leur vie. L’immortel dégaina son sabre et le pistolet qu’il portait à l’étui de son harnais de cuir, sa compagne en fit autant avec ses armes. Ils se glissèrent contre le mur d’où n’échappait aucun bruit, chacun en position de part et d’autre de l’unique porte raccommodée de la cabane, l’air grave, ils s’apprêtèrent à passer à l’action.
Sans se concerter, les deux frappèrent la porte pour y faire irruption en une parfaite synchronisation, menaçant les pauvres âmes d’un cri de mise en garde.
— Pas un geste, firent-ils en chœur.
Trois hommes allongés les regardèrent, ceux-là dormaient paisiblement avant cette intervention musclée, leurs armes étaient négligemment disposées sur le sol. Le sang des victimes de la veille souillait encore les murs, mais des corps de ces derniers, il n’en restait rien. À la tête que faisait l’un des indésirables, Maeva comprit qu’elle et Kapris avaient affaire à des membres égarés du culte. Ceci expliquait de fait la disparition des dépouilles.
— Vermine, lança la femme sans montrer sa colère. On ne peut laisser un lieu sans surveillance deux jours, que vous voilà déjà.
— Quand le chat n’est pas là, les souris dansent, sourit l’ancien chevalier.
Du pied, la Princalienne tira à elle les différentes armes, il ne manquait plus que ce beau monde s’entre-tuât avant l’arrivée du monstre et servir le tout sur un plateau d’argent. Ceci fait, elle hésita grandement à abattre ses otages de sang-froid, elle les savait insensibles à la mort et donc fort dangereux. Kapris, pendant ce temps, referma la porte et vérifia derrière les quelques meubles si nul ombre ne s’était dissimulée. Il trouva le reste du poste entièrement vide et barricada l’entrée en y poussant un banc qui se situait à proximité. La nuit allait bientôt tomber, mieux valait ne pas se laisser surprendre par les créatures nocturnes. L’homme revint aux côtés de sa belle, lui suggérant d’attacher ces déments dans les coins de la cabane.
— Attendez, interrompit l’un d’eux, au grand étonnement des nouveaux venus.
Le garçon, aux airs d’éphèbe, observait la femme avec une admiration dévote, comme s’il voyait un ange ou un démon, ses yeux s’emplirent de larmes tandis que ses traits se tordaient de joie.
— En voilà un qui cause, commenta l’intéressée en rectifiant l’orientation de son canon. Je le descends en premier.
L’immortel arrêta son geste d’un mouvement de sa lame. S’il était permis d’établir le dialogue, alors il fallait en profiter, Kapris était plus magnanime que son amie. Il demanda au garçon, qui parut n’avoir guère plus de dix-sept ans, les raisons de sa présence en cet endroit. Mais la réponse fut vague et peu convaincante, prétextant tantôt une halte après un voyage, tantôt un appel envoyé par la prêtresse. Afin de converser avec ces gens, une patience que Maeva n’avait pas demeurait nécessaire. La femme prit place sur l’une des chaises et tint en joue la bande de fous qui la fixait sans jamais cligner des yeux. Un dialogue de sourds, sans queue ni tête, se poursuivit jusqu’à la tombée de la nuit, curieuse poésie que les réponses distordues dont s’enchantait d’exprimer le dévot. En fin de compte, l’unique élément qu’en retira l’ancien chevalier fut le prénom, à tout le moins le surnom, de ce dernier : Dorian. Il parlait sans cesse de la prêtresse et de sa douce voix, même lorsque la question ne s’y prêtait guère, la folie était son seul propos.
À l’intérieur, le foyer de la cheminée projetait ses ombres dansantes sur les murs en bois. Le crépitement se mêlait au sifflement du vent pour chanter le chant de l’hiver, une ode à la fois douce et enivrante, aux notes soporifiques. Maeva écoutait ces sons se répondre en parfaite harmonie, un hululement les accompagnait parfois de sa voix gaie. Cette musique que jouait la nature arracha un bâillement à la Princalienne, son attention se relâcha et ne perçut pas immédiatement le danger. Secouant la tête pour se réveiller, elle entendit un hurlement qui lui glaça le sang, un cri bestial comme nul autre semblable. La bête approchait.
Tu développes bien La complicité entre Maeva et Kapris. J'ai une remarque concernant Maeva, je trouve que la nommer comme "la femme" me gêne un peu, dans le sens où j'ai cru à un moment qu'il y avait une femme avec les trois hommes allongés. Sinon c'est toujours aussi bien! La bête approche!
Merci
A bientôt
Je prends bonne note de ta remarque, je vais voir si je ne trouve pas plus approprié pour qualifier Maeva ici. Merci encore.