Lulu c’est pour Lucille, mais tout le monde l’appelle Lulu. Lulu Laffrytte est une optimiste. Elle prend la vie à bras le corps et elle en veut toujours plus, presqu’à la mesure de ce qu’elle donne ; c’est-à-dire sans compter.
Cette année Lulu s’était dit : « On n’a qu’une vie et moi je veux la passer au bord de l’eau et toujours en été ! ». Alors elle avait ouvert sa baraque à kebabs-tour opérateur-vente de produits traditionnels sur l’île de Zakinthos, quelque part entre Corfou et le Péloponnèse ; Lulu et la géographie, ça fait deux. Les affaires avaient démarré doucement ; c’est-à-dire que même si Lulu voulait toujours vivre en été, la nature en avait décidé autrement, et les touristes aussi. Mais Lulu Laffrytte n’était pas folle. Elle avait gardé quelques économies pour lancer son commerce d’import-export. Et elle louait la moitié de son appartement une pièce aux vacanciers à budget limité qui finissaient toujours par lui laisser un pourboire moins limité que prévu tellement elle leur répétait comme la vie était dure. Elle avait tout calculé, elle avait inscrit « Chez LuLu Laffrytte et Compagnie » auprès de toutes les agences et offices de tourisme, depuis Corfou jusqu’à Athènes. Elle s’était associée à un groupe de pêcheurs pour les visites en bateau autour de l’île. Elle leur paierait une commission. Le matin elle allait au marché acheter les ingrédients pour ses kébabs ainsi que des produits du coin, ou pas, qu’elle revendait à profit dans sa petite boutique, trois étagères retapées de ses petites mains – eh oui madame – de l’autre côté du comptoir. Dans l’après-midi, quand l’eau était assez chaude, elle allait nager et prendre un bain de soleil, pour la vitamine D. Quand on est entrepreneure on ne peut pas se permettre de déprimer. Et quand elle fait la planche, ou plutôt l’étoile de mer, les yeux fermés, dans l’eau turquoise, son esprit continue à mettre en place les pièces du puzzle et à consolider tous ses projets périphériques.
Ça fait à peine quatre mois qu’elle s’est installée sur Zakynthos et tous les locaux l’adorent déjà malgré ses lacunes en grec. Ça aussi, ça démarre doucement. Parfois, le soir, la baraque à kebabs, son étagère et ses trois tables de jardin se transforment en comptoir musical et dansant ou l’ouzo et les rires coulent à flot. Beaucoup parlent déjà de Chez Lulu Lafrytte et Compagnie comme de leur meilleur souvenir de vacances, à ne rater sous aucun prétexte, sur Flip Advisor.
Malgré tout, Lulu se sent seule. Lulu a du mal dans le domaine émotionnel. Toutes les semaines des inconnus arrivent et de nouveaux amis s’en vont, sans jamais savoir si elle les reverra un jour. Elle fait comme si ça ne l’atteignait pas, mais elle est complètement atteinte. Pour gérer, elle fait du tri dans ses émotions et elle bloque celles qui ont l’air un peu trop intense pour être bénignes. Quand on est entrepreneure on ne peut pas non plus se permettre de chialer toutes les semaines. Avec son épaisse chevelure rose bonbon et ses yeux vert amande elle ne passe pas inaperçue et les pêcheurs et planteurs d’olive du coin lui ont maintes fois fait leurs propositions, mais elle n’est pas là pour ça. Elle est venue en Grèce pour se libérer, pas pour aller se faire voir, passez-moi l’expression.
Cette semaine un nouveau groupe de touristes est arrivé. Des gens fatigués, gris et blasés, qui ont tout misé sur la Grèce pour faire redémarrer la machine. A leur retour ils pourront dire « Oh là là, la Grèce, qu’est-ce qu’on s’est lâché ! », « C’était beaucoup trop de plaisir, beaucoup trop de bonnes choses ! », « Ah là, c’est sûr, on a fait le plein ! » Mais à chaque fois qu’ils partent, pour Lulu, c’est le vide. Et ça, on n’en parle jamais, de ceux qu’on laisse derrière, au bord de l’eau et toujours en été…