L’Œil de la Bête : Chapitre III

Par Rânoh

Un reniflement inhumain troubla la quiétude de la nature. D’où venait-il ? Il parut à la fois lointain et terriblement proche, sa menace n’en demeurait pas moins réelle. La bête tournait autour de la cabane, le claquement grossier de ses dents trahissait sa présence, ou bien fut-ce là une tentative d’intimidation ? Piège fatal que cette cabane perchée sur la colline, la seule issue menait à la mort, la fuite conduisait à la folie. Une masse tomba sur le toit pentu, la chose venait d’y grimper d’un bond agile, ses pas lourds firent vibrer la charpente, arrosant les Hommes de la poussière de laquelle ils venaient. Le craquement des poutres n’avait rien de rassurant, elles n’étaient pas faites pour supporter le poids de la neige et d’un monstre, l’on craignit que celles-ci ne rompissent sous un tel fardeau. Puis, le silence. Un mutisme troublant annonçait l’attaque prochaine, les regards étaient dirigés vers le plafond mal éclairé, l’angoisse en obscurcissait les recoins.

Une patte passa à travers dans un fracas infernal, le monstre s’excita tout seul, attiré par les minces effluves de sang qui demeuraient sur les parois internes. Elle frappa une fois, puis frappa à nouveau, jusqu’à ce qu’une brèche suffisante lui permît d’y faufiler le museau. La gueule baveuse tentait d’assaillir l’air de morsures, frustrée de ne rien saisir, elle se mut plus farouchement encore. Les coups plurent derechef, mais le trou ne s’agrandit point, le bois fragile résistait de ses maigres forces, égide des Hommes en ces terres sauvages, il fut d’une volonté inaliénable. Un grognement féroce résonna, c’était un soupir de colère et de haine. Les âmes terrifiées étaient contrites d’épouvante en comprenant cela, la bête exprimait ses émotions comme un être doué d’intelligence. Elle ne pouvait en être que plus mortelle encore. Deux yeux rouges apparurent de la fente artificielle, ils brillaient comme le jaspe sous un soleil d’été, la cruauté et l’envie les animaient. Un claquement frénétique de dents précéda la disparition de cette sombre figure, hideuse créature surnaturelle. Était-ce terminé ? Fut-ce seulement une illusion cauchemardesque ? La nature elle-même retint son souffle comme le vent cessa de bruire. Les regards ne lâchèrent jamais le trou béant qui éventrait le toit, c’était le vide, un aperçu hypnotisant de l’au-delà interdit aux vivants.

La porte se disloqua en une myriade d’éclats de bois. La bête s’y était abattue comme la foudre, détonante et brutale. Alors, enfin, elle apparut dans son entièreté à la lumière vacillante des braises mourantes du foyer. Prostrée sur ses quatre pattes, la chose s’éleva lentement, adoptant une posture semblable à celle d’un homme, les épaules en avant et le torse rétracté. Ses poils noirs couvraient l’entièreté de ce corps informe, plus bête que homme. Des griffes démesurées saillaient des doigts grossiers et ses membres tremblaient comme ceux d’un malade. Mais le plus horrible, le plus affreux, le summum de l’abjection, se concentrait dans la difformité de son crâne et la laideur de son faciès. C’était une gueule allongée, ornée en son extrémité d’un museau aux narines inégales, comparable en répugnance à une pustule noirâtre. La chose reniflait l’air en se soulevant vélocement d’un mouvement inélégant. L’insulte faite à la nature ne s’arrêtait pas ici, elle commençait juste, l’incarnation de la monstruosité constituait un outrage à la beauté du monde. Car, sur cette représentation du mal, trônaient au même niveau que des oreilles disgracieuses deux yeux globuleux, rouge sang et avides de cette substance. Ils louchaient de telle manière, que l’on ne sût ce qu’ils observassent, l’envie s’y lisait cependant, la haine aussi.

— Ah ! hurla soudain Maeva en appuyant sur la gâchette de l’un de ses pistolets.

Un éclair vert traversa la pièce pour percuter l’abdomen de la bête, les murs s’illuminèrent brièvement de cette radiance caractéristique, dont nul homme ne réchappait. Cependant, le monstre, lui, bien qu’ébranlé, demeura sur ses deux pattes antérieures, un rire cinglant réchappa même de sa gueule répugnante. Saisis d’effroi, Kapris et Maeva tirèrent simultanément une seconde salve, manquant de peu leur cible qui se jeta droit sur eux. Habile bretteur, l’ancien chevalier parvint à s’interposer entre sa belle et la bête, grâce à un tour qui lui valait sa réputation. Mouvant ses membres entre les ombres, l’homme plongea sa lame entre les touffes de poils roussis et recula aussitôt. Une gerbe de sang lui éclaboussa la tunique comme la créature hurla de douleur. Un faisceau lui détona à la gueule, puis un autre brûla la fourrure de son cou. Assaillie de la sorte, la bête frappa vainement devant elle, couinant et grognant tant et plus, jamais les deux aventuriers ne cessèrent de la harceler. Tantôt d’acier, tantôt du feu des Nymphes, ils l’attaquèrent jusqu’à la faire reculer. L’immortel reçut un coup à la jambe gauche, une blessure superficielle dont il ne se rendit pas compte sur l’instant. L’ombre menaçante prit aussitôt la fuite. Elle laissa derrière son passage un important fleuve de sang aussi noir que la nuit.

Dorian et ses amis tombèrent à genoux, hébétés. L’enfer venait de se manifester à eux et ne savaient qu’en penser, car durant un instant, la mort leur apparut comme terrifiante. Cela remettait en question le fondement même de leur foi, ils en demeuraient tétanisés. Le vent soufflait à nouveau, son air glacial éteignit les rares braises qui flamboyaient à l’intérieur du foyer. Bientôt, le poste de garde fut plongé dans le froid et la pénombre. L’horreur venait de fuir, mais rien n’excluait son retour. Kapris et Maeva, loin d’être abattus comme leurs otages, condamnèrent l’entrée à l’aide des meubles de la cabane, une mesure plus rassurante qu’efficace. Il leur fallait réfléchir à la suite des opérations.

— Que fait-on ? questionna la femme d’une voix monotone.

Sa voix tremblait encore, la peur glaçait toujours son sang. Cette mauvaise rencontre lui rappela les ignominies du Cataclysme, les atrocités qui lui ravirent son fiancé. La mort ne l’effrayait point, la perte de Kapris la terrorisait.

— La fortune semble nous avoir abandonnés, répondit son amant. Une furieuse tempête se lève, jamais nous ne pourrons partir d’ici. Attendons qu’elle se calme et partons. Laissons-les ici s’il le faut. Et pour la bête…

— Les bêtes, tu veux dire, corrigea la Princalienne. Nous devions affronter une créature aussi borgne que je le suis, cela n’a pas été le cas.

L’immortel prit toute la mesure de cette évidente déduction. Il tira une chaise à lui et s’assit sans un mot. Le poing sous le menton, il marmonna une maxime issue de sa sagesse multiséculaire :

— Eh merde…

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Arod29
Posté le 27/08/2024
Hello!
Ton meilleur chapitre depuis le début! Tes descriptions sont vraiment géniales! L'attaque de la bête est parfaitement menée! Et j'adore les derniers mots et justement petite remarque, et ce n'est qu'un détail, concernant le "Eh merde" j'aurais mis plutôt "ET merde".
En tout cas bravo!
Merci
Rânoh
Posté le 04/09/2024
Bonjour !

Ça me fait plaisir que mon attaque fonctionne de la sorte ! J'espère que tu comprends à présent pourquoi je ne désirais pas trop révéler ou décrire la bête lors de la première histoire. La frustration créée se transforme en terreur, ou du moins laisse une plus forte impression sur le lecteur. Le "Eh merdre", je l'entendais plutôt comme un soupir, d'où l'utilisation du "Eh", mais je vais y réfléchir en effet.
Merci encore, je suis content de ton commentaire !
À la prochaine.
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