L’Œil de la Bête : Chapitre V

Par Rânoh

Les ombres se figèrent, glacées d’effroi par le son qui résonnait à leurs oreilles. Au cœur de la cabane fortifiée, l’on s’attendait au pire. Kapris et Maeva chargèrent leurs armes en vitesse, ils insérèrent un cœur de Nymphe dans la loge des pistolets, puis en armèrent le marteau à percussion. Leurs membres ne tremblaient plus, car ils retrouvaient l’esprit du combattant, celui qui méprisait si bien la vie que la mort. Ils poussèrent tables et bancs contre la porte, la condamnant pour de bon et allumèrent les quelques bougies trouvées à l’intérieur de la réserve. Tout parut prêt, pourtant, les aventuriers trouvaient toujours quelque chose à faire, à mettre en place, à renforcer à la hâte sans jamais s’arrêter. Il demeurait impératif de pallier les éventualités les plus improbables. La femme enfouit la tresse qui pendait à son côté sous ses vêtements, vérifia l’attache de sa ceinture à plusieurs reprises et fourra d’un geste brusque du bois dans le feu. Son œil observait les extérieurs depuis les ouvertures sur les côtés, elle voulut voir la bête la première et la descendre à la moindre occasion. Au cours de cette agitation, car le monstre tardait à venir, Kapris l’attirait de ses bras, l’embrassait tendrement et lui disait qu’il l’aimait. L’ancien chevalier était un homme au cœur tendre, vaillant et fort. Il souffrait que de voir sa belle s’exposer au danger avec autant de détermination, cependant, il connaissait la valeur de celle qui fut jadis son écuyère et ne s’en inquiétait guère.

Deux hurlements annoncèrent la fin des temps.

— Elles arrivent en même temps, tient toi prête, Maeva, fit l’immortel en dégainant le sabre qu’il portait. Aux canonnières !

Une main se posa sur son épaule comme il allait s’élancer à son poste de combat. C’était Dorian, le prêtre, qui le regardait d’un air naïf, les doux traits de l’éphèbe souriaient timidement.

— Sire, je ne connais votre nom, s’excusa-t-il en préambule. Cependant, s’il arrive malheur et que la situation n’est plus tenable, je prends sur moi d’aider « notre » amie à s’enfuir. Je la conduirais à Ombra Negra, devant ma maîtresse, personne ne lui fera de mal là-bas.

— Si cela devait arriver, siffla Maeva entre ses dents, tu n’aurais pas le temps d’y songer.

Trois hurlements s’élevèrent, tous sursautèrent en prenant conscience du danger qui les guettait. Qu’est-ce que cela signifiait ? On cessa de respirer pour écouter les bruissements de la nuit, le craquèlement lointain de la neige, s’enfonçant sous des pas lourds et irréguliers. Le silence subrepticement rompu par les mouvements dans la pénombre. Elles s’approchaient sans se presser, tout autour de la cabane, ces bêtes, êtres contre nature. De minces grognements troublèrent l’air paisible de la colline, où étaient-elles ? L’obscurité masquait leur approche. La Princalienne vint coller son œil à l’embrasure la plus proche, elle espérait y apercevoir ces yeux brillants comme les étoiles se faufiler dans les ténèbres. Rien. Elle se concentra davantage, balaya une large zone à l’extérieur, mais le manque de lumière lui en interdisait la vue. Le cœur battant, l’idée qu’il ne s’agissait là que de chiens errants lui vint à l’esprit, même si elle n’y croyait pas trop. Maeva poussa un soupir inaudible pour se calmer, un frisson lui parcourut l’échine comme elle s’éloigna de la percée sans y détacher le regard. Les pieux ! se souvint-elle, les bêtes ne parviennent pas à franchir les pieux ! elle venait de passer la journée à installer des défenses autour de la cabane et cela lui était sorti de l’esprit. Une partie de l’angoisse accumulée retomba aussitôt, tandis qu’un sourire de satisfaction naquit sur son visage.

Ce dernier pâlit subitement lorsque son œil croisa celui d’une créature. La lueur jaspe la fixait en tremblant, en silence, quoiqu’un claquement de dents frénétique montât petit à petit. La pointe d’une lance se ficha dans cette orbite écarlate et un cri de douleur s’ensuivit. Kapris retira la lance, mais l’arme fut brisée par la fureur de la monstruosité, il n’en ramena qu’un débris qu’il jeta au feu. Alors, dès l’instant de cette petite victoire des Hommes, des dizaines, peut-être des centaines de hurlements rugirent à travers les quatre coins de la colline. Ce n’était pas un groupe qui venait à eux, il s’agissait d’une véritable horde vengeresse, envoyée depuis les profondeurs de l’enfer. Les premières détonations crépitèrent, les bêtes assaillaient autant la porte que la moindre brèche qui parcourait les murs. De vives lumières vertes fusèrent dans le modeste édifice en bois, plusieurs cibles furent touchées et reculèrent, mais toujours une autre se présentait.

Tandis que d’un côté, Maeva se déchaînait avec ses pistolets, l’immortel, lui, repoussait les monstres à coup de lances et de hasts, transperçant les museaux et les mains qui se présentaient à sa vue. Jamais il ne manquait sa cible, tant les choses velues se pressaient tour à tour aux canonnières, éclaboussant de leur sang noir les parois des embrasures. Elles envahirent aussi le toit et le martelèrent de coups de tête ou de griffes et se battaient entre elles pour avoir la meilleure place, on le devinait aux bruits infernaux qui résonna à l’intérieur. Il en déferlait un nombre effarant, toujours venait à l’homme une nouvelle bête, intacte, enragée, avide de chair. Kapris répondait aux hurlements bestiaux en criant lui-même, une rage sanguine s’empara de lui comme il harcelait les créatures de ses armes. Ses coups pleuvaient de manière exaltée, il ne pensait plus à rien qu’à éliminer ces immondices, une par une, jusqu’à n’en plus pouvoir. Quand une hampe se brisait, il appuyait sur la gâchette de son pistolet et un faisceau lumineux se joignait au festival incandescent que jouait sa belle. Il s’emparait alors d’une nouvelle arme, puis recommençait jusqu’à sa destruction.

Face à la folie de l’univers, le prêtre de Korag ne put demeurer indifférent. Les souvenirs horribles des temps du Cataclysme refirent surface, défilant devant ses yeux innocents comme s’il les revivait. Ces parents réduits à l’état de lambeaux, sa maison ensevelie sous les flammes, sa tante hurlant le nom de l’enfant alors qu’une lame la transperçait. Le défenseur submergé se battant malgré la perte de son bras, les cris, l’horreur, la démence, la montagne de corps suintant le liquide putride dans les rues d’Escare. Ses poumons se contractèrent, il éprouva des difficultés à inhaler, les jappements et les détonations lui perçaient les tympans, ses oreilles se mirent à saigner. Dorian s’écroula sous le regard indifférent de ses fidèles. Le pauvre garçon manqua de se noyer dans son vomi, ses membres étaient pris de spasmes, il ne pouvait plus rien faire, son corps ne lui appartenait plus.

— Dorian ! s’écria Maeva en le voyant souffrir de la sorte.

Hélas, elle ne put l’aider, ni aller à sa rencontre. Les bêtes venaient, toujours plus nombreuses, certaines s’en prenaient à la porte qui, en dépit des renforts, vibrait sous les assauts incessants.

Fragilisée par la chaleur des tirs à répétition, le marteau de l’une de ses tìu sauta à la figure de la femme, l’arme demeura alors inopérante dans l’immédiat. Contrainte par la force des événements, Maeva dénoua l’épée de maître Rainer qui pendait à sa ceinture. L’arme empoignée, elle s’en servit d’estoc pour planter les bêtes qui arrivaient à sa portée, frappant encore et encore, malgré le poids de la fatigue dans les muscles, il fallait lutter ou mourir. Ce fut un carnage démentiel qui s’opéra cette nuit-là, le Mal et le Bien s’affrontaient sans pitié. Les bêtes se jetaient à corps perdu dans la bataille. Combien s’étaient écroulées sous les coups et les brûlures ? Combien se massaient encore autour de la cabane sévèrement endommagée ? Des brèches s’ouvrirent un peu partout sur les murs, ils venaient d’atteindre la limite de leur solidité et pouvaient céder à tout instant. Il s’en écoulait une rivière noirâtre de centaines de ruisseaux inondant le plancher de l’ouvrage, sur le point de s’écrouler.

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