Lumi - Pendant que le loup n'y est pas

Lumi

Pendant que le loup n’y est pas

 

 

 

« Dans toute morale ascétique, l’homme adore une part de soi-même sous les espèces de Dieu, et il a besoin pour cela de changer en diable la part qui reste… »

 

Friedrich W. Nietzsche, Humain, trop humain

 

 

 

 

Ce mardi-là, je n’avais qu’une seule certitude : il me fallait absolument emprunter une voiture à quelqu’un. Ma mère me parut faire une candidate idéale.

-      Maman, est-ce que je peux prendre la Clio, ce matin ? m’enquis-je de mon air le plus enjoué en passant la tête dans l’entrebâillement de la porte de la buanderie.

-      J’en ai besoin, Lumi. Faut que je retourne travailler.

-      Ah…

-      D’ailleurs, je suis en retard. Tu pourras étendre le linge quand la machine sera terminée ?

-      A vos ordres.

Je la suivis tandis qu’elle passait à la cuisine.

-      Tu pourras faire manger les garçons, aussi ? Je ne rentre pas à midi.

-      Oui.

-      Prends le van, si tu veux.

Je fis la moue.

-      Le vieux Volkswagen de soixante-huitard de Papa ne fera pas une bonne impression à la femme du Baron, à mon avis…

Et puis, surtout, je ne l’avais encore jamais conduit.

-      La femme du Baron ? Tu vas au Val-aux-Cerfs ?

-      Oui, j’ai un tuyau pour du boulot.

-      Oh, c’est super, ma chérie, répondit distraitement ma mère en fouillant dans son sac en quête de ses clés de voiture. Hé bien, je sais pas, demande à une copine, d’accord ? On pourra toujours faire réparer ton scooter si tu décroches cet emploi.

Avant que j’aie pu dire un mot, elle avait déjà quitté la pièce.

Je fis réchauffer du café, réfléchissant à mes options : Vanina travaillait ce matin, Charlie était absent jusqu’au lendemain, Mirko pouvait être n’importe où (et, ne nous leurrons pas, il ne me prêterait jamais son joujou) …

Marc Saint-Just pénétra dans la cuisine, en pantalon de lin froissé couleur corail et marcel noir orné de l’étoile communiste (ou du logo Heineken, j’avais un doute), pétard à la bouche et barbe de trois jours.

-      Salut, Chérie !

-      Salut, P’pa. Un café ?

-      Ce serait pas de refus.

A en juger par les cernes qui soulignaient ses yeux sombres, il avait dû passer la nuit à composer, ou écouter de vieux vinyles en fumant de l’opium, ou faire tous les trucs un peu louches qu’il aime faire à l’heure où tout le monde roupille.

-      Les garçons dorment encore ?

-      Oui.

Je servis le café, m’assis en face de lui.

Le cœur percé d’une flèche tracé sur son biceps droit, celui qui porte le prénom CATHY en majuscules, attira mon regard. Adolescente, j’avais honni ce tatouage, relique d’un amour de jeunesse rendu indélébile pendant son incarcération. Qu’il fût encore là, à palpiter à la vue de tous à chaque fois que la météo autorisait mon géniteur à sortir bras-nus, je trouvais ça humiliant et désobligeant pour Sonja, contrainte de vivre depuis plus de vingt-cinq ans avec le souvenir d’une femme pour les beaux yeux de qui son mari avait braqué une bijouterie et fait trois ans de prison. Mais soyez certains qu’elle ne s’en est jamais offusquée, c’est pourquoi je m’étais fait un devoir, durant mes jeunes années, de m’en indigner à sa place. Pour elle, il s’était fait tatouer l’amante, l’épouse, la mère en croate, ce qui donnait une suite de mots incompréhensibles gravée sur son torse, juste à l’emplacement du cœur. 

Je me rappelai brusquement avoir évoqué ce sujet avec Etienne, quand on avait quatorze ou quinze ans. Ça lui avait inspiré une histoire tragique de triangle amoureux, et il y avait consacré un poème, dont quelques vers me revinrent en mémoire :

 

Je sens son odeur jusque dans mes souvenirs

Fantôme de ton passé qui vient hanter mon avenir

 

Malgré moi, les mots se délièrent soudain comme une vieille chanson qu’on ne parvient pas à se sortir de la tête. 

 

Je pourrais déterrer en toi tant de coffres aux trésors

Découvrir sous tes plaies les prodiges que tu ignores

Apprendre par cœur tout ce qui te rendrait heureux

Faire en sorte que tu te voies avec mes yeux

Souffler sur ta colère pour en éteindre le brasier

Boire l’eau de tes peines pour à jamais les assécher

Je pourrais m’abandonner aux mains de la Perfection

Vendre mon âme à qui saura en faire fondre le gel

Après tout, l’Enfer est pavé de bonnes intentions

Mais quoi que je puisse faire, je ne serai jamais elle

 

Fut un temps où je prenais un plaisir sincère à parcourir les poèmes dont il me confiait la lecture. Je chassai aussitôt cette pensée, renvoyant les litanies romantiques d’Etienne Montarnal dans les profondeurs de ma mémoire.

-      Je vais aller voir la Méduse. Béryl m’a dit qu’ils cherchaient une femme de ménage, au Val-aux-Cerfs.

Mon père appelle la Baronne Elizabeth Van der Brook, la Méduse, d’après la Turritopsis Nutricula, qui est la seule espèce recensée sur la planète à être capable d’inverser son processus de vieillissement. Ce qui est également le cas de la Baronne, qui semble rajeunir d’année en année. Avant mon départ pour la Grande Ville, tout le Village avait eu vent de la plaisanterie de Papa, et tout le monde y avait adhéré. Exceptée Maman, bien entendu.

-      Tu as envie de faire l’esclave pour cette bourgeoise momifiée par le collagène ?

-      Envie n’est pas forcément le mot, mais il faut bien que je bosse.

Comme la plupart des artistes, mon père n’a jamais trop compris la nécessité du commun des mortels de travailler. Du moins, à faire un job ingrat qui n’ait rien à voir avec une quelconque histoire de créativité.

-      Comme tu veux. Mais ça ne me plait pas trop que ma fille se mette au service des nantis, objecta-t-il en écrasant son joint dans une soucoupe ébréchée.

Je levai les yeux au ciel.

-      Tu sais, nous aussi, pour beaucoup de gens, on est des nantis : on habite un manoir !

-      Demande aux Van der Brook s’ils ont des problèmes de toiture, eux.

-      Et on descend en ligne directe de Louis-Antoine de Saint-Just.

-      On ne choisit pas sa famille. Et je te ferais remarquer que Saint-Just était un révolutionnaire !

-      Un révolutionnaire qui a fini guillotiné, comme n’importe quel rupin à perruque poudrée.

-      Robespierre était un peu caractériel, concéda mon père avec indulgence, comme s’il l’avait connu personnellement.

-      Ce n’est pas Robespierre qui l’a fait arrêter, mais la Convention. Pour mettre un terme à la Terreur.

-      Je remercie chaque jour la vie de m’avoir donné une fille passionnée d’histoire.

-      Ça va, Papa, on sait tous que tu es complexé de ne pas être né chez les prolos…

-      Inutile de remuer le couteau dans la plaie, jeune fille !

Il se servit une nouvelle tasse de café.

-      Au fait, tu ne nous as pas dit comment allait Thomas. Il peut venir ici quand il veut, on le recevra avec plaisir !

Je mis quelques secondes à comprendre qu’il faisait référence à Thomas Colleret, informaticien de son état, avec qui j’avais partagé deux ans et demi de ma vie, un trois-pièces spacieux avec terrasse et vue sur une zone commerciale et une passion analogue pour la nourriture libanaise, les films noirs des années quarante et les promenades aux aurores sur les toits de la ville. C’était sans doute là que s’arrêtaient nos points communs. Thomas m’avait quittée parce que, selon lui, je ne m’impliquais pas suffisamment dans notre couple – comprenez : parce que je refusais catégoriquement de pratiquer la sodomie, ce qui constituait à ses yeux une preuve de mon immaturité affective. L’amour est une notion toute relative face à la frustration de ne pouvoir s’introduire dans le rectum d’autrui. 

-      On est séparés, Papa, annonçai-je patiemment. Depuis deux ans.

-      Oh, fit-il d’un air contrarié. C’est dommage, je l’aimais bien.

-      Tu ne l’as jamais vu.

-      Bien sûr que si, Chérie.

Effectivement, il nous avait rendu visite une fois où il était de passage à la Grande Ville pour un concert. Plus exactement, il avait débarqué pour le dîner avec deux bonnes heures de retard et quatre potes à lui, des musiciens aussi bavards qu’affamés. Thomas avait passé la semaine suivante à me jeter des regards choqués par-dessus son MacBook Pro, comme si sa rencontre avec mon père lui avait permis de comprendre quantité de choses à mon sujet.

-      Donc en ce moment, tu es seule, c’est ça ?

-      C’est ça.

-      Ne t’inquiète pas, me consola-t-il avec un sourire lumineux de compassion, à ton âge, ça ne durera pas.

Rassurée d’apprendre que je n’avais pas encore atteint la date de péremption sur le marché des célibataires, je lui rendis son sourire.

-      Merci, Papa. Mais je crois que j’ai besoin de rester seule un certain temps.

Sentimentalement, j’avais tout essayé : les sportifs et les artistes, les intellos et les manuels, les bobos et les campagnards, les gauchistes et les jeunes sarkozystes, les altermondialistes et les clubbeurs, les drogués et les abstinents, les vieux et les jeunes, les fidèles et les infidèles, les polytechniciens et les livreurs de pizzas, les bad boys torturés et ceux qui n’avaient rien vécu, les enculés qui me faisaient rêver à un gentil garçon et les gentils garçons sur lesquels je finissais invariablement par me venger des enculés. Ça ne fonctionnait jamais, et tous s’accordaient à dire que j’avais un sérieux problème avec la gestion de mes émotions, et avec tout ce qui ressemblait, de près ou de loin, à une émotion.

-      Et comment tu comptes y aller, au Val-aux-Cerfs ?

-      Justement, il faut que je me mette en quête d’un véhicule.

-      Tu peux prendre le van. L’embrayage est un peu capricieux, mais il roule.

-      Je préfère pas.

-      Faudra faire réparer ton scooter, un de ces quatre. Le fils de Freddy pourra s’en occuper, il a des mains d’or, ce garçon.

-      On verra. Faut que j’y aille, à plus, P’pa.

-      A plus tard, Chérie.

Je pris congé de mon géniteur et quittai le Manoir.

Le sentier écrasé de soleil qui nous relie au reste du Village passe devant la maison de Renate Vömsser, dite Casque-à-pointe, une bavaroise acariâtre qui jadis enseignait l’allemand au collège de Saint-Aymar. Les aléas de l’immobilier ont fait d’elle notre plus proche voisine, et elle et mon père se vouent depuis toujours une haine indéfectible. Elle était le Grand Croque-mitaine de notre enfance. Entre autres fantaisies, elle adorait nous jeter des cailloux quand elle nous voyait passer sur nos bicyclettes, ou encore nous asperger avec son tuyau d’arrosage en plein hiver si nous avions le malheur de marcher trop près de sa clôture. Nous courrions jusqu’au Manoir en bondissant, les pompons de nos bonnets multicolores s’agitant de terreur, et déboulions dans le salon trempés jusqu’aux os, Mirko rouge d’indignation et moi sanglotant à chaudes larmes. Elle crevait tous les ballons qu’on pouvait, par mégarde, envoyer dans son jardin, et avait dressé ses répugnants carlins à grogner dès qu’ils nous flairaient.

Le cauchemar se poursuivit à l’adolescence, quand Casque-à-pointe se servit de nous pour alimenter son moulin à médisances, faisant des jumeaux Saint-Just le visage de la délinquance locale. Si Mirko et ses copains roulaient un joint sur le sentier, ils ne l’avaient pas encore allumé que Géraldine Terrier, la patronne du café et mère de Félix, était déjà au courant. Si je roulais des pelles à Matthias, pelotonnés dans un champ sur un vieux plaid mité, sa main n’avait pas le temps de se glisser sous ma jupe que déjà, ma mère s’entendait dire qu’il était en train de me baiser. Nous avions pris l’habitude, Mirko et moi, de cracher dans ses massifs de fleurs chaque fois que l’occasion se présentait, et nous étions donné pour mission d’enseigner ce geste vengeur à Jo et à Luka.

Ce matin-là, elle n’était pas derrière sa clôture, aussi j’expulsai allègrement ma salive sur ses rosiers. Depuis mon retour, elle n’avait cessé d’épier mes allées et venues, y compris samedi soir quand Etienne m’avait déposée tard dans la nuit. J’avais aperçu sa silhouette de mégère derrière une fenêtre, tapie dans ses rideaux de dentelle, alertée sans doute par le bruit du moteur.

Je marchai jusqu’au Village en claudiquant sur les aspérités du chemin, décidée à aller voir Gazou. Gaspard « Gazou » Montarnal est un garçon charmant, à tous points de vue (contrairement à ses deux frères, Sylvain et Ludo, qui sont des bourrins finis). Fils cadet d’Antoine Montarnal, il est le seul à n’avoir pas embrassé une carrière de maçon en rejoignant l’entreprise paternelle. En sa qualité de pharmacien, il travaille dans l’officine de sa tante Véronique, épouse de Lionel, ce qui fait de lui le chouchou du troisième âge. Végétarien, réfractaire à toutes les substances destinées à embrouiller l’esprit des hommes, adepte de la philosophie bouddhiste, féru de sport et d’astronomie, il est un modèle de vertu. J’ai toujours pensé que les gens qui s’intéressent à ce qui se passe hors de notre système solaire ont compris quelque chose qui nous échappe.

La climatisation me fit frissonner quand j’entrai dans la petite pharmacie, coincée entre le bureau de Poste et l’office de tourisme. Gazou, drapé dans sa blouse blanche, s’empourpra légèrement quand il me vit, mais détourna rapidement le regard.

-      Mais si, Mme. Janvier, je vous assure que c’est exactement le même médicament !

-      Tu es sûr, Gaspard ? s’inquiéta la vieille dame boudinée dans une longue robe à fleurs follement kitsch qui aurait sans aucun doute fait fureur parmi mes copines de la Grande Ville – ce que les citadines branchées désignent comme étant vintage, les filles du Village trouvent ça simplement vieux et moche. Parce que le docteur m’a bien prescrit du Dafalgan…

-      Mme. Janvier, je vous répète que nous n’avons plus de Dafalgan, mais ce que je vous ai donné, c’est un générique, c’est la même chose.

-      Tout de même, il faudrait demander au docteur, pour être sûr.

-      J’en suis tout à fait sûr, c’est mon métier, articula patiemment Gazou. Ne vous tracassez pas, je vous promets que vous ne risquez rien à prendre ces cachets plutôt que les autres.

-      Bon, bon, si tu le dis, Gaspard… Comment va ta grand-mère ?

-      Bien, elle va bien. Elle est un peu fatiguée en ce moment, avec la chaleur, mais ça va.

-      Ah, c’est bien, c’est bien…

Dans le temps, sa grand-mère, la canonique veuve Odette Montarnal, installait sa chaise pliante à l’ombre des arbres de la place et passait des après-midis entiers à coudre toutes sortes d’ouvrages pour ses nombreuses belles-filles et pour sa ribambelle de petits-enfants. Elle promenait son deuil sous un ample châle de dentelle noire qu’elle attachait sur le devant à l’aide d’une broche en forme de canard vert et or, et arborait toujours un chignon tressé d’un blond terni par le temps qui semblait tiré d’un livre de Maupassant. Je me souvenais de son regard doux et mélancolique chaque fois qu’elle levait les yeux des chaussons de bébé qu’elle tricotait. Les cousins lui vouaient tous une adoration sans tache, y compris Etienne. D’après ma mère, qui lui prodiguait ses soins à domicile, elle avait beaucoup décliné ces derniers temps et ne sortait guère de chez elle.

Gazou emballa soigneusement les boîtes de médicaments et tendit le sachet à sa cliente, qui trottina vers la sortie sans se hâter.

-      Bonjour.

-      Bonjour, Mademoiselle, marmonna-t-elle sans me reconnaître.

Je croisai les bras sur le comptoir et y nichai mon menton, gratifiant Gazou d’un regard implorant. Il releva la tête vers moi, ses grands yeux bruns exprimant un certain embarras.

-      Pourquoi ces yeux de cocker ? s’enquit-il avec un sourire méfiant.

-      Gazou, j’ai besoin que tu me rendes un service.

-      Evidemment. Vais-je devoir contacter un avocat ? Ou un prêteur sur gages ? Il te faut un faux passeport, de l’argent liquide ? Un flingue ?

-      Rien d’aussi subversif. J’ai juste besoin de ta voiture.

-      Quand ?

-      Maintenant.

-      Pour aller où ?

-      Chez le Baron. C’est pour du boulot. S’il te plait.

-      Je vois. Tu seras de retour à quelle heure ?

-      A midi au plus tard, je dois faire à manger pour les petits. T’es un amour, Gazou.

-      Tu sais bien que je peux rien te refuser, reconnut-il avec un soupir désinvolte.

Pendant des années, j’avais feint d’ignorer les sentiments qu’il me portait, bien qu’ils fussent de notoriété publique. Pour autant, il ne m’en avait jamais parlé directement, et je dois admettre que ça m’arrangeait.  

-      Elle est garée derrière la Tour Ouest, le long des remparts, annonça-t-il en me tendant les clés. Inutile de te dire d’y faire attention.

-      Merci. Je te revaudrai ça.

-      Je me demande bien comment.

-      Je trouverai.

-      Lumi ?

J’avais déjà pivoté vers la sortie.

-      Un resto, lâcha-t-il très vite. Tous les deux. Tu me dois bien ça, non ? Enfin, je veux dire, c’est moi qui t’invite, ajouta-t-il en rougissant.

Pauvre Gazou. Il ne se décourage pas facilement.

-      Si tu veux. Mais la logique voudrait que ce soit moi qui t’invite, d’accord ?

-      Heu… oui, c’est pas faux.

-      Tu me tiens au courant. Bisous, mon Gaspacho !

Je quittai la pharmacie et pressai le pas jusqu’à trouver sa voiture, une antique Chevrolet bleu ciel. Tout en manœuvrant pour éviter les touristes lymphatiques qui se promenaient dans les ruelles, je me remémorai les conseils de Béryl :

-      Va voir directement la Méduse, c’est elle qui s’occupe d’embaucher leur personnel. Ils font ça à l’ancienne, tu sonnes, tu te présentes, tu dis que tu viens pour le poste de femme de ménage. Le lundi matin, elle a un cours de fitness, et l’après-midi elle va à la station thermale. Mais le mardi matin, je crois qu’elle reste chez elle.

-      Tu es bien informée.

-      La sœur d’Albane y a bossé l’été dernier. La Méduse a un planning soigneusement minuté. Ne sois pas trop jolie, OK ? Reste sobre. Elle n’aime pas la concurrence. N’oublie pas que tu y vas pour lui demander de bien vouloir te laisser récurer ses chiottes.

-      Je tâcherai de m’en souvenir.

J’avais revêtu un pantalon en coton bleu marine noué à la taille, un boléro assorti que j’avais dû porter une fois quand j’étais au lycée pour le baptême d’une petite cousine, un débardeur blanc et une paire de tropéziennes écrues dénichées dans la penderie de ma mère. Typiquement le genre de tenue qu’arborerait Vanina, et qui ne me ressemblait en rien. J’avais sagement natté mes cheveux sur le côté, achevant de me donner l’allure d’une étudiante en droit qui se rend à un pique-nique.

La boîte à gants de la Chevrolet n’offrait à mes oreilles désœuvrées que des cassettes de musique instrumentale tibétaine, de méditations guidées (était-il bien raisonnable de méditer au volant ?), une compilation de Diana Ross & the Supremes et un CD de Vivaldi. J’optai pour Diana Ross tandis que la départementale étroite s’enfonçait dans les frondaisons verdoyantes de la vallée. Le ciel disparaissait presque complètement à certains endroits, là où le soleil projetait des paillettes sur le pare-brise, et où l’odeur d’humidité se faisait entêtante. Au cœur de la vallée, même quand le mois de juin brûlant agonise, on se sent toujours agrippé par un froid pernicieux, qui s’avère extrêmement rafraîchissant durant les canicules de juillet et légèrement incommodant pendant la saison des orages, au mois d’août. La route était peu fréquentée, je n’y croisai que deux 4X4 de chasseurs, une fourgonnette de boucher itinérant et un gros Scénic rouge vif immatriculé en Île-de-France, avant d’arriver en vue du Val-aux-Cerfs, qui émergeait de la forêt tel Poséidon sortant des flots.

De la route, on pouvait en apercevoir les élégantes tourelles pointues, tapissées d’ardoise, un pan de façade rose poudre dégoulinant de vigne vierge et une vaste terrasse en arc de cercle soutenue par de blanches cariatides qui brillaient au soleil. Sa construction datait de François 1er, et la grande demeure isolée, appartenant à je ne sais plus quel vicomte fortuné, faisait office de résidence secondaire pour la saison de la chasse. Les héritiers, disséminés sous le gouvernement sanguinaire de Robespierre, l’avaient laissée à l’abandon jusqu’à ce que la municipalité du Village se voie devenir l’heureuse propriétaire des murs. Un particulier l’avait finalement rachetée pour en faire un hôtel de luxe au début du siècle dernier, jusqu’à ce que la faillite et l’envie de mettre les voiles poussent ses petits-enfants à revendre le Val-aux-Cerfs au Baron Barth Van der Brook, un aristocrate belge apparu un beau jour au Village, quelques vingt années plus tôt, flanqué de sa sublime épouse et de trois chérubins répondant aux prénoms pompeux d’Avril, Athénaïs et Anastasia. Leur avaient succédé Annabelle et, pour clore la série, la petite Aliénor.

Personne n’arrivait à admettre que la Méduse était bel et bien la mère biologique des filles : il paraissait en effet invraisemblable que son corps svelte et sculptural ait fait l’objet de cinq grossesses, et la dernière fois que je l’avais aperçue, deux ans auparavant, à l’occasion des épousailles d’Athénaïs avec un architecte originaire de Deauville auxquelles tous les villageois avaient été conviés, elle ne semblait guère plus âgée que sa fille qui jouissait pourtant de la fraîcheur de ses vingt-quatre ans. Une rumeur circulant au Village soutenait que la Méduse avait fait appel à des mères porteuses pour chaque bébé. Charlie, dont l’imagination fertile teintait de romanesque les pires calomnies, se plaisait à imaginer qu’elle s’enduisait chaque matin le visage avec le sang de jeunes vierges dont Boris, le fidèle régisseur du Val-aux-Cerfs, faisait disparaître les corps en les balançant dans les torrents glacés de la rivière. Naturellement, tout ça n’était que pure spéculation.

Deux colonnes surmontées de cerfs en pierre noircie par le temps indiquent l’entrée de l’interminable chemin qui traverse les sous-bois jusqu’aux jardins des Van der Brook. J’y engouffrai la Chevrolet, The Happening en fond sonore, et dus me résoudre à fermer les vitres avant que quelque branchage récalcitrant fît irruption dans l’habitacle. Je roulai lentement jusqu’à atteindre une route un peu moins rustique qui ondulait à découvert le long des hauteurs où se nichait la demeure.

Je peux pas croire qu’ils passent par là avec leurs caisses à soixante briques… Ils doivent avoir un accès privé.

Les hautes grilles de l’entrée se dressèrent bientôt devant moi, infranchissables. J’avisai un interphone foutrement high-tech enclavé dans le mur.

-      Oui ? grésilla une voix masculine.

-      Bonjour, heu… je m’appelle Lumi Saint-Just, je suis une voisine, j’habite le Manoir au Village. Serait-il possible de m’entretenir avec la M… Madame la Baronne ?

-      C’est à quel sujet ?

-      A propos du poste vacant d’agent d’entretien.

Silence.

-      Quel poste vacant ? s’enquit la voix, suspicieuse.

-      Hé bien… c’est mon amie Béryl Fernandez, qui travaille au Galaxy, qui m’en a parlé.

Béryl m’avait assuré :

-      Tu risques de tomber sur Sam, le majordome. Il est hyper guindé au premier abord, mais en ce moment il baise avec Albane. J’ai vu son cul une paire de fois dans ma salle de bains. Si tu lui dis que tu viens de ma part, il devrait te laisser entrer.

La Strip-teaseuse et le Majordome. Un vrai conte de fées moderne.

Comme elle l’avait prédit, prononcer son nom sembla faire office de sésame.

-      Ah… Bien, un moment.

J’hésitai à m’allumer une cigarette, y renonçai : débarquer en empestant le tabac ne jouerait probablement pas en ma faveur.

Quelques instants plus tard, l’interphone crépita :

-      Mademoiselle ?

-      Oui ?

-      Je viens vous ouvrir. Madame la Baronne va vous recevoir.

-      Merci.

Dix bonnes minutes s’écoulèrent, le temps qu’il devait falloir à Sam pour parcourir toute la propriété jusqu’au portail. Je vis bientôt apparaître un type d’une trentaine d’années, aux traits plutôt séduisants, légèrement essoufflé, en chemise blanche, gilet à boutons gris perle et pantalon assorti, cravaté, gominé et rasé de près. Il ouvrit les grilles et, comme je baissais ma vitre :

-      Bienvenue au Val-aux-Cerfs. Excusez-moi pour l’attente, le système d’ouverture du portail est endommagé et on manque un peu de personnel.

-      Ça ne fait rien.

-      Vous allez voir, personne ne reste très longtemps, ici, fit-il d’un air affligé. A part Boris, le régisseur, qui a toujours fait partie des meubles.

-      Vraiment ?

-      Disons que les patrons sont un peu… spéciaux.

-      Où est-ce que je peux garer ma voiture ?

-      En haut de la colline, au bout de l’allée, sur la gauche.

-      Montez, je vous dépose, lui proposai-je en esquissant un sourire que j’espérais empathique.

-      Avec joie.

Sam s’installa sur le siège passager, visiblement soulagé de n’avoir pas à se taper toute la montée à pieds.

-      Vous êtes une amie de Béryl ?

-      Une amie d’enfance, oui.

-      Votre nom, c’est comment ? Lucie, c’est ça ?

-      Lumi.

-      Ça vient d’où ?

-      D’une ballerine russe. C’est Ludmila, en fait, mais tout le monde m’appelle Lumi.

-      Ah oui. Samuel, enchanté. Garez-vous par là.

Il m’indiqua une sorte de parking recouvert de petits galets blancs, où se reposaient une Austin flambant neuve, deux grosses berlines noires et quelques véhicules bien plus modestes appartenant sans doute aux employés.

-      Suivez-moi, ordonna Sam en se composant un air plus formel.

De près, la demeure était assez saisissante. Elle surplombait un jardin à la française de dimensions très honorables qui entendait certainement rappeler Versailles, incongru au cœur de la végétation anarchique de la vallée. Le mariage d’Athénaïs y avait été grandiose.

Nous gravîmes le perron prétentieux de l’entrée, et la porte s’ouvrit aussitôt sur une femme entre deux âges au visage tiré en arrière par un chignon sévère. Son chemisier noir était boutonné jusqu’au menton et sa jupe de tailleur au pli impeccable lui descendait sous le genou. Toute la fantaisie qu’elle s’autorisait résidait manifestement dans d’affreux escargots en or vissés à ses lobes – vous savez, ces trucs qui ressemblent à ces chocolats emballés dans du papier alu doré. Ses yeux vifs me détaillèrent rapidement, puis elle débita d’un ton humble :

-      Bonjour, Mademoiselle. Bienvenue au Val-aux-Cerfs. Je suis Thérèse, la gouvernante. Veuillez me suivre, Madame vous attend sur la terrasse.

Ici Lumi Saint-Just, en direct de la Renaissance…

J’entrai à sa suite dans un hall qui devait faire deux fois la taille de mon dernier appartement, dont le carrelage à damier noir et blanc brillait de propreté. J’adressai un ultime sourire à Sam, qui disparut dans un corridor attenant. Nous traversâmes un long couloir lumineux, tapissé d’odieuses peintures abstraites valant sans doute des millions, qui débouchait sur l’arrière de la maison. Thérèse poussa une porte-fenêtre aux boiseries couleur champagne, encadrée par deux énormes papyrus plantés dans des vases de plastique design, et m’indiqua un escalier d’époque conduisant à la terrasse.

-      Madame, Mademoiselle Saint-Just est arrivée, annonça-t-elle comme j’avais été un quelconque ambassadeur venu d’un lointain pays.

La Méduse, chaussée d’escarpins vertigineux, se leva gracieusement du fauteuil Emmanuelle dans lequel elle buvait une eau minérale pétillante. Sa robe portefeuille toute de soie émeraude épousait à merveille les lignes athlétiques de sa personne, assortie à son ample capeline verte. Ses cheveux blond vénitien, victimes d’un brushing parfait, étaient taillés en carré BCBG, et une grosse chaîne en or torsadée pendait lourdement dans l’échancrure de sa robe. Je m’attendais à tout moment à voir surgir en slow-motion un Johnny Depp en marinière Jean-Paul Gaultier, une raquette de tennis à la main et le regard sombre et inspiré que se doit d’afficher toute égérie de marque de parfum qui se respecte.

-      Oh, mais oui ! s’exclama la Méduse en étirant ses lèvres d’un rouge agressif, plus pulpeuses que dans mon souvenir. Tu es la petite Saint-Just, la sœur de Mirko, n’est-ce pas ?

-      Tout à fait. Lumi, je suis ravie.

J’allais devoir me réhabituer à être, pour l’ensemble de la communauté, « la sœur de Mirko ». Qu’elle se rappelât si bien mon frère aurait dû m’étonner, mais au fond, ça n’était pas si surprenant que ça : personne n’oublie jamais Mirko.

-      Je me souviens de toi. Seigneur, ce que tu as changé !

Elle ôta les lunettes noires qui dévoraient son visage lisse et régulier, et me détailla des pieds à la tête au laser de ses prunelles d’un vert intense, qui charriait à lui seul les ténèbres glacées d’une forêt au clair de lune.

Promenons-nous dans les bois, pendant que le loup n’y est pas…

-      Tu es devenue une belle jeune fille, apprécia-t-elle en m’offrant un sourire carnassier aux dents parfaites qui semblait vouloir dire le contraire.

J’avais toujours trouvé à cette femme quelque chose d’un peu perfide. Elle m’évoquait un crocodile, un crocodile avec du rouge-à-lèvres. Je ne l’avais encore jamais contemplée d’aussi près, et il fallait admettre que la vue était impressionnante.

-      Puis-je t’offrir un café ? Ou autre chose ?

-      Un café, merci, ça ira très bien.

-      Ristretto ? Capriccio ? Volluto ? Rosabaya ? 

-      Heu… Volluto, optai-je sans savoir à quoi ça pouvait correspondre.

A l’évidence, nous étions plutôt dans une pub Nespresso.

-      Vous avez entendu, Thérèse ?

-      Tout de suite, Madame, répondit docilement l’intéressée en quittant la terrasse.

Elle reporta sur moi ses yeux de reptile.

-      Je t’en prie, Lumi : assieds-toi.

Je pris place dans un fauteuil identique au sien, mon sac sur les genoux, prête à sortir le CV que j’avais imprimé plus tôt dans la matinée.

-      Alors, d’après Samuel, tu es venue pour postuler comme agent d’entretien ? demanda-t-elle sur un ton signifiant que la réponse l’ennuyait d’avance.

-      C’est bien ça. Je suis revenue il y a quelques jours seulement dans la région, et une amie qui travaille au Galaxy m’a dit que vous recherchiez quelqu’un. Je vous ai apporté mon CV.

Elle n’eut pas un regard pour le document que je fis glisser sur la table de jardin en fer forgé, se contentant de me fixer d’un œil inquisiteur.

-      Tu as déjà fait ça ?

-      Heu… oui, dans une maison de retraite.

-      Bien sûr.

Je pouvais presque voir le « pauvre fille » clignoter dans ses yeux.

-      C’est un peu différent, ici.

-      Oui, je suppose.

-      Mais enfin, dans le fond, il est toujours question de plumeau et de serpillère !

La Méduse eut un petit rire piquant.

-      J’aurais besoin de quelqu’un une vingtaine d’heures par semaine, plus quelques extras pour des soirées privées. Tu as déjà travaillé comme hôtesse ?

-      J’ai été serveuse, et barmaid.

-      Intéressant.

Thérèse déposa devant moi café, cuillère et sucrier et s’éclipsa sans prononcer un mot.

-      Je ne te cache pas que tu n’es pas ma seule candidate.

-      J’imagine, oui.

-      Et je ne les ai pas encore toutes rencontrées. A vrai dire, je ne m’attendais pas à ta visite. Tu as fait preuve d’un certain culot en te présentant directement ici.

Impossible d’analyser le ton de cette réplique. Néanmoins, ses yeux mentholés reflétaient une curiosité presque gênante.

-      J’espère ne pas vous paraître intrusive, j’ai pensé que ce serait plus simple si je venais vous voir en tête à tête.

Petit rire piquant, encore.

-      Pas du tout ! J’aime les gens audacieux. Cela dit, il faudrait faire preuve de plus de souplesse si je venais à t’embaucher, d’accord ?

L’avertissement entaillait à peine les intonations veloutées de sa voix.

-      Naturellement, Madame.

-      Je t’en prie, appelle-moi Elizabeth.

Elle m’étudia encore quelques secondes, puis son visage de muse hitchcockienne s’illumina.

-      Oh ! mais j’y pense : mon mari organise un buffet, samedi prochain, avec le conseil municipal et les élus de la vallée. C’est le genre de mondanités qu’il nous incombe d’honorer, précisa-t-elle, enjouée. Tu es sans doute au courant, mais nous allons bientôt inaugurer le nouveau complexe aquatique de la station thermale.

Je l’ignorais.

-      Oui, j’en ai entendu parler, mentis-je.

-      Vous pourriez vous joindre à nous, tes parents et toi. Ce serait une bonne occasion d’apprendre à nous connaître.

J’eus une pensée émue pour mon père, que j’imaginai coincé sur une chaise entre un élu chauve et bedonnant du conseil général et une des filles Van der Brook, étincelante d’une arrogance soigneusement étudiée.

-      C’est très aimable à vous de nous inviter, Elizabeth. J’en informerai mes parents.

-      Tu as plusieurs frères, il me semble ?

-      Oui, trois.

-      Dans ce cas, venez en famille !

-      Merci.

-      Ne sois pas mal à l’aise, ce n’est rien de plus qu’un genre d’apéritif dînatoire, tu vois ? Et tu dois déjà connaître presque tout le monde. A la bonne franquette, comme on dit.

Je doutais furieusement que la Méduse eût la même définition que nous autres, plébéiens, d’un apéro « à la bonne franquette » … En fait, je crois qu’elle trouvait juste l’expression joliment pittoresque, un peu comme si elle avait regardé Les Raisins de la Colère étendue sur un divan Louis XV.

-      Pour ce qui est de l’emploi que tu convoites

Elle avait appuyé de façon toute particulière sur ce verbe, comme si elle sous-entendait que j’allais devoir la supplier un peu.

-      … je prendrai ma décision en début de semaine prochaine. Entendu ?

-      C’est parfait.

-      Très bien. Soyez là vers dix-neuf heures, samedi. Téléphone à Boris s’il y avait un souci, Thérèse te donnera le numéro.

La Baronne se leva, je l’imitai. Elle me tendit une main fraîche, enfonça brièvement ses ongles manucurés dans ma chair. Je réprimai une grimace.

-      Ça a été un plaisir, Lumi.

-      Pour moi également.

Pressée de quitter cette baraque où le temps semblait s’être arrêté à l’aube de la révolution industrielle, je descendis hâtivement l’escalier au bas duquel m’attendait la gouvernante. Elle me raccompagna jusqu’à la sortie dans un silence religieux. J’avisai un guéridon ancien sur lequel trônait un présentoir garni de cartes de visite portant le nom du régisseur et ses coordonnées, et en saisis une au passage.

-      Au revoir, Thérèse.

-      Bonne journée, Mademoiselle Saint-Just.

Comme je déverrouillais la portière de la Chevrolet, j’entendis qu’on foulait les cailloux blancs derrière moi. Aliénor Van der Brook, la cadette âgée de quatorze ans, venait à ma rencontre, sautillant dans une robe rose pâle qui faisait très demoiselle d’honneur. Les filles du Baron se ressemblent toutes, avec leurs longs cheveux jaunasses et leur teint de pêche, et à les voir ensemble, on se croirait dans Virgin Suicides, mais Aliénor est de loin celle qui rappelle le plus la Méduse. Son minois séraphique respirait une candeur toute fabriquée, et ses yeux bleus aux longs cils argentés s’affolaient comme deux papillons sous Prozac.

-      Tu es Lumi, c’est bien ça ? m’interpela-t-elle en restant à quatre bons mètres de distance, mains sagement croisées dans le dos comme si elle allait réciter une poésie. La sœur de Mirko ?

Décidément…

-      C’est bien ça. Aliénor, je présume ? répondis-je poliment.

-      Oui. Maman vous a invités, samedi ?

-      Elle l’a fait.

-      Est-ce que Mirko va venir ?

-      Je ne sais pas, mais je pense que oui.

-      Tu le lui demanderas ?

J’haussai un sourcil amusé.

-      Hé bien, oui, bien sûr.

-      Tu sauras le convaincre de venir ?

-      Je ferai de mon mieux.

-      Génial.

Elle se détourna de moi puis, se ravisant :

-      Si tu fais venir Mirko, je dirai à Maman de t’embaucher.

Et, sans attendre de réponse de ma part, elle courut jusqu’à la maison, sa chevelure blonde virevoltant sur ses épaules.

Mon Dieu, pourvu qu’il ne la baise pas…

Cependant, je ne croyais pas mon frère capable de s’intéresser à l’hymen d’une gamine de quatorze ans : il était bien trop pragmatique pour ça.

Je montai dans la voiture de Gazou et quittai le Val-aux-Cerfs, soucieuse de trouver les mots justes pour convaincre mon père de se rendre à la petite sauterie des Van der Brook. Mais d’abord, il me fallait restituer la Chevrolet à mon ami pharmacien.

 

****

 

Tandis que je me garais à l’ombre des remparts, je vis Mirko sortir de son propre véhicule, un sourire solaire éclairant son visage au teint déjà hâlé.

-      Hey, sœurette ! Pourquoi t’es sapée comme ça ?

-      Je suis allée faire un golf.

Il regarda la Chevrolet, puis éclata d’un rire sardonique.

-      Quand cesseras-tu de torturer ce pauvre garçon ?

-      Je t’en prie ! Je lui ai simplement emprunté sa voiture pendant une heure. Et pour me faire pardonner, je vais l’inviter au resto.

-      C’est très cruel de ta part. Il va se faire des idées.

-      Il n’est pas idiot à ce point-là.

-      Non, il est amoureux, ce qui est bien pire.

Nous nous dirigeâmes vers la place du Village en nous chamaillant gentiment.

-      Viens boire un café avec moi, me proposa-t-il en guise de traité de paix. Enfin, vu l’heure, on pourrait pousser le vice jusqu’à prendre un demi.

-      Pas longtemps, alors : je dois étendre le linge et faire manger les garçons.

-      Une vraie femme d’intérieur. Tu es toujours une spécialiste des pâtes au beurre ?

-      J’ai appris à faire la sauce tomate.

-      Prodigieux ! Dis à Gazou de venir déguster une limonade avec nous.

-      Je vais lui envoyer un message, il nous rejoindra peut-être quand il aura fermé la pharmacie.

-      Et pourquoi tu avais besoin de sa caisse, ce matin ? s’enquit mon frère quand nous fûmes installés en terrasse du Lapin Blanc.

Je lui expliquai rapidement la raison de mon excursion, tandis que le taulier nous apportait nos consommations.

-      D’ailleurs, la Méduse nous invite tous à un buffet samedi soir, Papa, Maman, Jo, Luka, toi et moi, conclus-je en allumant une cigarette.

-      Tu déconnes ?

-      Du tout.

-      Le vieux ne va jamais s’en remettre.

-      C’est sûr. Martin ? Tu y vas, samedi, au Val-aux-Cerfs ?

Martin Terrier fait partie du conseil municipal, comme le Baron, le Dr. Croze, le dentiste, Antoine Montarnal, Olivia Lenoir, l’institutrice qui nous a tous appris l’alphabet, et quelques autres. Il leva les yeux au ciel d’un air affecté.

-      J’y vais, ouais. On est un peu obligés, tu comprends, avec le conseil… Il faut toujours cirer les pompes de celui qui tient les cordons de la bourse, ajouta-t-il à voix plus basse.

-      La Méduse nous y a conviés, pouffa Mirko. Genre, toute la famille.

-      Ah oui ? s’étonna Martin. C’est ton père qui doit être content !

Il fit claquer son torchon avec une œillade espiègle et fila prendre la commande d’une tablée de randonneurs.

-      Ne me laisse pas seule là-bas, hein ? implorai-je.

-      Je ne louperais ça pour rien au monde : j’adore jouer les pique-assiettes dans les soirées des rentiers, déjà parce qu’on y mange plutôt bien, et aussi parce que ça me donne l’illusion de renifler un peu leurs lingots.

-      Ne renifle pas de trop près Aliénor, je crois qu’elle en pince pour toi.

-      La brave petite. Elle va devoir attendre quelques années avant que la morale m’autorise à l’honorer.  

-      Ne joue pas au con, OK ?

-      Lumi, ma douce, est-ce que tu me prends pour un vieux satyre ? s’offusqua mon frère avec des yeux innocents.

-      Je préfère m’assurer que tu te tiendras à carreau.

-      Evidemment ! Je ne voudrais pas compromettre tes perspectives de carrière dans le maniement des aspirateurs.

-      T’es vraiment insupportable.

Albane, en short à fleurs et t-shirt chiffonné, la joue zébrée par la marque de l’oreiller, ses cheveux teints en grenat attachés en queue de cheval et lunettes de soleil en guise de cache-misère, sortit du bar et vint aussitôt s’asseoir à notre table. Elle posa abruptement sa tasse de thé et nous jeta le journal sous les yeux.

-      Putain, vous avez vu ça ? s’exclama-t-elle d’une voix engourdie par un réveil récent.

Nous nous penchâmes comme un seul homme sur la feuille de chou locale. Le titre racoleur, en grandes lettres noires, accrocha notre regard : VIOLEE, ETRANGLEE : LE CADAVRE D’UNE FILLETTE DECOUVERT.

J’avalai ma gorgée de café frappé de travers.

-      Merde !

-      Ils disent qu’on a retrouvé le corps dans un fossé, à dix bornes d’ici, commenta Mirko, dont le sourire s’était effacé, en parcourant l’article. La petite s’appelle Zoé Calvert, huit ans, originaire de Montclaraux.

-      C’est juste à côté, appuya Albane en se rongeant nerveusement les ongles. Je connais les parents, ils sont apiculteurs. Pauvre gosse.

Une appréhension brûlante et acide remonta dans ma gorge.

-      Quelle horreur, fis-je simplement, car il n’y avait absolument rien d’autre à dire.

-      Y a vraiment des malades.

-      Les flics ont une piste ?

-      On n’en sait rien, mais ils ne l’ont trouvée qu’à une heure du matin cette nuit. Un conducteur qui s’arrêtait pour pisser a aperçu quelque chose dans le fossé et a alerté les secours.

-      Vous avez vu ? s’enquit Martin gravement en ramassant les verres vides de la table voisine. C’est monstrueux… et c’est mauvais pour les affaires.

-      On s’en doute, répliqua Albane. Personne n’a envie de passer ses vacances là où un pédophile se promène en liberté !

-      Ça va tourner à la psychose générale, prophétisa Mirko.

Nous gardâmes le silence quelques instants, jusqu’à l’arrivée de Gazou.

-      Ah, vous avez lu le journal, constata-t-il d’un air sombre.

-      Le loup est sorti du bois, marmonnai-je en tirant sur ma clope jusqu’au filtre.

-      Quoi ?

-      Je pensais tout haut.

Nous regardions tous la une du journal, sur laquelle le portrait juvénile de Zoé Calvert nous adressait un sourire confiant auquel manquait une dent de lait. Ces photos d’enfants assassinés, étalées en couverture comme dans l’espoir absurde de titiller la conscience du tueur, ça m’avait toujours fait froid dans le dos, mais c’était la première fois qu’un tel évènement se produisait dans le coin.

-      C’est terrible, fit Gazou.

-      Vous imaginez, pour la famille ? Quel cauchemar !

Dans ces moments-là, on ne sait pas quoi dire, alors naturellement, au lieu de se taire, on dit beaucoup de lieux communs et de phrases avortées, parce qu’il faut bien meubler le silence, l’empêcher de s’installer avec son lot d’hypothèses affreuses, tout ce qu’on peut imaginer sur le sujet sans le connaître, défilé de diapos sordides qui nous traverse la tête en y laissant comme une traînée de fiel.

La jupe en jean de Vanina apparut au milieu des vacanciers et vint se poser sur les genoux de son bien-aimé.

-      Tu as vu le journal, Bébé ?

-      Mon Dieu, oui ! s’écria-t-elle avec un mouvement de poignet consterné. Tout le monde ne parlait que de ça, ce matin, même à Saint-Aymar.

-      J’espère qu’on le chopera vite, ce bâtard.

-      Ils vont sûrement envoyer des flics de Rodez, non ? Pour seconder les gendarmes ?

-      Normalement, c’est à la gendarmerie d’enquêter.

-      Ça dépend, si on estime que l’enquête s’étire en longueur, c’est ce qu’ils feront.

-      Ah bon ? Mais les gendarmes, c’est l’armée, c’est pas la même maison.

-      C’est même sûr, ils vont vouloir boucler l’affaire le plus rapidement possible : c’est les vacances qui commencent, y a des gosses partout, les parents qui bossent ne peuvent pas tout le temps les surveiller, et vu le potentiel touristique de la région, ce serait une catastrophe économique si on laissait les choses traîner.

-      Oui, mais ils vont envoyer d’autres gendarmes, pas des flics. La gendarmerie locale ne dispose pas de suffisamment d’effectifs. Avec les fêtes votives, les festivals et les raves tous les week-ends, ils sont déjà débordés.

-      Mais y a bien une police à Saint-Aymar, non ? Freddy travaille là-bas.

-      Ouais, mais c’est pas le même territoire. Enfin je crois, c’est un peu compliqué, ces histoires de qui enquête où.

-      Kienquetou ?

-      Qui enquête à quel endroit, si tu préfères.

-      Lumi ?

Je relevai la tête.

-      Quoi ?

-      T’es avec nous ?

-      Heu… Quelle heure il est ? Faut que je rentre, les garçons m’attendent pour manger.

Je quittai brusquement ma chaise sous le regard intrigué de mon frère.

-      Je te ramène ? Fallait que je passe voir Papa.

-      OK, ben, restez manger avec nous. A plus, Gazou, merci pour la voiture.

-      Avec plaisir.

-      Salut, Albane, à plus tard.

Vanina, Mirko et moi nous dirigeâmes vers son Audi.

-      Ça s’est bien passé, au fait, ton entretien ? C’était ce matin, non ?

-      Oh, je sais pas trop, j’avais l’impression d’être sa distraction de la journée, mais je sais pas si c’est vraiment bon signe.

-      Je t’accorde qu’elle est bizarre, cette femme. Elle a quelque chose de tellement… enfin, tu vois, de tellement pas naturel ! commenta Vanina qui est la spontanéité incarnée.

Mirko nous conduisit jusqu’au Manoir tandis que Vanina babillait à propos d’une histoire de congélateur à récupérer chez ses parents. 

-      Arrête la voiture, je me sens pas bien.

-      Mais je suis à peine en seconde ! protesta Mirko en me jetant un coup d’œil dans le rétroviseur.

-      Arrête la voiture.

Je me précipitai dehors, prise de haut-le-cœur. Je ne pus faire que quelques pas avant que le contenu de mon estomac ne jaillisse vers la liberté pour s’abattre en un geyser fétide en plein sur les rosiers de Casque-à-pointe.

-      Qu’est-ce qu’elle a ? s’inquiétait Vanina depuis le siège passager. C’est la deuxième fois qu’elle vomit depuis samedi. J’espère qu’elle ne fait pas n’importe quoi avec sa pilule, il faudrait pas qu’elle soit enceinte…

Mon ventre se contracta une seconde fois. Appuyée contre la clôture immaculée, j’arrosai à nouveau les fleurs d’une pluie de sucs gastriques.

-      Lumi ? Ça va ?

Je les entendis sortir de l’Audi. Vanina me tendit un Kleenex et mon frère posa doucement sa main sur mon épaule.

-      Ça va, articulai-je, la poitrine agitée de soubresauts.

-      T’es sûre ?

-      Oui, c’est rien, ça va passer.

-      C’est ta façon de m’annoncer que je vais devenir tonton ? T’en fais pas, je suis persuadé que Gazou sera ravi d’élever cet enfant comme s’il était le sien.

-      Détendez-vous, OK ? J’ai bu trop de café, ça doit être ça.

Je n’aurais su dire si son regard était soupçonneux derrière l’écran brillant de ses Ray-Ban. Il me fallut quelques secondes pour apaiser l’affolement de mon transit. Déjà, on entendait les carlins aboyer.

-      Merde, arrachons-nous avant que Casque-à-pointe débarque avec son fusil à baïonnette !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Keina
Posté le 14/03/2019
Ok. Ok. Je VEUX la suite, tout de suite, là maintenant.
Aaaaah mais une gosse violée et tuée, ça peut quand même pas être Etienne le coupable, c'est pas possible, hein ? Parce que je crois bien que c'est un truc du genre qu'elle doit soupçonner, la Lumia, pour que l'info la mette à ce point à l'envers. Ou alors c'est en rapport avec le truc qui s'est passé il y a 6 ans ? Mais il s'est passé QUOI il y a six ans au juste ? Arrgh ça y est je me trouve dans les affres de l'attente, c'est humain de nous faire ça !
Moi je vois bien le psy en coupable, il était louche le bonhomme. Ou alors c'est en rapport avec le Baron ? On a vu sa femme mais pas encore lui... Dire qu'à un stade de ce chapitre je me disais que ça allait peut-être bien être la gamine de 14 ans qui allait être "sacrifiée" pour l'histoire... mais je ne m'attendais pas à une gamine inconnue ! Pour moi il s'est forcément passé un truc le soir où ils sont tous sortis en boîte, je me disais déjà à ce moment-là qu'il allait forcément se passer un truc monstrueux... 
Il faut que je relise le prologue pour trouver des indices... J'ai plus que ça à faire en attendant le prochain chapitre... J'espère qu'il arrivera vite, tu peux me compter dans tes fidèles lectrices, quelque soit la longueur des chapitres !
Loulou
Posté le 14/03/2019
Haha, je vois que tu échafaudes maintes hypothèses! Pour ne pas te spoiler je resterai très évasive... ^^
Je peux seulement te dire que le Baron et la Méduse vont jouer un rôle essentiel dans le développement de l'histoire et l'évolution des personnages principaux. 
Devant ton enthousiasme, je poste le chapitre 5 ce soir, j'espère qu'il ne te décevra pas.
A bientôt et merci pour tous tes gentills commentaires! 
Vous lisez