— Je te présente Jean-Marc.
Samuel a réussi à sortir du lit à sept heures moins dix. Le temps de prévenir Marc de son retard, et ils se retrouvent à leur point de rencontre habituel. Marc se tient là avec un autre gars, très grand et bien bâti, avec une barbe soigneusement taillée.
— Marc et Jean-Marc ?
— On est de la même génération, les parents n'avaient aucune originalité dans le choix des prénoms.
Alors qu'ils s'échauffent tous les trois, le nouveau se présente. Journaliste indépendant, il fait des piges dans différents papiers et quelques articles de temps en temps pour Têtu.
Au grand soulagement du jeune homme, la conversation personnelle s'arrête là. Jean-Marc fait beaucoup de sport ; comme il n'a qu'un banc de musculation chez lui, et que les salles sont fermées, comme tout le reste, Marc lui a proposé de courir avec eux. Juste une heure, comme prévu par la loi, alors qu'il fait habituellement des échauffements de 45 minutes sur tapis, puis 45 min sur vélo, trois fois par semaine.
— J'ai hésité, mais la vue est belle.
Samuel suit son regard. Marc est devant eux, et il porte un legging très moulant. Il n'y a jamais fait attention. Puis de toute façon le cul d'Alexandre est beaucoup plus joli.
— Je t'entends ! T'es privé de croissant.
— Bah, de toute façon je ne mange pas ces conneries.
Samuel apprend qu'un carton Amazon de boîtes de boissons protéinées est arrivé chez eux la veille. Et comme Jean-Marc n'a plus de place dans sa chambre, entre son bureau, le banc de musculation, son lit et sa télé, le carton squatte le salon. Des discussions diplomatiques ont du être engagées. Jordan, leur troisième colocataire, a menacé de tout passer par la fenêtre et de faire connaître à Jean-Marc les vertus de la cuisine équilibrée.
— Il passe sa journée à gueuler contre notre connexion pourrie et contre son chef et contre tout le monde, du coup il déstresse en cuisinant.
Le deuxième tour est passé, ils arrivent devant l'église.
— T'es étudiant ?
Flûte, Samuel aurait préféré avoir fini l'heure de course avant que la conversation arrive sur lui. Avec Alex, il a mis du temps avant de s'ouvrir. Et encore, il y a plein de choses dont il ne lui a pas parlé. Alors avec deux darons ? Des mecs indépendants, qui gagnent bien leur vie, a priori ? Diplômés en plus ?
Leur seul point commun c'est qu'ils matent le cul des autres mecs non ?
Et qu'ils aiment courir à des heures franchement indécentes.
— On se doute bien que c'est compliqué. Si t'as besoin d'un truc ou d'un autre avec ton copain.
— Un tabouret.
Ça lui est sorti naturellement. Marc se retourne pour les regarder. Il a commencé à ralentir pour la fin du parcours.
— On a qu'une chaise dans le studio, explique Samuel. Si je dois encore passer la journée mal assis sur un matelas, je vais juste mourir. Même si je fais je sais pas combien d'étirements par jour.
Alex est en pleine visio quand Samuel revient. Il reste près de la porte, mais l'autre lui fait signe de s'approcher. Samuel préfèrerait aller se changer et manger quelque chose, vu que Marc a carrément oublié de s'arrêter à la boulangerie, mais ses pas le mènent jusqu'au bureau. Le bras de Samuel se glisse automatiquement autour de sa taille.
Sur l'écran Alex découvre trois visages.
Un jeune Asiatique qui porte une magnifique mèche bleue. Derrière lui il distingue un drapeau arc-en-ciel. Le pseudo en incrustation sur l'écran indique Haimi. Ah, le fameux. Il est mignon mais il a quelque chose dans le regard qui n'invite pas à la blague.
Ensuite une femme aux cheveux courts déjà grisonnants, mais qui paraît pourtant jeune. Mylène.
Sur le dernier écran une personne noire, les yeux maquillés d'or, un foulard tout aussi brillant autour de la tête. Pixie.
— C'est toi le mec qui a enfin décidé ce mec cis à se syndicaliser ?
— Mais j'ai pas encore dit oui !
— C'est la condition pour qu'on t'aide non ?
— L'éducation n'est pas gratuite.
— Il est tellement mignon. Samuel, si tu ne veux plus d'Alex, tu peux venir chez moi.
— Vous lui faites peur !
Non il n'a pas peur, il pense même être moins apeuré qu'Alex devant la déferlante de commentaires. Par contre oui, c'est un peu bizarre. À croire qu'il va connaître la moitié de la population LGBT de Paris en une seule matinée.
Finalement Pixie prend pitié d'eux et fait les présentations. Haimi appartient non seulement à une organisation LGBT (« LGBTQIA+ les enfants, n'oubliez pas » ajoute Pixie) mais aussi à un syndicat étudiant, et à un groupe de militants et militantes qui combat le racisme anti-asiatique.
Mylène est aussi syndicaliste, militante féministe, lesbienne, en fac de droit (« Je me sens donc extrêmement seule »). Elle ne parle pas beaucoup, mais sait faire des piques de temps en temps. Samuel a envie de lui parler, ce qui le surprend lui-même. Elle jongle entre ses études et les petits boulots, surtout de la manutention, des préparations de commande, ce genre de chose où son physique peu avenant lui permet de bosser ; de toute façon dès qu'ils la voient, les recruteurs en vente lui claquent la porte au nez. Elle est un peu plus âgée que les autres.
Enfin Pixie n'est pas étudiant, ni étudiante. Iel est artiste dilettante, écrit beaucoup, et fait des ménages pour survivre. Samuel a un peu du mal à suivre.
— T'inquiète pas, mon mignon. Ça fait toujours ça quand un petit mec cis rencontre sa première personne trans non-binaire identifiée.
— Je voulais pas...
— T'en fais pas. Tu te feras pardonner quand on pourra tous se voir. À moins que tu veuilles m'offrir un petit strip-tease en visio, je dirai pas non.
Alex est décomposé à ses côtés. Le voir aussi gêné donne paradoxalement du courage à Samuel :
— Tu veux que j'apporte la webcam sous la douche ? Je rentre de mon jogging, là.
Haimi essaie de couvrir les éclats de rire de Pixie et de Mylène par un :
— C'est bon la pause est finie. On reprend la réunion. Yasmina propose d'ouvrir un discord privé spécifique sur nos facs et lieux de vie habituels pour le care de nos jeunes adelphes.
Alex lui explique discrètement que Yasmina ne peut pas faire de visio avec eux et doit se contenter de textos qu'elle efface aussitôt. Samuel comprend. C'est en oubliant d'effacer son historique qu'il s'est retrouvé à la rue, viré par Kevin. Et son père aussi d'ailleurs, y'a pas si longtemps que ça.
— Je vais me doucher.
Ouais c'était juste une petite parenthèse.
Sinon, en commentaire (un tout petit peu) plus utile : j'aime ces moments où on découvre la vie de Samuel quand il n'est pas avec Alex. ça élargit la perspective (naturellement réduite avec covid).