L’Œil de la Bête : Chapitre VI

Par Rânoh

Kapris rengaina son sabre, une fissure menaçait d’éclater en morceaux, l’ignorer plus longtemps mettait en péril sa vie et celle de sa belle. Armé de planches et d’un marteau, l’homme combla ce qui put l’être à l’aide de ses modestes talents de menuisier. Il martelait les doigts griffus qui s’invitaient inopinément à travers ces brèches, avec un succès très relatif. Sa tête bourdonnait du boucan épouvantable qui bruissait autour, son esprit peinait à se concentrer sur une chose à la fois, car si son corps luttait contre les bêtes, son cœur demeurait obsédé par Maeva. Acculé de la sorte, il pria Helrate de lui venir en aide, cela faisait des années qu’il ne lui avait pas adressé la parole. Cependant, la mort pouvait éveiller chez les hommes la foi la plus fervente et pieuse. Ce moment de relâchement coûta la vie à l’un des fidèles de Korag, quand un bras poilu traversa le bois du mur Ouest, pour réduire l’homme en charpie. Un concert de cri et de hurlements illogiques se joignit au reste des grognements et autres musiques diaboliques. Était-ce là la réponse de son dieu ? L’unique signe qu’une divinité morte depuis des millénaires pouvait apporter ? Kapris ne sut comment interpréter la chose, il décida que le temps d’en finir était venu.

À terre, Dorian reprit lentement ses esprits. Ses yeux voyaient les jambes de ses protecteurs s’agiter furieusement, le sol vibrait contre sa joue pâle et sale. Le temps, la réalité et les souvenirs se confondirent. Il n’était plus Dorian, le grand prêtre de Korag, non, à cet instant, il se redressa en tant que rescapé du massacre d’Escare. L’enfant se trouvait dans les ruines du bastion des défenseurs du bourg. L’ennemi encerclait les fortifications, il entendait maître Davis lui demander une nouvelle arme, sa voix se mêlait aux détonations qui crépitaient autour du guerrier. Il s’empara d’une lance à la hampe brisée, puis, grâce à du tissu et des lacets de cuir, fit une réparation de fortune. Ses doigts agiles dansaient sous les éclairs verts, rien ne pouvait le détourner de son travail, il répondait seulement à l’injonction d’un fantôme. Son travail achevé, le garçon tendit l’arme à l’homme qui se dressait face à lui, son regard azur l’observait, stupéfait.

— Ce n’est plus possible, Kapris, s’écria Maeva à bout de souffle. Il ne me reste qu’une munition.

— Bon, répondit l’ancien chevalier. Sainte Melys, mère des Hommes, donne-moi la force de vaincre !

L’immortel se précipita devant la cheminée. Là, il attrapa une bûche incandescente pour la jeter aussitôt sur l’amas de meubles disposé à l’entrée. En dépit du froid dehors, le feu se répandit assez vite à l’intérieur, bientôt, les murs commencèrent à rougir.

— Tu es fou ! protesta la Princalienne. Nous voilà piégés !

— Pas moins qu’il y a cinq minutes, osa plaisanter l’homme.

À présent, le feu entourait les aventuriers et leurs otages, la noire fumée qui jaillissait des flammes s’échappait par les brèches ouvertes dans les toits, les bêtes s’en détournèrent et plusieurs s’empalèrent sur les pieux en sautant à terre. Le craquement des pièges en bois sonnait péniblement aux oreilles des survivants, la mélodie criarde d’agonie des créatures déversant leurs entrailles sur la neige n’avait rien d’entraînant. L’écroulement de la porte fit vrombirent les fondations de la cabane, les monstres s’excitaient devant la barrière de flammes, enivrées par la promesse d’une victoire déjà acquise. Kapris les repoussait du fer de sa dernière lance, ses membres lourds tremblaient d’épuisement, la chaleur harassait l’entièreté de son être, pris d’une fièvre soudaine. La femme à ses côtés l’aidait en tranchant les pattes qui surgissaient des murs, une véritable forêt velue dansait le long des parois, tremblant comme lors des jours de tempête. Ils se débattirent ainsi, valsant entre les bras de la mort au beau milieu de la nuit.

Cerné par le bûcher ardent de son enfance tourmentée, Dorian lâcha les débris de lance qu’il tenait tantôt. Une voix l’appelait, lointaine et diffuse, elle l’invitait à sortir le plus calmement possible. Il ne reconnut pas les accents féminins qui chantaient son nom, pourtant, ils lui parurent familiers et leur fit confiance. Alors, depuis le terrain brumeux de sa réalité, le garçon se mit en branle. Ses pas légers se mouvaient avec la nonchalance d’une procession religieuse, rien ne pouvait l’atteindre désormais, la voix cotonneuse de la Dame blanche l’en assurait. Il fut sourd aux appels discordants, impurs, qui tentèrent de le retenir en implorant son nom. Non, ceux-là voulaient sa perte, de la même manière que Davis et ses parents s’étaient perdus en eux. Dorian retira de sa chevelure dorée la broche argentée qui l’en ornait. Ses doigts fins la firent glisser avec délicatesse pour la presser contre sa poitrine, il sentit la protection bienveillante des morts s’écouler dans ses membres en un flux apaisant.

Le prêtre traversa le cercle de feu sous les regards stupéfaits des deux aventuriers. Les flammes léchaient les tissus blancs du garçon, pourtant, elles ne l’affectèrent pas. Pis encore, les bêtes qui se jetèrent sur sa frêle carcasse s’arrêtèrent net en s’approchant, elles hurlaient de douleur et de peur, certaines prirent la fuite en couinant. Il disparut aussitôt dans les profondeurs insondables des cieux nocturnes, sans laisser de trace. Le dernier adorateur de Korag n’en revenait pas, paralysé devant la preuve irréfutable du caractère sacrée du prêtre, il ne sut que faire. Puis, le cœur débordant d’une piété dévote, l’homme se jeta à la suite du garçon, mais s’écroula à peine sorti, emporté par l’infernale horde qui se délecta de cette seconde prise. Ce fut alors une certaine idée de l’enfer qui s’offrit à la vue et à l’ouïe des survivants, un tableau fait de sang pourpre et d’agonie pure. Le macchabée devint une étrange parodie de ce qu’était jadis l’homme, une vague traînée mortifère faite de chair et de graisse éparpillée çà et là, des os brisés formant quelque étrange dessin sur la neige brune. Voilà à quoi se destinaient les imprudents, les êtres zélés et aveugles, trompés par des dieux malveillants qui se riaient de leur pitoyable condition.

La sueur dévalait le visage barbu de l’ancien chevalier, les gouttes pleuvaient sur la tunique azur qui le protégeait plus tôt de l’air glacial de la saison. Dos à sa compagne, il cherchait une échappatoire, comment franchir ce mur enragé par les effluves sanglants de cette nuit d’horreur ? Derrière, les brèches ouvertes dans le mur menaçaient d’un faire écrouler un pan entier, il voyait les yeux brillants tenter de s’y faufiler sans résultat.

— À mon signal, ma chérie, hurla-t-il pour se faire entendre parmi la nuée de grognements, fonce aussi loin que tu le pourras, sans te retourner. Nous nous rejoindrons à Eve, si la fortune le veut.

Maeva se jeta à son cou pour l’embrasser, les gouttes qui mouillaient ses joues rougies par la chaleur n’étaient pas de la sueur, mais des larmes d’adieu chargées de désespoir. L’épée en main, la Princalienne restait déterminée, quelqu’un devait prévenir les habitants d’Eve, c’était là son devoir en tant que guerrière. Prête, elle attendit le départ sans penser à rien d’autre que sa propre survie. Le temps d’un instant, elle oublia la fatigue et la douleur pénible qui chauffait ses muscles endoloris, oublia sa peine et le nom de l’homme qu’elle aimait tant. Une détonation explosa le mur fragile dans son dos, les bêtes y accoururent en grognant de plaisir, fous à l’idée d’accomplir leur vengeance chèrement payée. Elles s’engouffrèrent dans la brèche en se bousculant, se battant et s’entre-déchirant pour avoir la première part, furieuses créatures contre nature. Une succession de tirs vint ralentir leur entrée dans la cabane, les faisceaux verts fusèrent contre les corps poilus et les gueules claquetant. Kapris recula d’un pas et donna le signal :

— Maintenant !

D’un bond, Maeva se précipita hors de la cabane, sa silhouette fila comme une ombre dans les dunes de neige remuée par la horde. Enfin seul, l’ancien chevalier pouvait prendre tous les risques nécessaires à la survie de sa douce amie. De son sabre, il exécuta passes d’armes et habiles moulinets. Cette danse, dont il s’était jadis fait maître, fit reculer l’amas informe de bestioles qui se pressaient face à sa personne, la lame entailla plusieurs bêtes qui tressautèrent de peur. Kapris gagna un temps précieux, mais, acculé et très vite surclassé par ce concentré d’immondices, il prit la résolution de battre en retraite. L’immortel possédait un esprit vif et des réflexes qui furent souvent loués durant la guerre du Cataclysme. Plus importante encore était sa capacité d’adaptation, il en fit, en cette nuit d’horreur, une des plus remarquables démonstrations de sa longue carrière. Son canon pointé sur le reste de charpente détona. La pièce de bois explosa en morceaux et le toit s’écroula tandis que Kapris, agissant plus vite que les créatures décérébrées qui l’entouraient, sauta en dehors du bâtiment et roula, roula encore et encore, profitant de dénivelé toujours plus important pour prendre la fuite. Arrivé en bas de la colline du Dòu, l’homme se redressa en titubant, prêt à courir jusqu’à l’épuisement.

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