Je n’ai jamais souhaité la mort de personne, mais lui… Lui, c’est l’exception. Le jour où j’apprendrai sa mort, je pense que je paierai une tournée, je m’achèterai un truc, ou alors je me ferai une bonne petite soirée bougies-film-peignoir, bref je fêterai ça de façon discrète comme on garde en bouche une boisson savoureuse. Ça fait des années que je ne l’ai pas vu, mais il n’y a pas un jour sans que l’écho de ses mots n’entrave mes gestes. Et parfois encore il s’immisce dans mes songes.
À chaque fois qu’il se retrouve dans l’un de mes rêves, nous sommes dans le salon ou la cuisine de l’appartement dans lequel nous vivions ensemble. Il se croit tous les droits. Il me méprise, il ne fait rien d’autre qu’attiser ma haine envers lui. Je veux l’envoyer paître mais je bafouille. Je veux m’en prendre à lui physiquement, viscéralement, mais mon corps est lourd et se meut comme s’il se trouvait sous l’eau. Lui me regarde me débattre et se rit de ma souffrance, de mon impuissance. Parfois c’est lui qui s’en prend à moi.
Je me réveille chaque fois au bord des larmes, mais ce sont des larmes brûlantes de colère. J’ai envie qu’il paye, qu’il ressente d’une manière ou d’une autre le mal qu’il m’a fait. Qu’il goûte au poison qu’il m’a fait boire à petites gorgées jusqu’à ce que mon corps l’accepte comme le goût de l’eau. Je veux qu’il avale tout d’un coup, le flacon et ses dents avec. Il ne peut pas s’en tirer comme ça.
S’il y a une justice, elle me laissera le voir une dernière fois, à l’heure et au lieu que j’aurai choisis. Je ne sais pas comment cela se déroulera. Il ne sera pas nécessaire qu’il soit informé de ma présence. Je l’approcherai de face, de dos, par le flanc peut-être. Je me ficherai du monde alentour. On ne pourra que constater que j’avais raison. Et je dormirai bien mieux dès lors.
Mais peut-être ne le reverrai-je jamais. Et mes cauchemars resteront les mêmes jusqu’au jour où j’apprendrai un peu tard qu’il sera décédé d’un cancer ou des suites d’un AVC quelque temps plus tôt. Et je refuserai de croire à sa disparition. J’irai sur sa tombe, mais une fois sur place je croirai l’entendre rire au loin.
Il faut que ce soit moi. Il faut que ce soit de mes mains. Il faut que je vérifie son pouls. Que je m’assure qu’il ne reviendra pas. Il faut que ce soit moi qui conduise, qui creuse ou qui mette le feu à l’essence même de sa personne. Que l’ultime souvenir que j’en garde soit celui d’un être au plus bas, désarmé, inoffensif. Neutralisé.
Je me dis ça puis je l’écris. Je déchire la page, je la chiffonne, puis je la jette à la poubelle de toutes mes forces. Pendant un temps indéterminé mes yeux restent fixés sur cette boule de papier blanc gisant au milieu d’autres détritus, partiellement couverte de mots amputés et désordonnés. J’ai l’esprit vide. Un instant passe et je la reprends. Je la déplie et la défroisse légèrement avant de mettre l’un de ses coins inférieurs sous la flamme d’un briquet. Elle a du mal à brûler, je dois m’y reprendre à plusieurs fois. Les cendres et derniers morceaux de papier noircis peinent à être aspirés par le siphon du lavabo.
Ce soir-là je me couche et il occupe plus que jamais mes pensées. J’ai peur des rêves que je vais faire. J’ai peur du lendemain. Peur, parce que je n’ai jamais souhaité la mort de personne, jamais. Mais lui… Lui, c’est l’exception.