L’Œil de la Bête : Chapitre IV

Par Rânoh

À l’aube, le brouillard recouvrait le pays. Le chant des oiseaux remplaça le sifflement strident de la tempête qui dura la nuit, furieuse nature dont le plaisir était de maltraiter les Hommes. Le sort s’acharnait sur les cinq âmes prises au piège en haut de la colline, certains y voyaient une manifestation divine, les autres tentaient de ne point y penser. Cependant, les deux aventuriers refusaient de se laisser conduire par la fatalité des événements, ils décidèrent de prendre leur destin en main. Kapris s’attendait à voir revenir les bêtes dès la tombée de la nuit ou la levée de la brume et, ne souhaitant pas rester passif, prit la décision de fortifier la modeste construction. Les fidèles du culte de Korag refusèrent de participer aux travaux, Dorian ne souhaitait pas s’opposer à la probable volonté de son Seigneur. En échange, ce curieux personnage promit de ne pas obstruer le bon déroulement des travaux.

— Vous êtes trop bon, Sire, ironisa l’immortel en entendant cela. Le plus simple reste encore de vous occire, je connais quelqu’un qui meurt d’envie de carboniser votre chair.

Maeva rangea ses pistolets en maugréant, se soumettant à la décision de son amant et ancien maître. La présence d’individus de telle nature ne lui plaisait en rien. Pour oublier cette incommodité, la femme se mit en quête d’une hache, les abords du poste de garde regorgeaient d’arbres prêts à servir pour les travaux. Elle en trouva une enfouie sous une trappe, sorte de réserve où pendaient outils et morceaux de viande séchée, ainsi que quelques couvertures en laine. Bientôt, la Princalienne s’en alla dehors, la hache sur l’épaule, en prenant grand soin de marquer le chemin qu’elle empruntait en plantant de longs bâtons dans la neige.

Le couple passa la journée à transformer la cabane en une véritable forteresse de fortune. En premier instant, il s’affaira à dégager les environs de l’édifice du surcroît de neige, et à tracer un éventuel itinéraire de fuite. Celui-ci n’allait pas bien loin, mais offrait une mince chance d’échapper à la mort en cas de danger. Ensuite, une nouvelle porte fut installée à l’aide des clous et des gonds de la précédente, plus épaisse et plus résistante. Kapris perça une demi-douzaine de canonnières aux murs de la cabane, dont il renforça le pourtour avec le bois que lui apportait sans cesse sa compagne. Ces ouvertures constituaient de bonnes défenses et permettaient de voir l’ennemi depuis l’intérieur, combinées à une lance ou une tìu, elles demeuraient redoutables. Les branches des arbres que Maeva tombait servaient à confectionner des pieux, ils étaient grossièrement taillés en pointe, puis enfoncés à même la neige. S’éleva de cette façon une muraille de fortune, répartie sur deux rangées, avec guère plus d’un demi-mètre entre chacun de ces pieux. Cela donnait un aspect semblable aux quartiers dévastés de Phylas lors des dernières heures du Cataclysme, ce souvenir hantait encore l’esprit des vivants. Les déchets de bois servirent à entretenir le feu qui flambait depuis le foyer, Dorian fut contraint, en dépit de ses protestations, d’entretenir celui-ci la journée durant. La brume fut si épaisse en haut de la colline, qu’il fut impossible de distinguer la noire fumée qui s’échappait de la cheminée en brique. Au moins, le temps couvrait la présence des Hommes en ce lieu, unique cadeau de la nature. Ce feu permit aussi de disposer de réserve d’eau suffisante, les deux aventuriers en eurent bien besoin, tant ils transpirèrent d’effort et d’angoisse. Ils ne firent qu’une brève pause pour se nourrir, puis retournèrent à leur besogne, infatigables.

Isolée au milieu de l’espace boisé de la colline, Maeva profita de la solitude pour s’adonner à une nécessaire introspection. Un mauvais pressentiment dominait ses pensées, l’affrontement avec la bête fut pour elle un véritable choc. Jamais, de sa nouvelle vie, la Princalienne ne fut aussi troublée par la proximité de la mort. Le combat en lui-même ne constituait en rien un problème, elle se plaisait au contraire à manier le sabre et le pistolet. Non, ce qui la gênait, qui instillait en elle ce profond malaise, était la découverte de ces immondes créatures. Elle avait tant perdu, jadis, à l’époque du Second Cataclysme, à lutter contre la corruption et les armées de la Blanche Légion. Ce combat pour léguer un monde meilleur aux futures générations, elle pensait l’avoir achevé en ces temps-là. Or, la présence des monstres venait bouleverser sa vision de l’avenir, elle demeurait incertaine, peut-être se trompait-elle ? Tandis qu’elle abattait sa hache sur les troncs gelés, la femme luttait contre les fantômes du passé, le reste n’existait plus.

Déjà, le crépuscule colorait le tableau de l’univers de sa teinte rosée, ses longs rayons ardents perçaient l’épaisse brume qui commençait juste à se dissiper. Il était trop tard pour s’en aller, les mâchoires du temps venaient de se refermer sur le petit groupe barricadé en haut de la colline. La nuit allait décider de leur sort. Kapris et Maeva s’assirent à même le sol, la journée passée à travailler fut rude et la fatigue s’invita en ce début de soirée. L’ancien chevalier réquisitionna les réserves du poste de garde et prépara un ragoût de viande, qu’il épaissit avec la farine dont il disposait à profusion. Il servit également sa belle que ses otages silencieux, Dorian remercia l’homme de cette attention en refusant sa part.

— Je vous le cache depuis notre rencontre, cependant, votre amabilité et la présence de votre ami, dit-il en passant son regard sur le cache-œil de Maeva, me poussent à vous révéler mon identité. Dorian est bien mon nom, je suis le grand prêtre du culte de Notre Seigneur, nommé par maîtresse Sibilha en personne. Mon statut me contraint à un régime alimentaire et je préfère jeûner ce soir plutôt que d’y faire outrage.

— Les monstres ne sont pas dehors, à nous attendre, mais là, devant nous.

La femme cracha ces mots à l’intention du prêtre qui lui répondit par un sourire aimable, puis rétorqua à son tour.

— Pourtant, j’ai ouï dire que vous ne dépréciez pas la chair humaine au temps où notre maîtresse vous en offrait.

— Je le descends, c’est décidé, sursauta Maeva en entendant ces paroles.

Ce furent les réflexes de l’ancien chevalier qui sauvèrent Dorian. Kapris attrapa le pistolet de la Princalienne et lui demanda de se calmer en l’embrassant tendrement. Il perçut la chaleur d’une colère bouillonnante sur les lèvres de sa compagne, elle s’était contenue toute la journée, l’homme se sentit honteux de ne le comprendre qu’à présent. Il se retourna vers l’innocente figure angélique du garçon, puis lui flanqua un coup de poing bien senti, l’envoyant s’écraser contre ses fidèles outrés. Une broche argentée s’échappa de la tignasse blonde de Dorian, celle-ci tournoya sur le plancher aux pieds de l’ancien chevalier. La tension monta d’un cran lorsque les adorateurs se levèrent pour répliquer, leur visage illuminé par la clarté orangée du feu. Ils furent ramenés à la raison par le prêtre lui-même, qui plaisanta en se félicitant du goût exquis de son sang tout en ramassant le bijou reluisant. Dehors, la nuit enrobait le monde de son voile d’inquiétude, elle dissimulait ses secrets sous une sombre couverture sans étoile.

Un hurlement sonna le début des hostilités.

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