L'Opéra

Plusieurs jours s’écoulèrent depuis le soir de la Collecte de la Générosité. Entre l’enterrement, la visite chez le notaire et les nuits de cauchemars qui conduisaient inévitablement Sofia à fondre en larmes, Aidan se ruant à chaque fois dans la chambre pour la consoler, ce séjour à Chesbury n’était pas de tout repos pour les deux cousins sur le plan émotionnel. De plus, la mésentente entre Fely et Wallace ne constituait pas un atout pour détendre l'atmosphère. En effet, l’ara d’Aidan ne pouvait pas rester une seconde dans la même pièce que Fely sans que celui-ci ne tente de lui bondir dessus. Ainsi, il fallait toujours s’assurer que chacun des deux animaux restent pour l’instant dans une pièce séparée jusqu’à temps que la truffe de Fely s’accommode à l’odeur de Wallace et cesse de l’identifier comme un gibier permanent. 

   Entretemps, Sofia avait eu une longue discussion avec Aidan. Elle lui avait confié sa peur de ne jamais se remettre de la mort de son père et de se sentir éteinte pour le reste de sa vie. Son cousin lui avait répondu que lui aussi avait nourrit la même crainte l’année où sa mère était décédée. Mais qu’au fil du temps, il avait appris à vivre avec la douleur et à être de nouveau capable de savourer la vie. Depuis cette conversation, Sofia s’était sentie allégée d’un poids et demeurait un peu plus optimiste quant à l’hypothèse de redevenir heureuse un jour. Même si dans l’immédiat, elle ne voyait pas comment cela pouvait être possible.


   Cela faisait à présent dix jours que Sofia et Aidan étaient à Chesbury. L’aube venait de s’incruster à travers les fenêtres de la chambre du père de Sofia où celle-ci dormait, profilant son ombre dorée sur le sol. Après avoir caressé Fely qui était venu lui adresser un bonjour matinal à ses pieds, Sofia se leva et sortit de la chambre. Alors qu’elle descendit les marches pieds nus tout en se tenant à la rampe, une odeur entêtante vint lui chatouiller désagréablement les narines. 

   Une odeur qu’elle haïssait. 

   Elle entra dans la cuisine. Avachi sur une chaise plus qu’il n’était assis, Aidan dormait, la tête sur la table, tout en laissant s’échapper de légers ronflements. Tandis que Wallace frottait affectueusement sa tête emplumée contre celle de son maître, Sofia vit qu’une bouteille de vin ainsi qu’un verre à pied où siégeait un fond de liqueur rouge trônaient à quelques centimètres de son cousin. 

   Elle ressentit alors comme un coup de poing au fond du ventre.

   Devant cette découverte, Sofia aurait en temps normal réveiller Aidan en trombe et l'aurait agoni d'injures. Mais pour cette fois-ci, elle ne ferait pas d’esclandre. Après tout, Aidan ne venait-il pas de perdre son oncle et d’être plongé lui aussi dans un profond chagrin ? Il avait des circonstances atténuantes. De plus, son cousin avait été pour elle un tel soutien ces derniers jours qu’elle aurait jugé ingrat et insensible de sa part de lui en vouloir parce que, dans une période de détresse émotionnelle, il avait connu un moment de faiblesse et dérogé à la promesse qu’il lui avait faite au sujet de son penchant pour l’alcool.

   Elle décida de faire comme si elle n’avait rien vu. Elle se rendit dans le living pour ne pas avoir à supporter davantage l’odeur capiteuse. Elle aperçut alors une petite pile de courrier que Bette avait certainement déposé sur la table quelques instants auparavant. Elle les saisit et s’aperçut que l’une d’entre elles était destinée à son père. Intriguée, elle l’ouvrit et lu le contenu. 

   Ses yeux s’arrondirent de surprise. 

   -Aidan ! Aidan ! l’appela-t-elle.

   Elle préféra apostropher son cousin au loin que de se rendre dans la cuisine pour le réveiller afin qu’il ne soit pas embarrassé qu’elle découvre qu’il a bu. Elle entendit alors la chaise de la cuisine racler au sol et des bruits de verre déposés en panique dans l’évier, témoignant par là qu’Aidan dissimulait tout élément compromettant au sujet de sa nuit enivrée.

   -Qu’est-ce qu’il y a So, ? demanda-t-il en se dirigeant dans le living-room, les yeux rougis par la fatigue et la marque de la table sur le visage.

   Sofia tendit la lettre à son cousin.

   Regarde ! C’est la réponse à la lettre que Père a envoyé la dernière fois à son mystérieux destinataire ! Tu sais, les brouillons que je t’avais montrés.

   Aidan saisit la missive la lut :

   « Lester,
Je comprends ta crainte au sujet de Connors.
A l’époque déjà, il ne m’inspirait pas confiance. Sous ses airs de bien sous tous rapport, j’ai toujours pressenti qu’il pouvait se retourner contre les Dédaignées Indignées et nous trahir. On en a eu la preuve avec le Jour de l’Explosion. Ca ne me surprendrait pas qu’il veuille pousser son vice en racontant tout à ta fille s’il en a l’occasion. Crois-moi, il vaudrait mieux tout raconter à Sofia avant que Connors ne s’en charge lui-même.
Ne t’en fais pas, j’en parlerais à Sofia avant qu’elle ne se rende à la Collecte de la Générosité. Dis-lui de venir nous voir au Nid. Ou alors je peux me rendre chez Aidan et elle directement si tu préfères ?
Ça va aller, ne t’en fais pas.
Tiens-moi au courant.

»

  C’était bien la réponse aux questions que Sofia avait vu consignées sur les brouillons de son père. A la différence que dans la lettre que son père avait envoyé, ce dernier de toute évidence avait rajouté qu’il nourrissait une crainte à l’égard de Connors. Mais à quel sujet ?

   -Tu as vu ça ! s’exclama Sofia, furieuse. L’expéditeur de cette lettre sous-entend que Connors a trahi ma mère en organisant l’attentat du Jour de l’Explosion ! Je comprends tout à présent ! C’est pour ça qu’il m’a fait chasser de la Collecte ! Connors a dû comprendre que j’étais la fille d’Hayden Annopler au vu de ma ressemblance avec elle et que mon père avait dû m’informer de sa « trahison ». Connors a peut-être craint que, par vengeance, je révèle cette « trahison » aux journalistes présent ? Forcément, ça n’aurait pas servi l’image des libéraux, le parti dont il est issu, que la presse apprenne qu’il a fomenté une attaque à la bombe contre des manifestants d’une cause féministe, et surtout à quelques semaines des élections ! Il avait tout intérêt à ce que je ne reste pas une minute de plus dans les alentours. Alors il s’est servi de ma dispute avec Belling pour me faire partir ! 

    -Présenté sous cet angle, c’est vrai que cette hypothèse tient la route, admit Aidan. Mais on devrait quand même s’abstenir de conclusions hâtives So’. Rien ne nous dit que cette « trahison » concerne la machination de l’attentat du Jour de l’Explosion. 

    Sofia regarda alternativement l’enveloppe et la lettre.

   -Si seulement on pouvait savoir qui est l’expéditeur de cette lettre ! déplora-t-elle. Nous aurions pu lui poser plus de questions à ce sujet.

   En effet, l’auteur de la missive n’avait laissé aucun élément qui pouvait permettre à Sofia et Aidan de l’identifier. Ni adresse, ni patronyme, ni signature. Seulement un A. Et il avait dit qu’elle pourrait les rejoindre au nid. Sûrement une façon de parler de leur maison. Mais où se trouvait donc cette maison ? Rien ne l’indiquait. 

   Il fallait se rendre à l’évidence, Sofia et Aidan allaient devoir se débrouiller seuls pour éclairer cette histoire.

   -Nous savons donc que Connors a un passif avec les Dédaignées Indignées. C’est sur cette piste que nous devons investiguer, proposa Aidan.

   -Réfléchissons, qui pourrait nous aider à en savoir plus sur Connors…Tiens ! Et si on demandait à Mildred Baldown, l’aristocrate déjantée ? C’est une encyclopédie des commérages. Elle devrait pouvoir nous fournir quelques renseignements à ce sujet. 

   -Le problème, c’est qu’elle nous a dit qu’elle ne regagnerait pas Londres avant deux semaines, étant donné qu’elle fait le tour des œuvres de charités du pays.

   -Ah oui c’est vrai, quelle poisse ! pesta Sofia. 

   Elle réfléchit alors à nouveau afin de savoir qui d’autre pourrait leur fournir des informations sur Connors. Quelqu’un qui le connaissait bien et qui ne se ferait pas prier pour déballer son savoir à son sujet. 

   Puis Sofia vit les deux tickets dépasser de la poche du gilet d’Aidan.

   Elle grinça des dents.

   -Finalement, j’ai ma petite idée sur qui pourrait nous aider.

   Ce plan ne l’enchantait pas le moins du monde. Mais elle avait beau réfléchir, elle ne voyait personne d’autre que cette femme qui pouvait les aider. En revanche, Sofia en connaissait un qui n’allait certainement pas se plaindre de ce plan.

 

*

   Drapés dans des parures de gitans espagnols, ténors et figurants faisaient leurs entrées sur scène, munis d’armes et de marteaux tandis que résonnaient les premières notes de l’Anvil Chorus. 

   C’était son air préféré d’Il Trovatore de Verdi.

   Adossé contre un fauteuil en velours de l’opéra, Beethoven ferma les yeux et laissa la voix des chanteurs transporter tout son être qui se trouvait au seuil d’un monde à la beauté envoutante. C’était toujours la sensation que lui procurait la musique classique. 

   La musique classique… 

   Aux yeux de Beethoven, elle constituait le chef d’œuvre ultime de l’humanité. Un diamant brut qui le portait au faîte de sa maestria. Cet esprit hors du commun qu’était le sien, il y a bien longtemps, cela lui aurait été complètement indifférent de ne pas chercher à le cultiver. Mais tout cela avait changé. Maintenant, il voulait extirper chaque parcelle de son intelligence, comme lorsqu’on essorait énergiquement une éponge afin d’en tirer tout son contenu jusqu’à la goutte la plus infime. C’était d’ailleurs pour cette raison qu’il se rendait plus souvent à l’opéra qu’à l’ordinaire ces derniers temps. Non seulement pour savourer cette merveille qu’était la musique classique mais également pour que celle-ci puisse exercer le pouvoir indicible qu’elle avait sur lui.

   Puis les ténors entamèrent le refrain de l’Anvil Chorus au travers les nombreux entrechoquements du marteau sur l’enclume.

   Alors, toute son âme tressaillit. Les frissons parcoururent son échine et foisonnèrent dans sa poitrine. L’extase était portée à son atome le plus élevé. Pendant un instant, plus rien n’existait hormis le divin. Même la plus infime couche de poussière collée sous le fauteuil était imprégnée elle aussi de cette atmosphère transpirant de majesté.

   Beethoven sentit comme un immense pouvoir grandir en lui. Il le sentait grandir, grandir à mesure que le divin dispersait en lui ses parcelles jusqu’à la moelle de ses os. Un instant d’éternité succulent. 

   Des larmes coulèrent le long de ses joues. Pas des larmes de tristesse. Des larmes qui suintaient de toute cette dimension émotionnelle qui le saisissait. 

   Puis les dernières notes de l’Anvil Chorus résonnèrent dans un ultime tintement de marteau.

   Toute la salle applaudit à tout rompre. Tout la salle excepté Beethoven qui, en cet instant précis, était trop secoué pour effectuer le moindre mouvement.

   Une fois encore, la musique classique avait eu l’effet escompté sur lui. Il savait que pendant plusieurs jours, il allait garder cette empreinte . Une empreinte qui allait décupler son génie et l’aider à perfectionner la mise en place de son plan qui devrait se tenir d'ici la fin de la semaine. Le plan qui consistait à s'emparer de La Panacée.


 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Ophelij
Posté le 24/08/2024
Hello !
Me voici de retour dans ton intrigue ;). Je confirme mon attachement pour les 2 personnages principaux et la façon dont ils se complètent et se soutiennent.

J'ai beaucoup aimé la deuxième partie de ton chapitre. Comme j'ai lu les chapitres suivants, je me demande si Beethoven a assisté à l'opéra en même temps que Sofia et Aidan ? Si c'est le cas, je pense que ce passage n'est peut-être pas au bon endroit ?
Libellya
Posté le 24/08/2024
Coucou Ophelij !
Je te remercie pour tes commentaires 💖

Je comprends que tu te pose la question 😊 En fait, pour être plus exacte, la jeune femme qu'ils veulent voir fait partie d'une troupe de théâtre, elle ne travaille pas à l'opéra, donc du coup, la deuxième partie n'a rien à voir avec Sofia.
Mais c'est vrai que maintenant que tu me le dis, il y a de quoi se poser la question et trouver la seconde partie incohérente.
Je vais donc apporter quelques modifications pour qu'on comprenne que la scène de l'opéra n'a rien à voir avec Sofia.

Merci encore 💖
Ophelij
Posté le 24/08/2024
Hello ;)
en fait on comprend bien que ce sont 2 atmosphères différentes. Je reviens dans ton intrigue après une petite coupure (petit aparté non littéraire : nous sommes en plein déménagement... On se prépare une grosse rentrée avec les enfants cette année, ils changent d'école et nous de boulot... ) .

C'est peut être le titre du chapitre qui m'a fait associer l'opéra et les places de spectacle dans la poche d'Aidan. Et aussi le fait que j'avais lu plus en avant, et j'avais lu le passage où Sofia surprend le personnage au sortir du spectacle de la troupe de théâtre. Donc, non il n'y a pas d'incohérence dans la deuxième partie. C'est juste que ton intrigue est complexe, ce que je trouve bien ;)

Je viens de relire, je confirme que j'aime vraiment beaucoup ta description du personnage de Beethoven, très très intrigant, avec une vraie profondeur. Il y a un passage qui m'a accrochée en deuxième lecture :
"La musique classique… Aux yeux de Beethoven, elle constituait le chef d’œuvre ultime de l’humanité. Un diamant brut qui le portait au faîte de sa maestria."
Pour moi un diamant brut est à l'opposé du chef d’œuvre qui est très abouti techniquement alors que la pierre brut n'est pas taillée, pas travaillée, restée à l'état naturel.
Ophelij
Posté le 24/08/2024
Le personnage de Sofia me semble être un vrai diamant brut (plein de spontanéité), alors que celui de Beethoven semble à l’opposé calculateur, minutieux, peut être dangereux, incisif ?
Vous lisez