Longs Sanglots

L’étang des Longs Sanglots s’étendait derrière l’atelier du vieux Klaus, immense, on devinait à peine la forêt au loin. Des brumes s’élevaient au-dessus de l’eau. La petite troupe avait choisi de contourner l’étendue d’eau. Zéphyr regarda en arrière, il ne distinguait même plus la bâtisse rouge, ils avaient déjà effectué un bon bout de chemin. Le vent se mit à souffler de plus en plus fort, des bourrasques de neige commençaient à leur brouiller la vue. Les jumeaux n’avaient pas l’habitude de vivre des tempêtes de neige dans leur Bretagne natale. Les immenses sapins couverts de neige commençaient à s’agiter. Sur l’eau, des vaguelettes se formaient. Des lièvres bruns détalèrent en les voyant arriver. Le ciel du début d’après-midi s’assombrissait de minute en minute et la température avait encore baissé. Morgan tentait de faire bonne figure malgré ses lèvres déjà violettes. Elysandre se mit à claquer des dents et glissa ses mains sous la cape de Zéphyr. Les mains glacées de la jeune fille électrisèrent le jeune Nergaléen, mais il n’en laissa rien paraître. Ils ralentirent leur rythme, puis descendirent à terre pour continuer à avancer.

Comme le nom de l’étang le laissait présager, on entendit des gémissements comme des sanglots au loin. Les zèbres Ensi commencèrent à racler le sol de leurs sabots, leurs oreilles tournicotaient en tous sens, les naseaux élargis au maximum. Zéphyr se rappela aussitôt la mise en garde du vieux Klaus, « ne pas écouter ses oreilles et passer son chemin ». Il se boucha les oreilles et voulut rappeler à ses amis la consigne. Trop tard, il s’aperçut que Sliman progressait avec difficulté, mais ténacité, en glissant sur la couche de glace de l’étang, le regard vitreux. Le reste de la troupe se bouchait déjà les oreilles. La glace se fendilla. Ses compagnons le regardaient, impuissants. Ils l’appelaient, en vain, Sliman ne les entendait plus.

Margod farfouilla dans son sac, inséra deux boules de cire dans ses oreilles qu’elle utilisait pour dormir. Et recommença à chercher dans son sac pour trouver sa réserve de cire. Elle forma des bouchons d’oreille pour ses amis en se maudissant de ne pas y avoir pensé avant d’approcher de l’eau. Elle distribua les boules de cire à ses amis. Aussitôt Zéphyr équipé, il s’élança avec prudence sur la glace pour essayer de récupérer Sliman. Il lui boucha les oreilles pour qu’il revienne à lui.

La brume se leva, les petites îles dispersées sur l’étang étaient maintenant bien visibles, malgré la tempête qui faisait rage. Sur la plus proche, des jeunes femmes recouvertes d’écailles violettes et vertes aux reflets nacrés les attiraient de leur chant si particulier. Une sorte de long sanglot mélodieux, suave, captivant, trop captivant, qui prenait aux tripes quiconque l’entendait, l’incitant de manière inexorable à se jeter à l’eau pour les rejoindre. Trois sirènes, puisqu’il s’agissait de ces créatures maléfiques, s’avancèrent sur la plage et lancèrent des cristaux noirs sur la glace. Celle-ci se fendit à leur contact, jusqu’à Zéphyr et Sliman, qui se retrouvèrent dans l’eau gelée. Les sirènes s’immergèrent avec une lenteur étudiée, leurs jambes se transformant en queue de poisson au fur et à mesure du contact avec l’eau. Continuant leur mélopée, elles nageaient vers les deux Nergaléens pris au piège sous les yeux affolés de leurs amis restés sur la berge. Zéphyr en glissant avait perdu une boule de cire, il luttait avec Sliman pour nager vers ces créatures fascinantes. Les sirènes commencèrent une danse ondoyante et électrisante en les encerclant, leur chant changea, entre le sifflement suraigu et des grognements plongeant dans les graves d’où transpirait une excitation sexuelle palpable. Elles les désiraient avec ardeur, leurs bras décrivaient des ondes hypnotiques de part et d’autre de leurs bustes nus. Zéphyr tendait les bras vers elles de toutes ses forces, Sliman le maintenait contre lui avec difficulté. La petite boule de cire perdue par Zéphyr flottait à distance de bras, Sliman la vit et tenta de l’attraper d’une main. Zéphyr en profita pour s’échapper et se jeta dans les bras de l’une des tentatrices.

 Pendant ce temps, le groupe resté sur la berge avait trouvé de quoi fabriquer une corde assez longue. Tewenn fit s’élever une pierre de sous l’épaisse couche de neige et l’enroula avec le bout de la corde, elle servirait de lest pour l’envoyer si besoin au plus près de leurs amis piégés. Il entreprit ensuite de marcher jusqu’aux deux captifs, sur la glace encore en place en prenant soin de tenir d’une main ferme la corde de fortune. À mi-chemin, il aperçut, horrifié, Zéphyr ballotté de bras en bras par les sirènes. Elles le caressaient, le léchaient, en transe, Zéphyr était extatique, un sourire béat fendait son visage. Elysandre serra les poings devant ce spectacle. Tewenn ne pouvait pas presser le pas sous peine de prendre le risque de glisser et de briser la glace dans sa chute. Il se morfondait de ne pouvoir aller plus vite, pour prêter main-forte à Sliman et récupérer leur guide et ami.

Sliman tenta le tout pour le tout. Il vérifia que ses bouchons étaient bien enfoncés dans ses oreilles et se jeta sur la sirène qui était en train d’emporter Zéphyr vers une des îles. Il fallait qu’il intervienne avant qu’elle ne l’emmène sur la berge pour s’accoupler à lui. Elle lâcha sa proie, surprise. Sliman plongea derrière elle pour la ceinturer et l’envoyer au loin, ces créatures étaient très légères malgré leur apparence. La queue de la sirène hystérique frappa Zéphyr au visage, lui laissant une balafre conséquente en travers de la joue et du nez. Zéphyr hurla et reprit aussitôt ses esprits. Sliman lui inséra par précaution la boule de cire récupérée. Les deux autres sirènes étaient furieuses et essayaient encore de le reprendre, mais ils étaient deux maintenant à se battre. Chacun attrapa une de ces créatures par la taille et l’envoya valser au loin. Tewenn arriva enfin vers eux, leur tendit son bras valide pour les aider à remonter sur la glace derrière eux. Ils s’accrochèrent tous à la corde que le reste de la troupe tenait sur la berge. Ils entendaient hurler de rage, les prédatrices éconduites.

Arrivés sur la terre ferme, Sliman et Zéphyr enlevèrent leurs vêtements trempés pour en enfiler des secs et s’enveloppèrent des couvertures données par Margod. Erin leur fit boire un de ses élixirs pour les réconforter. Elle appliqua des cataplasmes sur la blessure de Zéphyr. Elle ferait des points si nécessaire le temps de se mettre à l’abri. Ils choisirent de s’écarter encore plus de l’étang pour poursuivre leur chemin. Estimant qu’ils s’étaient assez éloignés, ils s’arrêtèrent pour allumer un feu et se restaurer. Ils étendirent leurs vêtements détrempés près du feu. Zéphyr observa les alentours, la rivière Blanche serpentait un peu plus loin, au milieu d’une forêt de conifères.

— Sliman, je te remercie de m’avoir sorti des griffes de ces créatures aussi lubriques que malfaisantes, sourit Zéphyr en serrant dans ses bras son nouvel ami. Qui sait ce qu’elles comptaient faire de moi ? souffla-t-il avec une grimace de dégoût.

— Oh ! Eh bien oui ! Je n’allais quand même pas te laisser dans leurs bras, et puis c’est toi qui es venu me tirer de là le premier, marmonna-t-il, gêné d’être ainsi remercié avec tant de chaleur et de gratitude.

 Il n’avait pas l’habitude d’être vu comme un sauveur, mais bien plutôt comme un semeur de pagaille, un incorrigible farceur.

— Merci, Tewenn, pour ton coup de main. Et merci aussi, Margod, pour tes bouchons d’oreilles. Ils ont été bien utiles pour libérer nos mains et ne plus entendre l’appel de ces viles créatures.

— Je regrette surtout de ne pas y avoir pensé avant d’arriver vers ces eaux, renifla-t-elle, tout cela ne serait pas arrivé… D’ailleurs, je ne comprends pas pourquoi je n’ai pas reçu de flash pour me prévenir.

Erin posa sa main sur l’épaule de son amie, Margod n’y était pour rien.

— Zéphyr, je vais devoir te recoudre avec quelques points. Ouvre la bouche, je vais te déposer sur la langue trois gouttes de lait de Gula, c’est un anesthésiant, expliqua Erin.

Elle attendit trois ou quatre minutes en faisant chauffer une aiguille sur les flammes. Zéphyr garderait une longue cicatrice droite partant d’entre les sourcils, passant sur le haut de sa pommette droite et descendant jusqu’à la base du menton. Elysandre regardait avec curiosité le liquide bleu qui coulait de la blessure. Les Nergaléens possédaient donc un sang d’une couleur différente de celui des humains, elle était sidérée. Erin, une fois sa suture terminée, reposa un nouveau cataplasme et appliqua un carré d’étoffe pour le maintenir.

Avec ses longs cheveux relâchés et humides, Elysandre trouva qu’il ressemblait à un pirate. Même balafré ainsi, elle se sentait encore attirée par lui. Elle avait d’ailleurs ressenti un puissant sentiment de jalousie quand les sirènes s’étaient mises à le séduire. Cela lui semblait curieux, plus le temps passait et plus elle se rapprochait de lui. La voix de Margod la sortit de ses pensées.

— Je pense qu’il est temps de repartir, il faudrait qu’on arrive dans la forêt avant la tombée de la nuit.

Ses compagnons acquiescèrent d’un hochement de tête, chacun remonta sur son zèbre. Elysandre ne se fit pas prier pour se coller au dos de Zéphyr. Il ne put s’empêcher de sourire d’aise quand il la sentit contre lui, ce qui lui occasionna une violente sensation de brûlure au niveau de sa cicatrice toute fraîche. L’effet du lait de Gula s’estompait déjà, il en reprit une goutte sur la langue. L’effet analgésique ne se fit pas attendre.

— Ce lait de Gulade paraît efficace, Zéphyr. Il est fait à base de quoi ? l’interrogea Elysandre, en le voyant s’en resservir.

— Pas de Gulade, rit-il. C’est du lait de Gula, fabriqué à partir d’huile essentielle de lavande et de latex de pavot. Ne me demande pas comment ; la fabrication d’élixirs ne fait pas partie de mes talents.

 Les zèbres se mirent au galop, pressés qu’ils étaient de pouvoir brouter dans la forêt. Les touffes d’herbes se faisaient rares avec l’épaisse couche de neige sur le pourtour de l’étang. La tempête continuait de gonfler, la neige leur fouettait la moindre parcelle de peau découverte.

En un éclair, Kaëlig leur fondit dessus, elle arracha Morgan du dos de Carambole, faisant tomber Sliman au passage. Elle s’envola aussitôt dans les airs avec le jeune homme. La troupe resta pétrifiée sauf Elysandre, qui avait sauté au sol et qui hurlait à pleins poumons. Kaëlig leur jeta un sourire vainqueur et disparu dans un abominable rire métallique.

Zéphyr sauta et agrippa Elysandre dans ses bras, lui comprimant la bouche contre sa clavicule pour étouffer ses hurlements. Elle se débattait comme une furie, mais Zéphyr la maintenait avec fermeté contre lui. Sa détresse le touchait. Ils avaient à peine eu le temps de faire connaissance, mais sa douleur lui transperçait le cœur. Il lui promit qu’ils allaient sortir son frère des griffes de Kaëlig dès qu’ils le pourraient. En attendant, elle resterait en sécurité avec eux. La jeune fille éclata alors en gros sanglots, la bouche déformée par un rictus douloureux. Elle s’écroula au sol, ses longs cheveux s’emmêlant dans la neige et les branchages. Le Nergaléen la releva avec douceur en fredonnant un air aux pouvoirs apaisants. Elle se pelotonna contre lui grelottante. L’entendre lui chanter à l’oreille lui faisait un bien fou même si toute cette magie l’impressionnait encore. Qu’allait devenir son frère ? s’inquiétait-elle. Zéphyr l’aida à remonter sur Bélil en douceur et remonta à son tour. Il devenait encore plus urgent de rencontrer Urielle. Ils reprirent leur route vers la forêt au galop dans un silence pesant.

***

Griselda lâcha les fleurs qu’elle cueillait, quelque chose de grave était arrivé aux jumeaux. Elle rentra aussitôt dans la maison. Le temps pressait, le cours du temps n’était pas le même dans la forêt des saules bleus que dans le monde des humains.

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