— Mathieu nous a dit que tu voulais une console pour jouer ?
Après le bonjour d'usage, la mère d'Alexandre va droit au but. Le jeune homme l'imagine très bien assise devant l'ordinateur familial, celui que Mathieu a passé toute une soirée à installer pour leurs parents. Elle doit être sur la page d'une quelconque boutique, tout sauf Amazon, pour lui acheter son cadeau d'anniversaire.
Elle veut sans doute l'acheter aujourd'hui pour être certaine que la commande parte bien avant le week-end et qu'il la reçoive le jour-dit. Elle a toujours été très organisée comma ça. Pas étonnant qu'il y ait un protocole digne d'une centrale nucléaire quand elle revient des courses.
— C'était juste une idée, finit-il par dire. Le confinement va être long, et je ne sais pas trop quoi faire pour me changer les idées à part regarder des séries.
— Mais rajouter un écran à la place d'un écran... Tu ne veux pas plutôt faire du sport ? J'ai vu aux infos c'est devenu très à la mode. Même ton père pense à s'y mettre.
L'ironie dans sa voix ne passe pas inaperçue.
Alexandre l'écoute détailler les efforts de son père, et de Mathieu qu'il entraîne avec lui, pour passer de la marche rapide à la course, et viser le semi-marathon de Strasbourg. Lui pour qui le sport se limite à regarder le rugby le samedi après-midi à la télé.
Son regard fait très vite le tour du studio pour se poser sur Samuel. Celui-ci, est affalé sur le lit, en train de feuilleter un des livres empruntés la veille, Histoire de la violence d'Édouard Louis. Les autres bouquins sont posés au sol, ils avaient besoin de la table hier pour manger.
— Écoute, maman. J'ai une idée peut-être plus sympa. Une liseuse. Je vais avoir besoin de lire plusieurs ouvrages pour mon mémoire. Et si Mathieu a une idée pour se changer les idées sans passer par un écran, qu'il se lâche dans la mesure des moyens de nos 30 euros.
Son frère a la fâcheuse tendance de faire des cadeaux au-dessus de ses moyens, du coup ils ont comme commun accord de faire des cadeaux communs pour leurs parents, et de se limiter à 30 euros l'un pour l'autre, que ce soit pour Noël ou leurs anniversaires respectifs.
— Et je vais te faire bondir, mais prends plutôt la liseuse Amazon. J'aurai un accès plus facile à des ouvrages en anglais.
Un grognement se fait entendre à l'autre bout du fil.
— Hm, je vais y réfléchir. Je m'en occupe aujourd'hui. Tu as encore besoin de quelque chose.
La question est posée une nouvelle fois par son père (« Non ça ira papa, je ne vais pas mourir de faim ») puis son frère.
Celui-ci va directement dans sa chambre avec le téléphone.
—Ils ont fermé les Ehpad. Papy est coincé là-bas et ne veut plus voir personne.
— Comment tient papa ?
— Il veut s'entrainer à courir pour aller jusque là-bas à pied et passer sous sa fenêtre tous les deux jours. Mais c'est compliqué. Et toi, ça va ?
Alexandre le rassure. Bien sûr que ça va. Il n'est clairement pas à plaindre.
Ils regardent la suite d’American Horror Story avec des pâtes au beurre. Après la conversation qu'il a eue avec Mathieu, Alexandre n'a pas très faim, et Samuel ne semble pas plus affamé que ça.
— Ils ont l'air cool tes parents.
Il sait qu'il a de la chance.
Il ne va donc pas se plaindre. Il sait déjà que c'est un de ses gros défauts. Et puis oui, c'est toujours des fois un peu compliqué avec son père, et le papy, eh bien lui il ne veut plus le voir du tout. Donc son histoire D'Ehpad, il s'en fout, sauf que ça fait du mal à son père, et donc du mal à Mathieu. Et ça, ça c'est chiant. Et puis ses autres grands-parents, qui vivent sur la Côte d'Azur, ne sont même pas au courant.
Il ne voit jamais ses cousins, a été à un mariage l'année précédente d'une cousine, la cérémonie était ultra chiante et très scout catholique, et sans rien pour se rincer l'œil.
Mais oui, nucléairement parlant, il est gâté. C'est ce qu'il dit à Samuel.
— D'ailleurs, t'aimes le pain d'épice ? J'en ai trois tonnes et j'ai horreur de ça. Je vais faire un chocolat chaud avec.
Le visage de Samuel le coupe dans son élan. Le garçon se mord tellement les lèvres qu'elles saignent légèrement. Alexandre se rassoit. Sur la table, leurs assiettes vides, et Jessica Lange qui tire, encore une fois, la situation à son avantage.
— Qu'est-ce qu'il y a ? Tu peux me dire ce que tu veux, tu sais...
— J'ai nulle part d'autre où aller. Je suis vraiment, vraiment dans la merde. J'ai un pote, je veux dire, un vrai de vrai, qui pourrait m'accueillir, qui est au courant et tout. Mais il habite en Bretagne. Comment je vais faire ?
Alexandre s'en veut de ne pas avoir vu, avoir senti que son nouveau colocataire n'est pas juste au bord de la crise de panique. Il est en plein dedans.
Comme la veille, le plus naturellement du monde, il le prend dans ses bras, le serrant très fort.
— Écoute. On aura les résultats du test dans 48 heures, donc pas avant lundi, vu qu'on est déjà en fin de semaine. Déjà, tu restes au moins jusque-là. Et après, eh bien jeudi c'est mon anniversaire, donc tu n'as pas le droit de me laisser tout seul à manger un gâteau industriel dégueulasse devant une téléréalité débile. Donc tu restes au moins jusqu'à jeudi soir. Donc vendredi. Et puis le confinement finit le lundi suivant non ? Bon donc du coup tu crèches ici le week-end et lundi, si tu veux, je t'amène à la Gare Montparnasse, et moi je file à la Gare de l'Est. Voilà.
Alexandre ne sait pas si Samuel l'a écouté, jusqu'à ce que celui-ci lui rende son étreinte. Ils restent ainsi de longues minutes puis :
— J'ai jamais goûté de pain d'épices.