Lumi
Rien de nouveau sous le soleil
« L’expérience est un professeur cruel qui vous fait passer l’examen avant de vous apprendre la leçon. »
Vernon Law
J’ouvris les yeux sur l’obscurité moite du fond de mon lit et pris conscience de plusieurs choses : il faisait chaud, j’avais une gueule de bois prodigieuse et mes frères se battaient vraisemblablement pour la Xbox, quelque part sous le plancher. D’excellentes raisons pour me rendormir immédiatement, me direz-vous, mais aussi la combinaison idéale pour m’en empêcher définitivement.
Home sweet home.
M’arrachant à la promesse d’une grasse matinée sous la couette à cuver mon mal-être comme l’adolescente attardée que je suis, je claudiquai donc jusqu’à la salle de bains, histoire d’avoir un aperçu de ce à quoi je pouvais bien ressembler. Le spectacle que me renvoyait le miroir biseauté incrusté de points noirs ne m’étonna pas particulièrement : j’avais l’air d’un personnage de bande-dessinée, dans le genre aquarelle baveuse qui déborde. Je me suis donc savamment débarbouillée dans le but de retrouver, sinon figure humaine, une teinte unie. Après avoir longuement polémiqué sur qui, du café ou de la douche, était prioritaire, j’optai finalement pour le café et descendis affronter le Lieu De Tous Les Chaos : le salon familial.
Luka, dix ans, et Jovan, quatorze ans, y revisitaient le mythe d’Abel et Caïn sur fond de Tekken 6. Je trouvai ma mère dans la petite cuisine attenante, attablée devant une pile de factures et autres courriers réjouissants, hermétique aux chamailleries des garçons. Un vieux poste radio réglé sur un concerto classique grésillait vainement au milieu des polycopiés. Mon père et Mirko étaient comme à leur habitude absents du paysage.
- Coucou, crépitai-je avec la voix de Jeanne Moreau, ce qui me fit presque sursauter.
- Tu sais quelle heure il est ? hasarda ma génitrice sans lever les yeux de sa paperasse.
J’avisai la pendule : midi passé de vingt-cinq minutes. Finalement, je l’avais faite, la grasse mat’…
- Me suis couchée tard, plaidai-je en déposant un rapide baiser dans la frondaison de ses cheveux bouclés.
- J’avais cru comprendre.
Tasse.
- J’espère quand même que tu ne nous fais pas l’honneur de ta visite dans le seul but de te saouler jusqu’au matin et dormir jusqu’à pas d’heure.
Cuillère.
- A mon avis, ma chérie, tu vis comme ça depuis bien trop longtemps.
Cassonade. Merde, y en a plus.
L’accent croate de ma mère a toujours eu tendance à s’amplifier aux lendemains de mes beuveries, et la façon qu’elle a de prononcer les R joue systématiquement sur mes migraines post-alcooliques de manière douloureuse.
- Ça tombe mal, c’est la seule chose intéressante à faire, ici, répliquai-je après m’être savamment raclé la gorge – sors de ce corps, Jeanne !
Regard en forme de faucille communiste.
- Je plaisante, M’man – enfin, à moitié.
- Tu as faim ? J’ai préparé des croque-monsieur aux garçons, mais tu peux prendre ce que tu veux dans le frigo.
- Merci, mais pour l’instant j’ai juste besoin d’un café. Ils ont le droit de manger devant leurs jeux-vidéos, maintenant ? Hein, Maman ?
Tandis que la bouilloire chuintait et grondait enfin, j’affrontai ses grands yeux en amande au bleu triste.
- J’ai aussi des jours sans, lâcha-t-elle en fuyant mon regard.
- Personne ne te juge pour ça, tu sais.
Ses boucles brunes s’échappaient en masse du bandeau de soie jaune qu’elle avait dû nouer à la hâte en sortant de la douche, son mascara bavait très légèrement comme si elle avait pleuré et il y avait une tache de café sur son débardeur gris. Ma mère est une très belle femme, une très belle femme usée, et j’imagine que je n’y suis pas pour rien. A mon âge, elle avait déjà deux enfants à la maternelle, les murs d’un manoir en ruines à repeindre et un mari qu’elle devait régulièrement aller chercher en garde à vue. Ça se passe de commentaire.
- Où est Papa ? Il chasse le dragon ?
- Je ne sais pas.
Elle avait légèrement pincé les lèvres, j’en étais à peu près certaine, mais pas suffisamment pour avoir franchement l’air contrariée. Ce qui, moi, me contraria prodigieusement. Je n’étais pas de bonne humeur.
Luka poussant toujours des exclamations de goret, je me glissai sournoisement derrière la télé, mon mug fumant à la main, débranchai l’objet du litige et me réfugiai sur la terrasse avant d’essuyer un flot d’injures collectif. Je refermai la porte-fenêtre sur Jo qui m’insulta copieusement derrière la vitre, à l’instar d’un poisson furax criblé de taches de rousseurs qui s’exciterait tout seul dans son aquarium. Je lui envoyai un baiser du bout des doigts. La banquette en rotin grinça quand je m’y écroulai et je savourai enfin une première gorgée brûlante et salutaire.
Y a pas à dire, la qualité de l’air est impressionnante, ici…
Naturellement, j’avais tellement bu que mon sang devait avoir changé de couleur, pour finalement m’endormir comme une loque vers cinq heures du matin et me réveiller quelques heures plus tard, l’organisme en mode essorage. C’était exactement l’état dans lequel j’avais l’intention de me mettre en revenant au Village, pari tenu, nuit agitée et pensées confuses au programme, comportement kamikaze et tendances au psychodrame, pour finalement se dire que, bon, faut pas exagérer, tout ça n’était pas si terrible et que je n’aurais jamais fait tout ce foin si j’étais restée sobre. Le problème étant qu’il aurait fallu que je sois parfaitement équilibrée pour passer une soirée dans ma chambre de petite fille sans ouvrir la porte des paradis artificiels – et non, je ne suis pas un modèle d’équilibre. Oui, je m’étais arrachée la tête toute seule après le repas, avec pour seules compagnes une bouteille de vodka et une playlist musicale d’une mièvrerie de circonstance. Bizarrement, je ne m’étais pas sentie tout à fait prête à revoir mes vieux copains et à entamer le long et palpitant récit de mon Odyssée urbaine.
Mais alors, pourquoi revenir ? Pourquoi ne pas rester un été de plus à dégouliner sur le bitume dans la joyeuse cacophonie d’une cité en plein essor, à laisser essence et diesel goudronner pêle-mêle mes poumons, certes, mais libre de toute contrainte familiale ? Pourquoi ?
Hé bien, pour être tout à fait honnête, je ne m’étais jamais vraiment adaptée à la Grande Ville. Je détestais la fac, je détestais l’indifférence et les pantalons à pince des profs qui s’écoutaient parler en s’adressant au portrait d’Aragon derrière nous, je détestais aussi les étudiants vaniteux en surnombre qui me bousculaient dans les allées du campus avec la suffisance de celui qui a validé son semestre, et je détestais ce clapier géant appelé « cité universitaire » où la vie intestinale de mes voisins n’avait plus aucun secret pour moi, où les cuisines communes aux allures de morgue ne fonctionnaient qu’un jour sur deux et où décorer sa propre chambre passait pour du fascisme aux yeux de l’intendance.
Mais je détestais encore plus une toute autre facette de ma nouvelle vie urbaine : en effet, je vouais une haine farouche aux abrutis qui me sifflaient dans la rue, au métro toujours bondé, à l’air chargé d’odeurs de pisse, de poubelles et de gaz d’échappement, aux administrations qui ne cachaient ni leur mépris ni leur manque absolu d’intérêt et aux miséreux en tous genres qui me sautaient dessus tous les cent mètres pour me soutirer l’argent que je n’avais pas.
En y réfléchissant bien, j’aurais sans doute pu, comme tout un chacun, m’intégrer correctement au système dans des circonstances différentes. Le vrai problème, c’est que j’étais partie pour les mauvaises raisons. Sitôt mon bac empoché, j’avais fui comme si j’avais la Faucheuse en personne au cul, prétextant prendre mon avenir en main et aller étudier au sein d’obscures universités dont la renommée n’avait que très vaguement franchi les porches du Village, alors que je n’aspirais qu’à une vie normale. En réalité, la norme ne me convenait pas autant que je l’avais espéré, d’ailleurs je me faisais chier jusque dans les lupanars sinistres où j’allais me poncer le cerveau sur du son aussi harmonieux que le vacarme d’un chantier de démolition, mais pour rien au monde je n’aurais remis les pieds au Village, pas même pour la réincarnation de Beethoven aux platines. En six ans, je n’y étais retournée que cinq fois : trois fois pour les vacances de Noël, un weekend au mois d’août pour l’anniversaire de mon petit frère et une dernière fois vers le printemps pour assister au mariage d’une des filles Van der Brook, grosse soirée de rentiers tellement bien assaisonnée que je n’avais qu’un souvenir confus des réjouissances – ce qui remontait à deux années en arrière.
L’autre problème, c’est que je n’étais pas partie assez loin. La Grande Ville, c’était encore trop petit et trop peu exotique pour colorer mon évasion du chatoiement de la liberté et je m’étais rapidement mise à jongler avec les petits boulots pour finalement planter ma licence d’anthropologie, tenter une dizaine de reconversions différentes, coucher avec plus de types que je n’en avais eus dans ma petite école de campagne, déménager sept fois, essuyer des agios exorbitants et enfiler des jupes taille douze ans dans l’espoir d’adoucir les réprimandes de mon conseiller bancaire. Malheureusement, servir des bières et récurer les chiottes du KFC n’étant pas ma vocation, la vie coutant trop cher et, d’un point de vue purement mathématique, les connards étant cent fois plus nombreux ici, j’avais vite déchanté.
Le manque d’argent, la chaleur étouffante de ma piaule et un récent échec – sentimental, dirons-nous – avec un italien en doctorat de cinéma persuadé d’être le prochain Visconti (oui, un doctorat en cinéma) avaient fini par avoir raison de mon obstination, et j’avais décidé de retourner au Village le temps de l’été, histoire de faire le point, d’éviter les grosses dépenses et de respirer quelque chose qui ressemblât à de l’oxygène. J’avais rendu les clés de mon studio et entassé le peu que je possédais dans des cartons qu’une copine de boulot avait gracieusement offert de stocker dans son garage quelques temps et, valises en mains et sac en bandoulière, j’avais pris un billet de train pour la Terre Promise. Ma mère avait accueilli mon retour avec un mélange de soulagement et de scepticisme, j’avais eu droit à un dîner gargantuesque, histoire de compenser les ignobles OGM et autres mauvaises graisses dont s’était composé l’essentiel de mes repas pendant six ans, Luka s’était mis en tête de me montrer sa photo de classe en me faisant la biographie complète de chacun de ses copains, Jo avait posé quelques questions afin de lever le voile sur certaines rumeurs – le Haut-Débit : mythe ou réalité ? – et mon père m’avait offert un verre de son meilleur whisky en signe de bienvenue. Mirko, en revanche, ne nous avait pas fait l’honneur de sa présence lors du dîner, ce qui avait foutrement agacé Maman, mais comme d’habitude elle n’avait rien dit.
Conclusion, je me retrouvais donc assise à la vieille table de bistrot qui meublait la terrasse du Manoir Saint-Just, demeure ancestrale vaguement décrépite héritée d’un aïeul révolutionnaire, à boire un café salvateur en me demandant si j’allais survivre à un nouvel été dans ces contrées plus que familières.
Les aboiements de Snoop Dogg m’avertirent de l’arrivée de Mirko dans sa nouvelle Audi rutilante, crissement de pneus façon Fureur de vivre et nuage de poussière à l’appui. Il était venu me chercher la veille à l’arrêt de bus paumé où je l’attendais depuis plus d’une demi-heure, déjà vaguement irritée d’avoir dû courir après la navette qui assurait la liaison entre la gare et les bleds oubliés de Dieu et de la SNCF, et j’avoue avoir été peu sensible à son enthousiasme à me montrer son nouveau joujou, enthousiasme caractérisé par un tête-à-queue théâtral au beau milieu de la départementale déserte. Ma seule réaction, tandis que j’écrasais mon mégot d’un air blasé, avait été : « - Si quelqu’un ici ignorait que tu vends de la drogue, ça devrait suffire à le mettre au courant… »
Mon frère coupa le moteur de sa nouvelle raison de vivre et regagna le Manoir à pieds.
- Hey, déjà debout à cette heure-ci ? La ville t’a rendue matinale !
Me jaugeant de derrière ses Ray Ban, il esquissa un sourire ne présageant rien de bon en ce qui concernait mon avenir proche.
- Jésus Marie Youssef, est-ce qu’en t’habillant ce matin tu as entrepris de défier toutes les lois de l’esthétisme ?
- Ceci est un pyjama.
- Non, ceci est un t-shirt à l’effigie d’Iron Maiden et un jogging turquoise.
- Le t-shirt est à mon ex, quant au jogging il est probablement à Vanina. Je l’ai trouvé dans la commode de ma chambre.
- Et les assortir, c’est insulter le bon goût. N’oublie pas qu’il y a aussi des gens raffinés qui vivent ici. D’ailleurs, j’ai du mal à croire que tu rentres dans le jogging de Vanina !
- Je t’emmerde.
- Moi aussi, mon ange. Il reste du café ?
- Et tu ne vis plus ici, au passage, grommelai-je. Tu as ton propre appartement avec la prunelle de tes yeux, et je suis sûre qu’il y a du café là-bas.
- Oui, mais moi je n’ai pas abandonné mes parents…
Je lui tendis mon majeur en guise d’argument. Il me donna une petite tape sur l’épaule comme on flatte l’encolure de son vieux canasson et pénétra dans le salon avec un tonitruant « Maaa-maaaan, c’est moi !! ». Oyez, oyez.
Mirko est en perpétuelle représentation, son existence entière est un one-man-show dont je fus la principale spectatrice durant toute notre enfance. Les jumeaux du Village, les deux poupons aux boucles brunes et aux yeux bleus dessinés comme ceux des Slaves, des yeux cyrilliques, tellement indissociables étant petits, toujours flanqués l’un de l’autre, lui le délicieux arnaqueur tout en sourires immuables, le phrasé déjà commercial malgré la tétine en caoutchouc, et moi la discrète petite chose trainant derrière en faisant dans sa couche culotte chaque fois que l’attention ne se portait plus sur lui – ce qui arrivait rarement, j’en conviens. Mes parents nous disaient toujours que nous aurions des vies parallèles, grandissant au même rythme, peut être loin l’un de l’autre mais mués par un élan identique, la fameuse télépathie gémellaire comme lien indestructible. C’est le genre de raisonnement qu’ils ont dû découvrir au hasard des pages de Psychologies Magazine – ma génitrice est une fervente adepte de Françoise Dolto – ou une quelconque légende urbaine. Personnellement, j’avais plutôt tendance à penser qu’on aurait des vies perpendiculaires, partant d’une même racine pour évoluer chacune de son côté et ne plus jamais se rejoindre, une relation en coin de table, un trait qui s’élève jusqu’au ciel et l’autre qui rampe sur la ligne d’horizon. Quelque chose comme ça.
Mon frère aurait pu devenir ministre, selon les dires de ma grand-mère Lucrèce. Malheureusement, il cumule deux freins à une telle ambition : c’est une feignasse finie, et il est bien trop attaché au Village, à cette terre sauvage lacérée par le vent, à nos parents, à Jovan, à Luka, pour envisager de partir d’ici. Il s’est donc tout naturellement dirigé vers la pente du commerce de weed avant même de quitter le lycée, où il excellait pourtant, trouvant en Papa un associé fiable et un botaniste de génie.
En effet, la troisième passion de mon père, après la musique et le bon vin – ou le mauvais, selon le montant de ses cachets – c’est bel et bien le jardinage. Depuis toujours, il entretient avec amour le jardin du Manoir entre deux tournées en Hongrie ou en Ardèche, chaussant ses Doc Martens les plus défoncées pour fouler les sentiers en jachère ou tondre les herbes folles, visiter les parterres d’iris et de glaïeuls, tailler les chèvrefeuilles, arroser aubergines, poireaux, persil et autres salades du potager, communier avec le marronnier tricentenaire, puis finalement s’arrêter sous une ogive de lierre pour sortir sa guitare et composer une ode à Mère Nature.
C’est donc avec l’entrain du consommateur et la discipline du scientifique qu’il apprit à cultiver le cannabis et cela faisait maintenant plusieurs années qu’il en produisait pour son fils aîné, au grand désespoir de ma mère dont les pleurs, les supplications et les menaces de divorce n’ont pas eu l’effet escompté sur nos deux compères. Pire encore, elle a été forcée d’apprendre à s’occuper des plants pendant l’absence de son mari. Je dois avouer que le stratagème de mon père pour l’y contraindre était aussi machiavélique que furieusement simple : lui faire remarquer, mine de rien, que dans la mesure où j’allais bientôt avoir mon bac et quitter la maison, il n’y aurait que les petits pour passer suffisamment de temps au Manoir… Naturellement, blessée dans son honnêteté et ses principes, Sonja Saint-Just ne pouvait se résoudre à laisser ses deux jeunes fils rejoindre la petite entreprise familiale, et c’est de mauvaise grâce qu’elle accepta de faire partie de l’équipe. D’après ce que Mirko m’avait un jour révélé, elle donnait même gratuitement un peu de marijuana à certains de ses patients atteints de sclérose en plaques ou de diverses pathologies particulièrement douloureuses, que seule la fumette permet de soulager. Ma mère trouve toujours le moyen d’anoblir une intention au demeurant malhonnête, de saupoudrer un peu de douceur et d’humanité sur une cause purement égoïste.
Ainsi, grâce à la main verte de Papa et au sens des affaires de Mirko, leur commerce connut rapidement un succès considérable. Si j’ai bien compris, ils pratiquaient toujours la vente au détail par goût du contact humain mais faisaient également dans le demi-gros ou quelque chose dans le genre, et si au Village certains étaient au courant, il ne serait venu à l’esprit de personne de les dénoncer.
Cependant, il a bien fallu à mon jumeau une excuse pour justifier ce pécule qui, s’il était loin d’égaler la fortune d’un parrain de la drogue colombien, était néanmoins suffisant pour lui permettre de vivre confortablement dans une région où la vie est relativement peu chère, et pour éveiller les soupçons. Il blanchissait donc son fric en l’investissant dans un resto franco-croate à Saint-Aymar, prétendant depuis toujours qu’il lui venait de Lucrèce qui, louée soit sa sacrosainte générosité, l’aurait aidé à monter son affaire (l’efficacité du canular résidant dans le fait que la Reine Mère avait bel et bien craché une partie des fonds), et que Mirko n’ait jamais essuyé un verre dans son propre restaurant n’indisposait pas plus que ça le quidam. Il ouvrit son enseigne, Le Slastan (« délicieux » en croate), sur une jolie place touristique, près de la cathédrale, où l’emplacement compte parmi les plus prisés et le bail parmi les plus onéreux. Maman s’occupa de faire la déco et d’aiguiller Mirko sur les recettes, chinant des tables en fer forgé, des banquettes aux coussins chargés de motifs géométriques bleu et or, des miroirs Art-Nouveau et des lampes en opaline jaune safran, choisissant les peintures et le carrelage, optant pour des philodendrons en pot, suggérant d’exposer des artistes locaux, donnant son avis sur la carte et sur l’usage du piment d’Espelette dans certaines sauces, adaptant les spécialités croates pour le palais français, disposant des guirlandes lumineuses derrière le bar, de grandes ardoises et des bocaux pleins d’épices, de céréales et d’herbes aromatiques. Mirko appela ses amis artisans ou apprentis à la rescousse pour le gros œuvre, la plomberie et l’électricité et se constitua une petite équipe de serveurs et de commis. Il embaucha bientôt Simon Montarnal, titulaire d’un diplôme dans l’hôtellerie, qui a fait ses classes auprès d’un chef étoilé. Simon est un virtuose de la casserole et de la spatule, et la petite cantine de mon frère devînt bientôt le repère des bobos branchés venus se mettre au vert, des repas de célébrations (« Ma chérie, on va fêter ton admission en famille ! J’ai réservé pour quatre au Slastan ! ») et des touristes en quête d’une nourriture alliant raffinement, innovation et traditions culinaires de deux régions.
Mirko gérait de loin ce petit business, veillant distraitement sur la comptabilité, s’entourant de personnes travailleuses et compétentes, et se contentait de faire quelques apparitions de temps à autre tel le seigneur visitant ses métayers, laissant carte blanche à Simon pour tout ce qui touchait à la bouffe. Tous les mois, il donnait leur part du butin de la drogue aux parents sous forme de chèques que Maman versait immédiatement sur des comptes destinés aux garçons ou à rembourser dettes et crédits, ainsi qu’à différentes ONG, à la recherche, à des associations contre les violences faites aux femmes et diverses œuvres caritatives, se refusant catégoriquement à jouir de son vivant du moindre sou de cet argent sale. Et puis, de temps en temps, quand j’étais vraiment dans la merde et que je le lui disais à mots couverts, elle m’en envoyait aussi.
D’après ce que j’ai cru comprendre, Papa, qui estimait faire une grosse partie du boulot et n’avait rien contre l’idée de profiter un peu des gains durement acquis, se faisait discrètement donner par Mirko une partie en liquide pour ses menus frais, une nouvelle guitare, un nouvel ampli, et pour couvrir ma mère et les enfants de cadeaux, histoire que tout le monde goûta au salaire du diable.
Laissant ma tasse vide sur la table, genre je-rangerai-après-Maman, je m’éclipsai promptement vers la petite salle de bain verte de l’étage, celle que je partageais jadis avec Mirko. Mes yeux se posèrent sur les taches de moisissures dans l’angle du plafond : en dépit des efforts maternels, le Manoir aurait bien nécessité quelques milliers d’euros de travaux. Je savais que ma mère abhorrait ce carrelage vert anglais orné de rosaces années 50, mais n’avait sans doute jamais eu la force ou le temps de le remplacer. Enfant, je l’aimais bien, j’avais toujours l’impression de pénétrer dans une sorte de marécage d’émail luisant, chaud et humide, plein de la vapeur de nos bains interminables et des empreintes éphémères qu’appliquaient nos pieds mouillés sur le dallage.
Rien n’avait changé ici, l’odeur était restée semblable à celle des années précédentes, même la petite tache de sang sur le linteau de la porte, celle que mon nez avait étalée quatorze ans auparavant suite à un dérapage incontrôlé sur le tapis du couloir, n’avait pas tout à fait disparu. Ce genre de baraque aime à conserver les choses en l’état et traverse les siècles en charriant des certitudes aussi inébranlables que ses gros murs de pierre, et personne n’est plus adepte de conservatisme que les gens de la campagne.
Autant vous dire qu’ici, au Village, rien n’évolue jamais vraiment, il n’y a jamais rien de nouveau ni sous le soleil, ni sous les neiges hivernales. Des enfants naissent, des vieux meurent, les années soixante-dix y charrient les Sex Pistols, les années quatre-vingt-dix y trainent Ophélie Winter par la force des ondes radio, on s’étonne un peu, on fustige cette ville que l’on craint, on regrette De Gaulle, voire Pétain, on se chauffe au bois et on mange bio depuis des centaines d’années – comprenez : bien avant la naissance de José Bové – on achète des vêtements qui ne sont plus à la page depuis trois saisons en les croyant tendances, on cultive l’ennui comme un énorme et sublime potiron et on l’appelle tranquillité.
Bizarrement, nous n’avons jamais été totalement perçus comme des gens d’ici, bien que la Manoir fût dans la famille depuis des siècles. Pour la petite histoire, mon père est issu d’un milieu où l’on n’aime pas le terme « bourgeois ». Les Saint-Just ont fait leur beurre au temps de la Révolution en décapitant de vrais aristos pure souche et sont aujourd’hui considérés comme des aristos pure souche à leur tour. C’est sans doute cela qui a distillé une certaine appréhension chez les villageois, pour la plupart issus de fratries paysannes ou de foyers d’ouvriers. Malgré quelques revers de fortune au cours des siècles, et un métissage de certaines branches avec le bas-peuple, ils ont su conserver, outre leur nom et de ravissantes propriétés qui sont des gouffres financiers en terme de chauffage, un goût des traditions qui ferait frémir les plus bobos de mes amis citadins.
Iconoclaste dès son plus jeune âge, consommateur assidu de substances diverses, musicien de génie, artiste maudit ou simple branleur gratteur de cordes, selon les versions, mon géniteur s’est positionné très tôt comme étant l’hérétique de sa génération. Petit dernier d’une Sainte-Trinité de garçons, chouchou de sa môman jusqu’à l’adolescence, il a su se démarquer avec élégance du chemin tracé pour lui par le vieux Saint-Just, contrairement à ses frères Henry et Julien, le premier étant devenu avocat d’affaires, le second ingénieur dans l’aéronautique. Un bref passage à l’ombre annonça sa rupture officielle avec ses parents. Depuis, tout ce qui peut emmerder la famille de près ou de loin est accueilli avec enthousiasme par l’auteur de mes jours.
C’est là que ma mère intervient : il fit sa connaissance dans un festival où lui se produisait avec son groupe punk gauchiste de l’époque, The Karl Marx Theory, et où elle vendait des hot-dogs avec beaucoup de moutarde. Son accent évoquant le froid, la dictature, l’accordéon et les fruits confits dans la vodka, ses yeux myosotis, son naturel désarmant et sa terreur à l’idée de croiser un flic séduisirent mon père et ma mère tomba immédiatement amoureuse de ce jeune baroudeur aux lobes percés, ses tatouages, sa tignasse hirsute et cette expression tellement baudelairienne qui recouvrait instantanément ses traits quand il touchait sa guitare électrique. Ils étaient jeunes, ils étaient beaux, ils partagèrent une barquette de frites graisseuses en s’enduisant les doigts de ketchup, cependant que mon père parlait beaucoup et que ma mère essayait de comprendre. A l’inverse des nanas qu’il avait pu fréquenter dans le passé, il décida de la présenter à ses parents, et ce pour une raison très simple. La jolie Sonja Kijlozsbeck avait tout pour elle : elle était immigrée, en situation irrégulière, pauvre, athée et communiste. Autrement dit, le cocktail idéal pour déclencher un infarctus à l’ensemble des adultes de la famille Saint-Just. Et pour ne rien arranger, elle aimait les enfants, elle en voulait plein, elle rêvait de faire son nid dans notre beau pays et d’y pondre beaucoup de petits œufs qui porteraient fatalement le nom rendu célèbre par l’Archange de la Révolution, Louis-Antoine le beau gosse, Notre Père à tous. Scandale.
Mes parents se sont mariés, ma mère est devenue française et accessoirement enceinte de jumeaux. Ils vivotèrent quelques temps dans des meublés crasseux que toute la bonne volonté maternelle peinait à rendre habitables, jusqu’à la nouvelle, tonitruante, de l’arrivée prochaine de deux bébés. Marc Saint-Just n’avait pas beaucoup d’alliés au sein du clan, mais il y avait sa tante Yvonne, une vieille femme excentrique et sans enfants qui, selon les médisances de Lucrèce, « a eu plus d’hommes dans son lit que Jésus n’a de fidèles dans le monde ». Tante Yvonne aimait beaucoup son neveu, c’est d’ailleurs elle qui vint le chercher dans sa Mini-Cooper rouge vif à sa sortie de prison. Quand elle apprit que « la petite », à savoir ma mère, était enceinte, elle rendit visite à son frère, le grand-père Edmond, pour lui promettre haut et fort que s’il ne faisait pas un geste pour aider ses enfants dans le besoin, elle s’en chargerait elle-même. Naturellement, l’ancêtre l’a laissée s’en charger, et c’est ainsi qu’elle prêta au jeune couple le vieux manoir lui servant de maison de vacances qu’elle possédait dans le Midi, manoir dont ils héritèrent à sa mort par testament, peu après la naissance de Jovan, dix ans après la nôtre (oui, parce que des jumeaux, un mari irresponsable et une bicoque à restaurer, ça bouffe beaucoup de temps).
Mon père tenait absolument à ce que nous ne portions pas des prénoms français, juste pour faire chier, quoi. S’il avait fallu nous appeler Tchang et Xiaoyin Saint-Just, il n’aurait pas hésité. Pour Luka, ma mère a décidé qu’il fallait être un peu sympa, surtout après le coup de grâce : Jovan… Déjà, pour moi, elle avait voulu faire un effort vis-à-vis de sa belle-mère, ancienne ballerine, en m’infligeant l’élégant patronyme de Ludmila, d’après celui de la danseuse étoile franco-russe Ludmila Tcherina. Non-seulement ça n’a pas, mais alors pas du tout plu à la vieille garce, mais en plus personne ne m’appelle jamais comme ça. Petite, je n’arrivais même pas à prononcer mon prénom, je disais Lumia, ce qui progressivement encouragea tout le monde à m’appeler Lumi. Sauf Lucrèce, qui est l’unique hominidé dans toute la sphère hétéroclite de mon entourage qui persiste à me donner du Ludmiiilâââââ à toutes les sauces. Salope.
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L’inévitable finit par se produire : Vanina me téléphona, ce dont je pris connaissance en sortant de la douche. Elle me proposait de boire un café en terrasse, toutes les deux, comme à la belle époque, histoire qu’on se raconte un peu nos vies, parce que « ça fait troooop long-teeemps ! ». C’eût été une insulte à notre vieille amitié que de décliner l’invitation. Parce que oui, Vanina était un peu ma meilleure amie, du moins la meilleure que j’aie jamais eue au Village, du genre qu’on se trimballe depuis la maternelle : les tartines de Nutella devant les dessins-animés en rentrant de l’école, les séances de maquillage façon cubisme pour imiter les grandes, les cigarettes fumées à la hâte dans les toilettes du collège et les discussions interminables babillées sur le même traversin avec l’enthousiasme et la naïveté propres à l’adolescence. Pourtant, je ne dirais pas qu’entre nous c’est parce que c’était elle, parce que c’était moi, et si, comme le dit Aristote, l’amitié est une âme qui a deux corps, j’avoue éprouver quelque difficulté à imaginer que nos deux allumettes brûlent de la même étincelle. C’est peut-être parce que nous n’étions plus vraiment des amies mais de simples copines d’enfance, que les liens s’étaient tissés faute de mieux et qu’aucune de nous n’en avait eu suffisamment conscience pour les défaire. Pendant toutes ces années, elle m’avait manqué, c’est vrai, mais pas tant que ça. Pas autant qu’aurait dû me manquer une vraie amie de longue date. Pas autant que m’avait manqué cet enfoiré de Mirko, mine de rien.
Toujours est-il que, d’aussi loin que je me rappelle, Vanina a toujours été une vraie peste, pas tellement avec moi mais sans aucun doute avec le reste de l’humanité, ce qui est assez vaste. C’est une fille intelligente mais trop névrosée pour que ça lui serve vraiment à quelque chose, du genre à se forcer à avaler des kilomètres d’essais philosophiques et politiques – se forcer à avaler ça, entre autres (je sais, je suis médisante) – afin de paraître cultivée et d’en mettre plein la vue aux bouseux locaux, qu’elle méprise peut-être dix fois plus que moi. Elle s’exprime bien, soigne ses mots, polit ses phrases, les chantourne et les ciselle pour qu’elles sonnent bien et respirent la substantifique moelle de la connaissance, et se destinait jadis à de brillantes études qu’elle n’aura sans doute jamais le courage d’entreprendre. Lire l’ennuyait, apprendre l’ennuyait, étudier l’ennuyait, la culture était pour elle un mal nécessaire, un passage obligé, un tremplin à ses appétits mondains, à l’inverse ses yeux s’illuminaient lorsqu’elle fredonnait une chanson de Keen’v, feuilletait Closer ou s’avachissait devant Secret Story, mais en société elle jurait a-do-rer le jazz, le cinéma d’auteur, la poésie japonaise et tout ce qui, à ses yeux de jeune parvenue pour qui arborer un vrai sac Versace est symbole de raffinement et d’épanouissement personnel, passe pour de la putain de classe internationale. Elle prétendra avoir lu Lolita et être éprise de littérature russe, me prendra à témoin, jouera des cils, s’enhardira à appointer son accent pour lui donner quelque chose de follement parisien, et je n’aurai sans doute pas la force d’interrompre son tour de piste en soulignant que Lolita n’est pas exactement ce qu’on peut appeler un roman russe dans la mesure où il a été rédigé en anglais par un auteur des plus francophiles et que l’intrigue se déroule aux Etats-Unis, mettant en scène des personnages américains et français, enfin ça peut se discuter, et ça n’a rien à voir mais tu savais que Nabokov était synesthète graphème ? Voilà ce que j’aurais pu innocemment glisser si j’avais voulu la démolir socialement et psychologiquement, si j’étais une petite garce, comme elle, ce que du reste je ne suis pas tout à fait, quoi que je puisse vous donner à penser.
Vanina Delisle, patronyme qu’elle prononce en détachant les syllabes pour feindre une particule alors que dans sa famille on est employé à la CAF depuis Hugues Capet, ne s’intéressait à rien de particulier, tout ce qu’elle voulait c’était un poste scandaleusement bien payé qui lui permettrait de se promener en tailleur et chaussures Louboutin dans des bureaux spacieux aux murs de verre. Ambition, ambition, elle était prête à travailler dans n’importe quel domaine, et je l’imaginais déjà débiter ses logorrhées absurdes sur ses ancêtres de Vladivostok, d’où son prénom, alors qu’elle ne le doit qu’à la chanson de Dave et la passion dévorante de sa mère pour ce charmant sodomite néerlandais (comme dirait ma grand-mère) et son inoxydable mèche blonde.
Sa garde-robe est d’une tristesse incommensurable : du noir, du blanc, du beige et du bleu-marine, slim et ballerines, telle est sa vision de l’élégance. Elle a laissé tomber le maquillage racoleur et les débardeurs rose fluo qui laissaient entrevoir son nombril percé en première, quand elle a pris conscience que personne n’aurait jamais envie d’entendre ce qu’elle avait à dire si elle avait l’air d’une pétasse. Cette légère vulgarité ancrée en elle se cramponnait vigoureusement à son désir maladif de paraître raffinée, la poussant à développer un self-control hors du commun. C’est depuis toujours une jolie brunette comme on en croise un peu partout, filiforme à force de s’affamer, qui prend grand soin de son apparence bien que, comme je l’ai dit, elle ne prenne pas de gros risques vestimentairement parlant. A l’époque où j’habitais le Village, d’aucuns me juraient qu’elle était « trop bonne », mais c’est à peu près tout ce qu’ils me disaient sur elle et j’éprouvais une certaine forme d’empathie quand je la voyais s’acharner à lire Nietzsche jusqu’à la dernière ligne dans l’espoir que quelqu’un la complimentât sur autre chose que son petit cul étroit sanglé dans son taille-basse Le Temps des Cerises.
Ce qu’il y avait de positif dans notre relation, c’est qu’elle évitait de jouer de ses fards grotesques avec moi, n’hésitant pas à écouter Fun Radio en ma présence ou à me dire « - Bouge pas, je vais me faire vomir, j’ai trop mangé là… », ce qui peut sembler choquant, je le conçois. Ce qui peut sembler encore plus choquant, c’est qu’en dépit de tout ce que je pense de Vanina, j’ai beaucoup d’affection pour elle, simplement j’ai eu des années pour apprendre à la connaître et pour décrypter les mécanismes subtilement encrassés de son esprit, et je dirais que désormais, je trouve normal de la dépeindre comme elle est : une menteuse arriviste et hypnotisée par les paillettes capable des pires crasses.
Quand je suis partie à la Grande Ville, elle était supposée venir avec moi et s’inscrire à la fac, ou aller en prépa, prendre un appartement en colocation, trouver un job, prendre une année sabbatique pour apprendre l’anglais à Bristol, enfin se barrer quoi. Au lieu de ça, elle est restée et s’est fait embaucher comme vendeuse à temps partiel dans la parfumerie d’une amie de sa mère, et il y a une raison à cela. Il s’est en effet produit une chose absolument incroyable, enfin qui m’a paru absolument incroyable à l’époque : Vanina est tombée amoureuse de Mirko. Etait-ce sa fulgurante ascension sur l’échelle des petites frappes et autres malfrats de seconde zone, lui permettant d’afficher un faste tapageur pour un coin aussi paumé que le notre, qui l’a séduite ? A-t-elle vu en ses Ray-Ban un symbole de réussite sociale, a-t-elle flairé le bon parti, le fils d’aristos ruinés se tuant à la tâche pour diffuser sa ganja dans tous les patelins de la région afin de recouvrer un peu de la luxueuse gloire de ses ancêtres ? Les dollars clignotants dans les prunelles comme un personnage de cartoon, faites vos jeux rien ne va plus ? Cette hypothèse est à ne pas écarter, pourtant je suis persuadée qu’il y a autre chose. Mirko l’enjôleur à qui personne ne résiste, mais qu’elle connaissait pourtant depuis toujours et pour qui elle n’avait jamais manifesté la moindre inclination. Qu’est-ce qui a changé, je ne saurais le dire. Toujours est-il que ce flux d’affection semblant s’écouler de nulle-part m’a drôlement surprise. Je suis aussitôt partie en croisade pour la persuader que mon frère ferait son malheur et que leur relation était vouée à l’échec, et Dieu sait que j’avais toutes les preuves et les exemples nécessaires pour étayer mon propos, mais j’aurais mieux fait de me soulager dans un violon, ça aurait sans doute été plus constructif.
Vanina devint donc la petite amie officielle de Mirko – et j’insiste sur l’officielle, parce que je vous dis pas le nombre d’officieuses – et à mon retour six ans plus tard elle l’était toujours. Je suis bien forcée d’admettre que jamais je n’aurais cru que ça tiendrait jusque là, ni que mon ambitieuse et vaniteuse meilleure amie saurait se démarquer des autres aux yeux du prédateur, ni qu’elle oublierait ses rêves de gloire et sa dignité pour rester ici avec lui, ni qu’elle supporterait sans broncher d’être systématiquement trompée et humiliée à la face de ce petit monde cruel. Non, jamais je n’aurais soupçonné qu’il puisse y avoir dans les entrailles de Vanina Delisle autant d’amour à offrir à son prochain. Car il est bien question de ça, elle voue à mon frère un amour inconditionnel qui dépasse complètement l’entendement, à mon sens c’est presque de la science-fiction. Non-pas que Mirko soit très difficile à aimer. Mais justement, un homme qui sème admiration et tendresse à chacun de ses pas, qui suscite tant d’amour chez un si grand nombre de personnes ne peut appartenir à une seule femme. C’est impossible, tout le monde en veut un bout, et Vanina n’a jamais été du genre à partager.
C’est ainsi que, poussée par mon envie de la revoir – et de vérifier si elle avait changé de quelque manière – je me retrouvai assise face à elle en terrasse du Lapin Blanc à siroter un café frappé. Je la reconnus de loin, seule à une table en retrait sous les arbres, son poignet incliné à 90° et sa Marlboro Gold fumante entre ses doigts, ses longues jambes aux genoux cagneux croisées façon pinup et un exemplaire gros comme un annuaire du Monde de Sophie posé bien en évidence devant elle. Le soleil faisait miroiter ses cheveux lisses, qu’elle avait plus longs qu’autrefois, et projetait des ombres chinoises sur ses épaules, les salières saillantes sous sa peau bronzée. Elle ne posa pas les pare-chocs fumés qui lui tenaient lieu de verres solaires quand elle me vit, mais esquissa un grand sourire, remit en place une mèche qui n’en avait pas besoin et s’exclama :
- Lumichérie, ça me fait tellement plaisir ! Viens, assieds-toi, je t’invite, prends ce que tu veux, allez raconte-moi ! Comment tu vas ?
- Je suis complètement déphasée, ça doit être le décalage horaire. Et toi ? Tu m’as l’air en grande forme !
Elle fit mine de me prendre dans ses bras mais s’en abstint, se contentant de me plaquer deux baisers sonores sur les joues. Je lui ébouriffai les cheveux, ce dont elle a horreur. Pour une fois, elle ne hurla pas.
- Alors, crevette, comment va ? Tes parents, le boulot ? Tu bosses toujours en parfumerie ?
- Oui, je suis passée à plein temps, responsable adjointe, fit-elle d’un air douloureux. Je te jure, c’est le goulag.
- Je n’en doute pas une seconde.
- Tu ne peux pas savoir combien de pauvres connes achètent du parfum. C’est ahurissant, à croire qu’il faut être profondément stupide pour s’asperger de Chanel, tu penses qu’il y a un lien ? Genre, les fragrances fixent les neurones au cerveau, comme les Gervais avec le calcium sur les os ?
- C’est possible. J’en conclus que tu ne te parfumes plus depuis que tu bosses là-bas…
- J’évite. Sans compter les migraines que je me tape, avec toutes ces odeurs qui se mélangent, j’ai l’impression de travailler dans une usine de produits ménagers. Mais bon, je m’accroche.
- Pourquoi tu cherches pas autre chose ? Maintenant que tu as une expérience solide dans la vente, tu pourrais trouver un bon poste dans une boutique quelconque.
Sourire crispé.
- De toute façon c’est provisoire, éluda-t-elle en caressant machinalement la couverture du livre, comme pour y puiser la force de lutter jusqu’à atteindre la consécration professionnelle. J’ai bien l’intention de reprendre mes études l’an prochain. Ou l’année d’après. J’ai déjà commencé à prendre des cours de droit par correspondance.
- Ah bon ? Après tout ce temps ? L’année du bac commence à être loin.
- Oui, mais beaucoup de gens le font. Je pense quand même valoir mieux que ce Sephora de cambrousse, tu crois pas ?
Nous avons tous dit ça. Ce job de merde avec ces horaires improbables, cette paye indécente et ce responsable odieux qui parle dans une oreillette et se trimballe partout en faisant carillonner son mousqueton comme les cloches du Jugement Dernier, c’est temporaire, nous méritons mieux et la vie est ailleurs. Nous valons mieux que cet ordinateur obsolète qui carbure au Windows 98, que ce tablier et ces chaussures de cuisine trop grandes, ce badge ridicule épinglé à notre veste, Pauline à votre service, ces heures interminables dans les transports en commun, ces collègues ternes ou vulgaires qui nous balancent quand notre pause cigarette dure plus de trois minutes, ces clients qui ne nous disent pas merci, ces usagers qui nous insultent, cette connasse de DRH mal-baisée et son chemisier Ralph Lauren qui lui donne l’allure d’un petit goret suffisant, cette odeur de Javel que nulle aération ne veut éradiquer, cette odeur de friture que nul shampoing ne veut exterminer, ce café immonde, ces perspectives d’avenir qui nous semblent bien moroses, oui, nous valons mieux que ça…
Mais, au fait, que signifie ce leitmotiv que nous ressassons tristement depuis tant d’années ? Nous existons d’abord aux yeux des autres à travers le prisme tordu de notre profession (ou de notre absence de). Il existe des mécaniciens satisfaits qui s’épanouissent dans le cambouis, des infirmières qui à l’origine voulaient sauver des vies avant de réaliser que ce n’est absolument pas ce qu’on leur demande, mais qui n’ont pas eu le cran, la patience ou des résultats assez brillants pour faire médecine, des ingénieurs qui plaquent tout à la quarantaine pour élever des chèvres en Corrèze, des avocats qui auraient voulu être un artiste, des coiffeuses de supermarché qui caressent l’espoir de devenir Franck Provost, des clowns qui détestent les enfants mais bon, c’est pas facile de se réinsérer quand on est en conditionnelle, des agriculteurs qui se sentent obligés de succéder à leurs parents, des employés de la SNCF persuadés à tort que, ah ! s’ils avaient passé le bac, des zonards qui se promènent pieds-nus et fabriquent des bijoux en bois qu’ils vendent sur les marchés parce que leurs parents n’avaient pas les moyens de banquer pour leur école de design, des comptables qui adorent leur travail, des étudiants qui foirent hypokhâgne et se retrouvent à faire carrière à la Fnac et de jeunes cadres dynamiques qui se sont retrouvés là parce que telle était la volonté de Papa, mais qui s’emmerdent mortellement sans tout à fait le conscientiser parce qu’au fond, ici ou ailleurs, ça n’aurait rien changé.
Vous l’aurez sans doute compris, je ne suis ni particulièrement philanthrope, ni très optimiste, ni vraiment bienveillante. Mais j’avais entendu tant de fois que c’était provisoire, je me l’étais moi-même répété avec tant de ferveur, j’avais croisé tellement de gens, au cours de ces années passées à la Grande Ville, dont la personnalité ne cadrait absolument pas avec le poste qu’ils occupaient ou, au contraire, ne cadrait que trop bien – et ça, c’était terrifiant – que je ne savais plus réellement ce que ça signifiait, valoir mieux que ça… Et dans le cas Vanina, mon incertitude était infinie.
- Ça me semble être une bonne idée, mais dans quel domaine ?
- Oh, ça… fit-elle avec un gracieux mouvement d’épaule, comme si la question ne méritait pas d’être soulevée (oui, après tout, qu’est-ce qu’on en a à foutre, de ce qu’on y étudie, du moment qu’on peut dire qu’on va à la fac ?). J’envisage de faire une licence de droit en accéléré, avant de m’orienter vraiment vers quelque chose de concret, histoire d’avoir des bases, tu vois.
Je voyais, oui. Je voyais très nettement le schéma se dessiner dans sa tête, fac de droit = magistrature, magistrature = pouvoir + pognon, pouvoir + pognon = JACKPOT.
Quand on était au lycée, Vanina voulait être pédiatre. Elle déteste les enfants. Ensuite, elle a voulu devenir architecte, bien qu’elle ait aussi peu de créativité que de sens de la géométrie spatiale. Enfin, elle avait opté pour une carrière de journaliste, enfin, JE voulais être journaliste, et elle, rédactrice en chef, parce que dans sa tête, le rédacteur en chef c’est le boss, et le boss, il gagne plus de thune que les autres alors qu’il n’écrit que l’édito en début de magazine. Oui, parce qu’évidemment, elle se voyait à la tête d’une délicieuse bouillie de paillettes et de fautes de frappe sur papier glacé, issue de ce genre qu’on appelle la « presse féminine » et qui est au journalisme ce que le McDo est à la gastronomie. Ces revues bien-pensantes qui font leurs unes avec des articles titrés « Je veux des pieds sexy ! », celles qui font sournoisement l’apologie de l’anorexie tout en encourageant leurs lectrices à s’aimer telles qu’elles sont, brandissant plus loin la photo d’une jeune brindille en dentelle La Perla à laquelle, Madame, vous ne ressemblerez jamais, multipliant les articles hypocrites qui blâment le silicone mais tournent tous autour d’une même obsession : être parfaite, avoir un physique de rêve, un dressing de princesse et savoir jouir correctement, le combo gagnant de Cendrillon, auto-flagellation de la pauvre candidate à la perfection qui écorche son estime d’elle-même un peu plus à chaque page, rassurée par cette petite caresse sur la tête : ne t’inquiète pas, Honey, reste naturelle, tu es sublime, mais avale donc ces pousses de soja et tu auras le cul de Heidi Klum. Les mantras de la presse féminine sont à l’image du concept des régimes alimentaires en vogue : payer plus cher pour ne rien bouffer. Devenez le vide, le néant. Soyez de jolies enveloppes, restez bien creuses à l’intérieur. Videz-vous, les filles. Ne vous remplissez pas émotionnellement, intellectuellement, mais videz-vous, expulsez les graisses, ouvrez les vannes et faites sortir les fluides jusqu’à n’être qu’un ravissant accessoire galbé dans une robe Calvin Klein (ruinez-vous, aussi, videz votre porte-monnaie).
Mais je digresse.
- Dans ce cas, tu vas sûrement devoir déménager. Tu en as parlé à Mirko ? m’enquis-je en allumant une cigarette, curieuse de savoir si le célibat faisait partie de ses projets.
L’intéressée s’apprêtait à répondre quand Violaine Montarnal, serveuse de son état et ancienne camarade de classe, fonça vers nous, plateau sous le bras comme on cale son bouclier pour rentrer chez soi après une bonne hécatombe, le sourire en gondole et le décolleté en émoi : cette fille a des seins vraiment énormes, ça en deviendrait presque gênant.
- Hey, Lumi ! Tu es revenue !
- Comme tu peux le voir.
Je lui rendis son sourire – Violaine fait preuve d’une joie de vivre définitivement contagieuse – et me levai pour lui faire la bise. Contrairement à Vanina, elle me prit chaleureusement dans ses bras.
- Faut que tu passes chez moi un de ces soirs, qu’on fasse un apéro !
L’alcool est un peu la religion locale et l’apéro, un rite initiatique.
- Avec plaisir.
- Tu bois quelque chose ?
- Un café frappé, s’il te plait.
- Tout de suite ! Au fait, ton frère est passé tout à l’heure – sourire immense – il m’avait bien dit que tu ne tarderais pas à venir faire un tour au bar.
- Ne crois pas que je sois quelqu’un de prévisible, soupirai-je, c’est juste que Mirko me connait mieux que personne.
Vanina affichait sa fameuse moue qui oscille entre le sourire hypocrite et le rictus méprisant, aussi légendaire dans nos contrées que les sourcils de Jack Nicholson, mais tirait sur sa Marlboro aussi calmement que si elle n’était pas en train de massacrer la jeune serveuse du regard, soigneusement dissimulé derrière ses lunettes. Elle ne pouvait ignorer que Mirko l’avait dépucelée avant qu’ils ne soient officiellement ensemble, mais difficile d’avoir la certitude que l’expérience n’avait pas été renouvelée dans son dos. Violaine est une fille adorable, pimpante et pétillante comme un Orangina qu’on a trop secoué, un peu bêbête, un peu guimauve, mais qui ne ferait pas de tort à une blatte, même à une blatte particulièrement repoussante. Tout le contraire de Vanina, donc.
- Tu vois, quand je te disais que plus elles sont connes, plus elles se parfument… persifla cette dernière en écrasant sèchement sa clope.
- Sois pas mauvaise. Je parierais pas qu’elle a inventé l’eau chaude, mais je l’aime bien.
- Oui, ça je le sais, appuya Vanina – reproche, reproche. Excuse-moi si, personnellement, j’ai un peu de mal à la prendre en affection.
- Si tu tires un trait sur toutes les filles qui se sont tapé Mirko, il va pas te rester beaucoup d’amies.
- Effectivement. En même temps, qui voudrait être amie avec ces radasses ?
Violaine revint presque aussitôt, auréolée de son éternel sourire, et s’éclipsa sans avoir paru remarquer l’animosité de ma douce amie.
- A propos, avec Mirko, c’est toujours l’harmonie conjugale ?
- Bien sûr. Ton frère est un garçon formidable, tu le saurais si tu n’étais pas partie il y a six ans, s’enthousiasma celle que je soupçonnais d’avoir développé le syndrome de Stockholm.
Sourire, vaguement amer, passablement factice. Vanina ne m’aurait jamais avoué que sa relation était un échec. Du moins, pas sans quelques verres dans le nez.
- Rassure-toi, j’ai eu dix-huit années pour le pratiquer et découvrir ses fabuleuses qualités. Je sais aussi que, tout formidable qu’il soit, il a sauté la moitié de la région et ne s’en est jamais caché.
Je ne voyais pas ses yeux, ce qui en cet instant était bien dommage.
- C’est de l’histoire ancienne, finit-elle par répondre. Tu crois vraiment que je serais restée aussi longtemps avec lui s’il m’avait fait l’affront de me tromper encore et encore ?
Carrément, oui.
- Tu te souviens du mariage d’Athénaïs Van der Brook ?
- Mieux que toi, à mon avis. On était bourrées comme des coings, mais tu étais plus mal en point que moi !
Je bus une gorgée de café glacé, lui laissant le temps de se remémorer elle-même le moment où elle s’était répandue en sanglots accablés sur les infidélités de mon frère.
- C’est vrai. Cependant, je me souviens très bien de la conversation qu’on a eue à propos de Mirko au début du banquet.
- Et ?
- Et tu as fondu en larmes, et tu m’as raconté absolument toutes les saloperies qu’il t’avait infligées depuis le début.
Elle soupira, lentement, profondément, et s’alluma une autre cigarette de ce geste languissant emprunté à Liz Taylor.
- Et là, tu vas me dire que c’était il y a deux ans et que Mirko a changé.
- Lumi, j’apprécie l’intérêt que tu portes à mon bien-être, malgré toutes ces années passées très loin l’une de l’autre…
On allait me les cracher à la gueule de nombreuses fois, ces six ans à la Grande Ville, je le sentais. A croire qu’ils avaient tous souffert en silence de mon absence !
- … mais mon couple va très bien, désormais. Nous avons grandi tous les deux, Mirko n’est plus le sale gosse arrogant dont tu te souviens.
- Je trouve sa bagnole drôlement arrogante, moi, pour un type qui n’a jamais travaillé.
Elle se crispa.
- Mais bon, si tu dis que tout va bien entre vous ! fis-je en haussant les épaules, peu désireuse de me fâcher avec elle – après tout, je venais à peine d’arriver, et c’était ma meilleure amie, non ? Ça me ferait vraiment plaisir pour toi – et pour le reste de la planète – que Mirko se soit calmé. J’ai juste un peu de mal à le croire. Le prends pas mal, Nana.
Elle sourit brusquement, un grand sourire, lumineux, le premier vrai sourire certifié pure joie depuis que j’avais posé mon cul sur cette chaise. Je l’appelais toujours Nana quand on était petites, et à l’évidence personne n’avait pris le relai. J’imaginais que Mirko devait abuser de « Mon Cœur » et autres « Bébé » sirupeux à souhait.
- Bien sûr que non. Ça fait tellement longtemps qu’on s’est pas vues, ce serait stupide de s’engueuler. Surtout pour ton frère.
- Que veux-tu, les gens formidables sont de ceux qui engendrent les batailles !
Elle rit. Je n’avais toujours pas vu ses yeux, ça m’agaçait.
- Cela dit, tu ne m’as pas répondu tout à l’heure : si tu déménageais à la Grande Ville, Mirko viendrait avec toi ?
- Evidemment ! On a plein de projets, tu sais.
C’était dommage, vraiment. De voir à quel point elle essayait de s’en convaincre. Ça m’irrita un peu, mais ça me fit surtout de la peine pour elle – je ne plaisante pas, hein.
- On envisage d’acheter une maison.
Au Village, il est parfaitement naturel d’être propriétaire d’une villa de cent mètres carrés à même pas vingt-cinq ans. La plupart des jeunes sont en CDI depuis des années, voire patrons de leur propre affaire, en couple avec la même personne depuis le collège, ils ont tous un 4X4 rutilant pour la chasse et les chiens qui vont avec et les enfants ont tendance à naitre assez vite. Ça parait donc logique que ma génération parvienne rapidement à compléter le saint quatuor du bonheur à l’occidentale tel que nous le vendent les pubs Moulinex depuis 1954 : voiture-maison-famille-labrador.
- Alors c’est génial, non ?
- Comme tu dis.
- Mais vous allez acheter une maison ici ?
C’est pas demain la veille qu’elle va y mettre les pieds, en fac de droit !
- Je sais pas encore, c’est loin d’être acté. Et toi, les amours ? La dernière fois qu’on s’est parlé sur Facebook, tu sortais avec ce garçon, là, le corse.
- Italien. Renato. C’est terminé depuis un mois, j’en avais marre de bouffer des lasagnes.
- Haha, je suis sûre que c’est lui qui t’a quittée !
Je ne savais pas trop comment le prendre, d’autant plus qu’elle avait raison.
- Exact. Il avait besoin d’être seul pour « exprimer pleinement sa créativité, que la vie de couple ne pourrait que claquemurer ». Les guillemets sont de lui, hein.
- Il a vraiment dit claquemurer ? s’étonna Vanina en titillant sa paille.
- Oui, il l’a dit.
- Putain, il n’y a vraiment que toi pour t’enticher d’un mec qui emploie le verbe claquemurer. C’est incroyable !
- Il ne l’avait jamais employé avant.
- En tout cas, c’est des conneries, son histoire de créativité. Il devait avoir une autre fille en vue, c’est tout.
C’est pas parce que tu es plus cocue que Marie-Thérèse d’Autriche que tout le monde l’est…
- J’en sais rien, mais je m’en tape complètement. C’était pas le grand amour non-plus.
- Ça ne me surprend pas. Sinon, tu sais que Sibille a ouvert un camion-pizzas ?
- Je l’ai appris. C’est super, depuis le temps qu’elle en parlait !
- Elle s’est installée au pré de la Camperette, elle a mis des tables et des parasols. Je pense qu’on ira y manger ce soir avec Mirko, viens avec nous. Ça lui fera sûrement plaisir, à Sibille, de te revoir. Tu verras, il risque d’y avoir du monde. Tous les jeunes se réunissent chez elle le samedi soir. Enfin – sourcil dédaigneux – sauf quand il y a un match de foot à la télé, dans ces cas-là ils prennent à emporter.
J’imaginais comment il devait être difficile pour Vanina de devoir fréquenter tous ces gens qu’elle méprisait, à cause de Mirko et de son insupportable fibre sociale. J’imaginais les apéros chez eux le week-end, son sourire crispé quand elle remplissait les bols de chips et de noix de cajou en écoutant les blagues de nos amis d’enfance. Même les non-fumeurs, même les plus réfractaires au commerce illégal que pratiquait mon frère, tous l’adoraient, tous aimaient boire une bière avec lui, discuter sur un pas de porte, partir aux aurores chasser la bécasse en sa compagnie, regarder une finale de rugby sur son canapé, l’inviter à faire des grillades à la maison. Et Vanina, la chétive et glaciale Vanina, sous son fond de teint impénétrable, percluse d’ennui et de condescendance, qui claquait ses ballerines dans son sillage, feignant de ne pas voir les regards railleurs et les sourires en coin, ignorant les médisances qu’elle leur inspirait : « bourgeoise coincée », « se croit supérieure parce qu’elle parle comme à la capitale », « pète plus haut que son cul », « elle doit être frigide, normal qu’il aille voir ailleurs ! ».
- Ça marche, on se retrouve là-bas vers vingt heures ? Je voulais passer voir Charlie avant, annonçai-je en me levant.
- Pas de problème. Franchement, ça me sauverait la vie que tu viennes !
Je n’en doutais pas.
- Merci pour le café. A tout à l’heure.
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Charlie habite une petite maison ancienne dans le renfoncement d’une ruelle, dans la partie médiévale du Village. Sa façade efflanquée, au crépi pelé, ne rend pas justice à ce que son ancienne propriétaire a fait de l’intérieur.
Il était encore petit quand sa mère, Juliette Savignoni, une biologiste bordelaise au menton bravache et à la longue crinière rousse, avait acheté cette piaule pour fuir un homme violent – l’histoire ne dit pas s’il s’agissait du père biologique de Charlie – et s’atteler en toute sérénité à ses recherches, recherches extrêmement laborieuses et terriblement prenantes, cependant que son fils grandissait l’air de rien en se racontant des histoires à lui-même et en inventant des tours de cartes allongé sur les lourds tapis en laine d’alpaga qui paressaient un peu partout sur le plancher, devant lesquels nos pieds devaient impérativement se délester de leurs chaussures, fussent-elles neuves et à peine sorties de leur boîte. Ce dont je me rappelle au sujet de la mère de Charlie, c’est une grande assiette en porcelaine pleine de gaufres à la cannelle et aux pommes cuites et de longs cheveux corail semés sporadiquement dans notre goûter. Elle passait beaucoup de temps dans son bureau sous les toits, quand elle n’était pas à l’Institut Dekeyzer de Saint-Aymar où elle travaillait, mais de temps en temps elle descendait l’escalier en bondissant, tornade rousse en robe à fleurs, et nous emmenait manger nos gaufres à la rivière, ou à la fête foraine, au cinéma, ou dans une quelconque foire paysanne. Parfois elle se contentait de nous préparer du chocolat chaud et de s’asseoir avec nous sur les tapis en poils d’alpaga pour jouer au tarot, au Monopoly, au Trivial Pursuit et au Cluedo. A cette époque, nous passions beaucoup de temps chez eux, Mirko, Etienne et moi. On aimait bien Juliette, et elle nous appréciait également, nous les gosses du coin.
Elle décéda d’une rupture d’anévrisme quand Charlie avait quinze ans. Il partit s’installer chez ses grands-parents, ou plutôt ses grands-parents s’empressèrent de l’installer dans un internat à deux-cents kilomètres de chez eux, et c’est ainsi que durant trois ans la petite maison qui ne payait pas de mine resta inhabitée. Charlie revenait au Village pendant les vacances d’été et de Pâques et il y faisait le tour des chambres d’ami. Une année, il passa même Noël au Manoir avec nous, mes parents débordant toujours d’un immuable enthousiasme à l’idée d’accueillir à leur table les sans-abris au cœur blessé. Enfin, dès qu’il eût atteint la majorité, il revint pour de bon dans la maison de sa mère qui sentait encore la cannelle sous la couche de poussière.
Je laissai retomber deux fois le heurtoir en laiton contre le chêne du battant, appréciant son poids, tandis que de nombreux souvenirs flous et disparates, comme des odeurs familières qu’on croit avoir oubliées, défilaient devant mes yeux. Quelques instants plus tard, la porte s’ouvrit sur Charlie, en chemise bleue marine à pois rouges, ses cheveux auburn en bataille, ses quelques taches de son et son grand nez busqué hérités de Juliette, ses yeux gris changeants et son sourire en coin aux lèvres pleines et délicates comme une bouche de fille, dont j’ignorais à quel géniteur inconnu ils appartenaient.
- Hahaaa, le retour de la Pomponnette ! Tu es venue ! s’exclama-t-il chaudement. Je suis sûr que tu es allée voir cette peste de Vanina avant moi.
- Je le reconnais. En plus je lui ai promis de manger une pizza avec elle ce soir.
Nous plongeâmes dans une étreinte fraternelle qui se poursuivit dans le vestibule pendant qu’il refermait la porte sur la rue calme et vide.
- Comme si cette fille mangeait des pizzas ! Prenez-en une à deux, laisse-lui les olives.
Je souris largement, le visage écrasé contre son épaule.
- Dis-donc, c’est de la soie sauvage, ta chemise !
- Qu’est-ce que tu crois ? Maintenant qu’on a Internet, on a accès à de la fringue de luxe ! Nan, en fait je l’ai trouvée pour rien aux puces du 1er mai. Tu veux une bière ?
Charlie a toujours cultivé la passion des vide-greniers dans lesquels l’emmenait sa mère le dimanche matin et où elle dénichait ses robes chamarrées et ses gros pulls péruviens qui la faisaient ressembler à un grand perroquet gouailleur.
J’envoyai respectueusement valser mes sandales dans l’entrée et m’aventurai à sa suite dans le grand séjour tapissé du même pelage d’alpaga que dans notre enfance. Il sortit deux bières blanches du frigo et les décapsula simultanément d’un geste rapide et sûr.
- Alors, tu restes combien de temps cette fois ?
- Ad vitam aeternam, j’en ai peur… Enfin non, j’en sais rien, pour l’été au moins.
- Tu as quitté ton taf ?
- Je me suis fait virer. J’ai insulté mon manager.
- Ça m’étonne pas de toi, s’amusa Charlie en faisant tinter sa bouteille contre la mienne.
- Il est un peu tard pour y penser, mais… faudrait que je trouve un truc pour la saison avant que ma mère se rende compte que deux alcooliques vivent sous son toit.
- Pourquoi tu te fais pas embaucher comme serveuse dans le resto de Mirko ?
- Plutôt crever.
Une lueur crépita dans les prunelles d’acier de mon ami.
- Tu sais que le Baron a racheté le Galaxy ? Y a genre un an et demi.
- En quoi ce night-club de seconde zone peut bien l’intéresser ?
- On peut faire beaucoup de choses avec un hangar de huit-cents mètres carrés et des cocktails à sept euros.
Dans le temps, le Galaxy était la seule boîte à des dizaines de kilomètres à la ronde, ce qui est toujours le cas. C’était le point névralgique de nos samedis hivernaux, bien trop rudes pour qu’on tentât l’aventure de la soirée dans les bois, le quartier général déshonorant de nos nuits adolescentes. La plupart d’entre nous s’accordait à admettre que le Galaxy, c’était de la merde en barres : une déco kitsch à souhait, un DJ manchot, une vieille radasse aux paupières lourdes d’ennui et de crayon turquoise qui faisait la gueule si on n’avait pas la monnaie pour le vestiaire, des chiottes à la turque dont la propreté à minuit atteignait déjà les sommets, bref toutes les cartes en main pour s’attirer une clientèle triée sur le volet. Pourtant, nous y retournions systématiquement en jurant à chaque fois qu’on n’y retournerait plus, portant la croix de notre condition de villageois, lavant notre honte et notre désœuvrement à grandes rasades de vodka-pomme. Heureusement, quelques copains, un peu d’obscurité et beaucoup de verres parviennent, en s’unissant, à vous faire passer quelques bonnes soirées qui s’achèvent généralement en glissades sur la neige du parking vers six heures du matin, putaaaaaain, les gaaaaaars j’ai cassé mon talon !!! Nous titubions jusqu’à la voiture en gloussant d’un rire rocailleux à force de nous être époumonés toute la nuit sur Partenaire particulier et Like a virgin, rabroués par le conducteur qui n’avait pas (trop) bu et qui, seul, prenait pleinement conscience de la misère à laquelle nous étions réduits. Et puis, c’était assez bon marché, ce que nous ignorions à l’époque. Ce n’est qu’après avoir découvert les clubs de la Grande Ville que j’ai compris que la même merde pouvait se vendre beaucoup plus chère, avec un mobilier un peu moins cheap et des barmaids qui n’étaient pas défigurées, au mieux par un acné tardif, au pire par la syphilis. Cela dit, la qualité des sets des DJ urbains s’envole tout de même à des années-lumière de ceux du Galaxy…
- Tu y es retourné ?
- Oui, et j’ai été assez étonné. Béryl, Matthias et Albane bossent là-bas.
- Sans blague ?
Béryl Fernandez et Matthias Leroy, âgés respectivement de vingt-huit et vingt-sept ans, sont frère et sœur, au sens philosophique du terme. Ils ne partagent guère de gène commun mais ont connu les mêmes familles d’accueil et les mêmes galères avant d’échouer chez la vieille Roselyne Clairmont, une ancienne prof de français originaire du Village qui s’est occupée d’eux jusqu’à leur majorité. Après avoir disparu de la circulation deux années durant, ils sont finalement revenus sur nos terres et louent depuis un vaste appartement tout en voûtes et meurtrières vintage dans les remparts, qu’ils partagent avec une troisième colocataire, Albane Marnier, une fille de ferme dont les parents élèvent des brebis à quelques bornes de là.
- Matt est barman. Quant aux filles, elles sont gogos.
- Elles sont quoi ?
- Gogo-danseuses. Strip-teaseuses. Enfin elles dansent à poil quoi, résuma Charlie sans plus d’artifice.
- Tu déconnes ?
- Quand je te disais que ça avait bien changé !
Un doute affreux m’assaillit.
- Est-ce que tu sous-entends qu’il faudrait que je postule là-bas pour faire quelques extras le samedi soir ? Genre, j’enfile mon plus beau string à paillettes et je prends des cours de pole dance ?
Sourire façon chat de Cheshire.
- Aux grands maux les grands remèdes, ma chère.
- T’en fais un beau, de remède, p’tite tête.
- Disons que tu peux en toucher un mot à Béryl. Le Baron a un putain de réseau, je suis persuadé que le Galaxy n’est pas le seul navire échoué dans lequel il a investi ses louis d’or.
J’agaçai le goulot de ma bière avec mes incisives, mauvaise habitude que ma mère m’avait reprochée cent fois, pensive.
- Oui, c’est pas idiot.
- Après, t’es pas obligée de prendre tous mes conseils au pied de la lettre. Je ne suis qu’un illusionniste, faut pas croire non-plus tout ce que je dis !
- C’est con, tu dois être la seule personne en ce bas-monde que j’écoute toujours. Laisse-moi me fourvoyer encore un peu.
- A ton service.
- Et toi ? Raconte-moi un peu !
- Qu’est-ce que tu voudrais que je te raconte ?
- Hé bien, ce que tu veux que je sache.
- Il y a tant de choses que je voudrais que tu saches, Lumi, s’esclaffa-t-il, mais je ne peux pas tout t’enseigner, tu dois voler de tes propres ailes !
- Arrête.
- Bah tu sais, je mène une dure vie d’intermittent du spectacle, mais je me plains pas, je bouge pas mal. Je fais aussi du black dans un magasin de déguisements et de farces et attrapes, pour arrondir les fins de mois. Je travaille sur un nouveau numéro.
Je compris, à son air énigmatique, qu’il ne m’en dirait pas plus.
- Tu me le montreras quand il sera au point ?
- Bien sûr.
- Et les filles ?
- Quelles filles ?
- C’est bien ma question : quelles filles ?
Il passa ses longs doigts dans sa tignasse, comme chaque fois qu’il est légèrement mal à l’aise. Charlie est un infirme relationnel, un cul-de-jatte de l’amour. Il est absolument incapable de gérer une histoire sentimentale à partir du moment où il réalise qu’il pourrait y en avoir une, c'est-à-dire dès que le ciel blanchit à travers les stores et qu’il distingue les courbes assoupies du coup d’un soir étendu à côté de lui. Là, c’est la panique.
- Tu me connais : rien de sérieux.
- Je vois. On devrait peut-être se marier, toi et moi.
- C’est ce que j’ai toujours pensé.
Il retourna vers le frigo afin d’y puiser de quoi nous imbiber davantage.
- Charlie ?
- Oui.
- Tu m’as manqué.
Je me suis vraiment laissée emportée par cette histoire de famille dans un petit village perdu, et j'ai trouvé ta Lumi très drôle et attachante. Tu assènes peut-être parfois beaucoup d'infos d'un coup, tes paragraphes sont très denses... et en même temps, j'ai beaucoup aimé toutes ces anecdotes, sur les ascendances familiales, l'ami d'enfance déchue, le frère jumeau dealer de beuh, et les déboires de Lumi dans la "grande ville". J'ai d'ailleurs trouvé ça sympa que tu dépersonnalises les lieux, on sent bien la voix de ta protagoniste derrière.
Le prologue suggérait un drame, un peu à la "souviens-toi l'été dernier", du coup ça me rend d'autant plus curieuse de comprendre ce qu'il va se passer, qui parle dans ce prologue et qui est "le monstre"... Je pense que je vais moins tarder à lire la suite, tu m'as bien accrochée même si tes chapitres sont vraiment très longs !
À la prochaine !
Oui, je sais que je fais de gros paragraphes! Autant sur Word, c'est plus lisible, mais avec l'interface de PA, je suis consciente que la lecture est plus laborieuse. Promis, je vais les espacer d'avantage pour les prochains chapitres ^^
Et rassure-toi: tous les chapitres ne seront pas aussi longs que les premiers, c'est assez variable.
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J'aime beaucoup le ton incisif de ton personnage principal, et je crois que c'est la force première de cette histoire. On sent une forme de rage bien générationnelle (au passage, mention spéciale à la critique des magazines féminins, je suis plus que d'accord !).<br />
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Dans ta narration, tu utilises beaucoup, beaucoup de "tell" et très peu de "show". Généralement c'est une critique mais bizarrement, dans ce 1er chapitre ça passe. Peut être justement en raison du ton de ta narratrice ?<br />
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Sinon, si tu me le permets : je trouve assez dur de lire un chapitre de plus de 11 000 mots sur un ordi ou un téléphone... tu as songé à couper, à diviser en deux chapitres par exemple ? La lecture en serait plus agréable et tu aurais des retours plus détaillés, je pense :-)<br />
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Côté intrigue, c'est marrant mais au vu de ton résumé, je m'attendais à quelque chose dans le genre des Âmes grises de Philippe Claudel (autour du meurtre d'une petite fille dans un village frontalier de la guerre). Bon, ça c'est une référence bien moi et mon imagination a souvent tendance à en faire des caisses bien trop tôt ! En revanche, je me demande bien comment tu vas rebondir vers une intrigue tournant autour d'une disparition, tant on semble en être loin !<br />
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En tout cas, merci pour ce moment de lecture et à bientôt :-)<br />
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Liné
Tu as raison, je suis consciente que certains chapitres sont très longs et que la lecture sur PA en devient désagréable... Mais j'ai construit mes chapitres pour qu'ils soient narrés par un personnage différent à chaque fois, donc diviser en deux celui de Lumi ne serait pas cohérent. A l'origine, je n'ai pas écrit cette histoire précisément pour PA, donc effectivement le rendu n'est pas terrible visuellement. Tu me pardonnes? :)
Le meurtre aura lieu bientôt, j'espère que le déroulement de l'intrigue te plaira! Pour autant, ce n'est pas un polar pur jus; l'affaire criminelle est un élément important de l'histoire, mais ce n'est pas nécessairement l'élément central.
Merci pour ton commentaire et à bientôt j'espère!