Mirko - La gloire de nos pères

Mirko

La gloire de nos pères 

 

 

« Je ne suis pas assez jeune pour tout connaître. »

 

J.M. Barrie, Peter Pan

 

 

Slimane renifla le pochon et lâcha un : « Putain de sa mère, khoyya ! » de bon aloi et, relevant la tête vers moi :

-      Wallah, ma gueule, tu m’as pas pris pour un bouffon !

Je ne retins pas un sourire condescendant devant ce blédard flairant sa ganja avec un étonnement quasi-extatique. Slimane manque indéniablement de finesse, mais lui et ses potes représentent un bon quart de mon chiffre d’affaire.

-      Y aurait moyen de t’en prendre cinq grammes de plus ?

-      Y a toujours moyen, mec.

Je jetai un coup d’œil à Clément qui, assis à ma droite, contemplait sa bière, planqué derrière sa mèche. Les entrevues avec ma clientèle de Saint-Aymar, la petite ville à quelques bornes de chez nous, ont tendance à le mettre mal à l’aise, titillant sa condition de fils de dentiste ayant grandi dans une ambiance bucolique où l’on ne croise du basané en survêt pratiquement nulle part, si ce n’est dans les clips et les reportages de Zone Interdite. C’est sans doute pour ça que le tiers de l’électorat du Village est pro-FN : ils votent en ignorance de cause.

-      Je pense que ça pourrait intéresser des collègues à moi, zerma je te tiens au jus s’ils veulent passer commande, conclut notre hôte en me tendant de quoi régler la transaction.

Il était temps pour nous de lever le camp : Slimane n’aime pas qu’on traine trop chez lui quand on n’a concrètement plus rien à y faire. Je comptai les billets, assez discrètement pour ne pas avoir l’air de douter de son honnêteté, et me levai pour une poignée de mains presque trop formelle. Certains clients aiment la discrétion et ne me considèrent pas comme leur ami, en dépit du langage fleuri qu’ils emploient, induisant une intimité en réalité inexistante. D’autres au contraire me tiennent la jambe des après-midis entiers, et en bon commercial que je suis, je ne refuse jamais une partie de GTA ou une deuxième bière.

-      Y en a d’autres à voir ? me demanda Clément une fois dehors comme s’il était question de patients particulièrement contagieux.

-      Non, c’est bon, on rentre.

Il fallait admettre, à le voir marcher sur la pelouse atteinte de calvitie de la résidence Marie Curie certifiée pur béton, que sa chemise à carreaux Majestic et son slim en velours beige contrastaient violemment avec le décor. Il fait partie des rares ambitieux à avoir migré vers la Grande Ville, où il a intégré une prépa puis une école de commerce international. Apprenti DJ, il mixe dans les boites branchées, a fini par gommer son léger accent de péquenaud, le marketing le jour et les platines la nuit, là-bas il est devenu le Bruce Wayne de la mixette, mais encore faudrait-il qu’il apprenne à faire ses lacets tout seul. Il revient passer chaque été ici, chez ses parents. J’adore ce mec, sincèrement. Mais c’est un peu une quiche. A la campagne, on se fait les potes qu’on peut.

-      Je roule un bédo pour la route ?

-      Quelle question !

Clément garda le silence jusqu’à ce que nous ayons franchi le pont qui marque la fin de la civilisation et le début d’une longue route sinueuse entre les causses.

-      C’est vrai que ta sœur est revenue ? hasarda-t-il, concentré sur son collage.

-      Ouais. Tu l’as vue ?

-      Pas moi, c’est ta mère qui l’a dit à la mienne quand elles ont fait leur truc, là, mercredi.

Les réunions Tupperware du premier mercredi du mois, ou un prétexte fallacieux inventé par les bonnes femmes respectables du Village pour médire des autres en échangeant des recettes et en buvant de la gnôle sans avoir à investir le bar du Lapin Blanc, chasse gardée de leurs époux. Ma mère s’était mise à fréquenter ces soirées de mégères depuis environ un an, dans l’espoir de redorer le blason familial qui, s’il aurait bien besoin d’une bonne couche de détergeant, sera pour toujours synonyme de déshonneur et de débauche. Evidemment, mon béotien de père est le seul responsable du sceau d’infamie dont est frappé le nom des Saint-Just, et il trouve ça fantastique, mais Maman se sent investie depuis toujours de la mission Ô combien ardue de le réconcilier avec ses racines et sa réputation. D’abord, faire des enfants, en faire beaucoup, c’est mieux, ça fait famille à l’ancienne, ensuite les envoyer au catéchisme pour faire plaisir aux ancêtres, puis passer le concours d’infirmière et devenir l’ange gardien des vieux débris locaux, organiser des dîners, des fêtes d’anniversaire, rendre visite à la famille de son mari (la plupart du temps sans que ledit mari soit présent) jusqu’aux réunions Tupperware présidées par une vieille voisine. En dépit de tous ses efforts, les Saint-Just s’obstinent à appeler ma mère « la fille de l’Est », mais elle ne s’en plaint jamais. Elle revient chaque mercredi soir avec un moule à madeleines et l’enthousiasme de qui vient d’apprendre une nouvelle recette de risotto et s’acquitte silencieusement des tâches les plus ingrates, s’abîmant à remettre un peu d’ordre dans le chaos généré – et soigneusement entretenu – par mon père.

Vous devez penser qu’en tant que dealer, je ne fais pas honneur au combat maternel, et vous avez raison. Vous cherchez un fils indigne dans cette histoire ? Bonne pioche, c’est moi.

 

****

 

Environ une demi-heure plus tard, je déposai Clément chez lui et garai ma voiture à l’ombre des arbres centenaires qui font de la place du Village une véritable oasis au plus chaud de l’été. Le Lapin Blanc, baptisé en référence au nom de famille des tauliers, Martin et Géraldine Terrier, y avait déployé sa terrasse, et je repérai les visages familiers au milieu des estivants qui s’extasiaient sur la beauté désuète de notre patrimoine en sirotant des boissons indécemment surtaxées.

Les touristes ne cesseront jamais de me fasciner : on jurerait qu’ils font tout pour avoir l’air de touristes, de leurs interrogations stupides (« Vous avez un Apple Store dans le coin ? Je ne capte pas la 4G, c’est bizarre… ») jusqu’aux orgasmes didactiques qui les bouleversent à chaque pas (« Ooooooh, regarde mon chériiiii, c’est une vaaaache ! ») en passant par leurs immondes shorts Quechua et leurs terrifiantes sandales que jamais ils n’oseraient porter chez eux. Mais dans la mesure où ils sont prêts à débourser des sommes astronomiques pour une terrine de sanglier ou d’infects petits gâteaux élaborés selon une recette du XIIème siècle, ils sont l’une des principales ressources de notre joli patelin et nous serions sans doute bien mal avisés de mordre la main qui nous nourrit. Car nous disposons de trois excellents atouts pour attirer le chaland : une architecture médiévale hautement bien conservée, doublée d’un passé riche en chevaliers, légendes et massacres toutes tripes dehors, une station thermale à quelques kilomètres exploitant les bienfaits miraculeux de nos sources locales et un parc d’accrobranche et autres jeux à sensation en pleine nature, sans parler des Gorges du Loup et ses circuits en canoë.

Je saluai Pierre Jorel, l’historien spécialiste des Templiers, propriétaire d’une résidence secondaire au Village, qui buvait seul sa bière en lisant le journal. Ses sourcils broussailleux sur ses énormes binocles d’un autre âge lui donnaient l’air d’un vieux hibou perpétuellement étonné. José et Paul, deux artisans locaux, jouaient aux dés en bleu de travail taché, poussant des exclamations rigolardes entre deux gorgées de pastis. J’entrai dans le bistrot où s’affairait Violaine, l’unique serveuse, vingt-trois ans, un minois banal mais agréable, une passion imputrescible pour Jean-Jacques Goldman, des illusions plein les ventricules et un petit coquelicot tatoué sur l’aine. Le percolateur ronronnait bruyamment, les cafés coulaient à la chaîne, tasses et soucoupes s’entrechoquaient joyeusement sur le plateau et ses seins lourds et plus sphériques que des mappemondes luisaient de sueur dans son décolleté rouge au dessus du zinc poisseux de bière renversée. Oui, votre narrateur est un esthète qui sait apprécier un bon expresso autant qu’une charmante paire de nichons.

Violaine leva ses yeux de pain d’épices, noisette panaché de miel, et me décocha un grand sourire.

-      Salut, Mirko. Je suis à toi dans cinq minutes.

-      Ça vaut bien d’attendre jusque là.

Elle émit un petit rire dégoulinant de cyprine et sortit en terrasse, charriant sa porcelaine et ses verres d’eau. Les arômes capiteux de quelque ignoble parfum bon marché m’agacèrent les narines quand elle passa près de moi.

Je consultai ma messagerie : trois appels en absence de Vanina.

-      Alors, chaton, je te sers quoi ? minauda Violaine en regagnant sa place derrière le bar.

-      Une Leffe et ton plus beau sourire.

-      Ça devrait pouvoir se faire.

J’ai conscience d’avoir l’air d’un poseur, et qu’à cinquante ans j’aurai l’air d’un poseur et d’un pervers. Il peut paraitre bizarre que je me donne tout ce mal avec une fille que j’ai déjà baisée, et qui fatalement sait que je suis un queutard et un baratineur. Dans les deux cas, ne vous méprenez pas : je suis comme ça, il n’y a rien dans mon attitude qui ne soit pas naturel. J’embobine les donzelles avec l’habileté d’une tisserande, débitant les compliments en quantité industrielle, mais sans me forcer ni me lasser. Et elles non-plus, d’ailleurs, ne s’en lassent pas.

-      Alors, Lumi est revenue ? demanda Violaine en posant devant moi un bock ruisselant de mousse.

Je haussai les épaules, allumai une cigarette. Non, en province, personne n’a jamais entendu parler de la loi qui interdit de fumer dans les bars.

-      Oui, tel le Messie posant ses valises dans notre vieille contrée. Son frère chéri lui manquait trop.

-      Ça doit être ça ! Y a longtemps que je l’ai pas vue, elle va bien ?

-      Je pourrais pas le jurer. On n’a pas eu tellement le temps de se parler depuis qu’elle est arrivée.

-      Mais vous êtes jumeaux. Tu sens ces choses-là, non ?

Elle fit glisser un cendrier homologué Ricard vers moi et tira son propre paquet de cigarettes de la poche arrière de son jean.

Ces choses-là. Mouais...

-      Je crois que jamais, depuis notre naissance, je n’ai été en mesure de déterminer si elle allait bien ou pas.

Cette phrase sembla plonger Violaine dans un abîme de perplexité.

-      Ça t’intéresse tant que ça qu’elle soit revenue ? Je veux dire, on dirait que tout le monde en parle !

Sourire. Violaine sourit tout le temps.

-      De quoi tu voudrais qu’on parle, ici ?

J’admets que les conversations des villageois se limitent à des sujets somme toute assez primaires, tels que la chasse, la météo, le foot, les morilles, la dernière comédie de Dany Boon, les ragots et la politique, ce dernier thème n’étant abordé que pour se plaindre, naturellement. Mais en l’occurrence, pour notre jolie serveuse, le retour de Lumi après sa fuite à Varennes personnelle six ans auparavant avait de si captivant ce qu’il représentait, à savoir l’Ailleurs, cette ville méconnue où tout est possible et où tant de choses se passent, celle d’où, d’habitude, on ne revient jamais, et dont l’existence était désormais concrétisée par la présence en nos remparts de l’investigatrice intrépide qu’est ma jumelle. Violaine aurait secrètement aimé lui emboiter le pas sans en avoir l’audace pour autant. Qu’irait-elle faire là-bas ? Pas des études en tout cas…

Ma sœur a toujours incarné pour elle, et pour un certain nombre d’individus, la Connaissance avec un grand C, la future carrière florissante, l’élite de nos campagnes. Elle est celle qui lit des livres pour le plaisir – ubuesque, vous en conviendrez – celle qui emploie des mots que nul ne comprend – à part moi et une poignée d’irréductibles défenseurs de la langue de Molière – celle qui vous cite un auteur mort depuis cinq-cents ans et connait les prénoms des enfants de Flaubert – piège, Flaubert n’avait pas d’enfant ! Qu’est-ce que vous croyez ? Je n’ai pas fait d’études mais je ne suis pas inculte pour autant… D’aucuns l’imaginent fort bien à la place du vieux Jorel, compulsant d’obscurs ouvrages d’un air inspiré en buvant une bière en solitaire, ceux-là même qui confondent culture et intelligence et qui voient en Lumi, qui possède les deux en abondance au détriment de ses autres qualités, une sorte de créature à la moue dédaigneuse venue de sphères inaccessibles. Violaine, qui est une très gentille fille, l’aime bien, et elle la fascine. D’autres la prennent juste pour la plus snob du cheptel, car nous avons toujours été considérés comme une famille d’intellos, mais des intellos sympas. Lumi est la seule à avoir surpris les autres Saint-Just en obtenant son bac avec mention, ce qui a fait sensation dans les hauts feuillages de notre arbre généalogique (« Comment, la fille de Maaaarc ? »), et la seule à n’en avoir pas fait toute une histoire. Elle ne voyait vraiment pas ce qu’elle avait fait de prodigieux, elle était contente et surtout soulagée, mais pas plus que ça, attitude qui avait paru méprisante, genre c’est normal d’avoir son bac, bande de péquenauds ! Elle l’a probablement pensé tellement fort que tout le monde a cru l’avoir entendu. Je crois qu’elle étouffait ici, et je peux comprendre pourquoi. 

Violaine jeta un coup d’œil vers la terrasse, tapota sa Lucky Strike sur le rebord du cendrier et sourit.

-      Oh, prépare-toi à assister à une réunion de famille.

Les cinq motos rutilantes des frères Montarnal, des Harley de la première heure entretenues avec un amour qui force l’admiration, déboulaient en rugissant sur la place, perturbant quelques instants la quiétude des vacanciers. En maîtres des lieux, ils garèrent leurs destriers n’importe comment et coupèrent les moteurs, se dirigeant vers le bar d’un pas lourd et assuré, le cuir de leurs blousons scintillant au soleil genre on est des bikers et on ne craint pas la chaleur.

L’envahissant clan Montarnal, car il s’agit bien d’un clan, a pris racine ici il y a des décennies, engendrant de génération en génération une tripotée de garçons robustes qui ont toujours eu l’air d’arborer leurs couilles en guise de nœud papillon. André, Lionel, Antoine, Frédéric et Ruben, authentiques motards sillonnant les vallons et les plaines de la région depuis l’été lointain de leurs quinze ans, sont les grands seigneurs du Village, incarnation de la réussite patriarcale à l’ancienne, la gloire de nos pères, au courant de tout, impliqués dans tout et n’importe quoi, faisant régner l’ordre et la sécurité mieux que le ferait la police, autrement dit aussi bien que la mafia. Voilà qui peut paraître saugrenu à un citadin : inutile de sécuriser un bled aussi paumé, un bled où il ne se passe jamais rien et où la moitié de la population avoisine les soixante-dix ans. Vous êtes bien naïfs…

André, l’ainé, veuf et sans enfants, actuel maire du Village et ce depuis cinq mandats, siège également au conseil général du département depuis plus de dix ans et porte la moustache et la brillantine comme personne. Où qu’il aille, il trouve toujours une légion de mains à serrer et de joues à embrasser. Bien entendu, il fait partie de la ligue de chasseurs du coin, comme ses frères.

Lionel tient un garage à Saint-Aymar où il revend notamment des motos de collection. Il fait du business avec les gitans qui crèchent dans des caravanes solidement amarrées à la Cité, quelques pâtés d’HLM dispatchés en bordure de la ville, et leur achète de la coke, qu’il nourrit la certitude de sniffer en secret. D’un tempérament bilieux et un brin paranoïaque, il a néanmoins le cœur sur la patte. Autant que je sache, il a toujours un flingue sur lui, ne me demandez pas pourquoi.

Antoine est le plus discret et le plus placide de tous. Maçon de son état, il a monté sa boîte à l’époque des premiers hommes et peut se vanter aujourd’hui d’être à la tête d’une des entreprises les plus prospères du coin, embauchant une bonne partie des jeunes du lycée professionnel de Saint-Aymar. Il aime le travail bien fait, les Havanes et les maquereaux à la moutarde. 

Frédéric « Freddy » est officier de police, plus exactement capitaine. Joueur de poker hors pair, charismatique, il a deux faiblesses majeures : le jeu et les femmes, ce qui dans les deux cas fait le désespoir de son officielle et mère de ses enfants, la douce et résignée Nathalie. C’est le père de Violaine, qui est la seule fille de toute la joyeuse horde des cousins Montarnal, ou plutôt la seule à vivre encore intra-muros depuis que la progéniture de Ruben, Claire, Pauline et Marine, issues de deux précédents mariages, sont parties vivre avec leur mère respective.

Quant à Ruben, le cadet, il est fraîchement retraité de l’armée, s’est donc marié trois fois – les deux premières épouses n’ayant pas supporté son penchant pour la bouteille et les coups qui en résultaient – et lui non-plus ne se sépare jamais de son flingue. Outre le whisky et les pornos du câble, il affectionne grandement la Callas, dont il a tous les disques. Oui, on peut être une brute alcoolique et se laisser toucher par la magnificence d’un air d’opéra, sublimé par la voix intemporelle de la belle Maria…

Ils se ressemblent tous, grands, solides, le menton altier, les yeux vifs et enfoncés aux prunelles mordorées oscillant entre le vert et le marron, les avant-bras et le poitrail velu. Frédéric et Ruben sont blonds, comme leur mère. Ils ont coutume de se retrouver au bar entre midi et deux, quand leurs emplois du temps le leur permettent. A l’instar d’un Don Corleone provincial, ils sont très branchés famille.

-      Alors, ma puce, on bosse dur ? s’enquit Frédéric dans l’encadrement de la porte. Salut, Mirko.

-      Freddy.

J’eus droit à de solides poignées de main et de rudes tapes dans le dos pendant que Violaine n’en finissait plus de faire la bise à ses oncles. Ils s’installèrent à une table au fond de la salle avec force raclements de chaises, répandant une odeur âcre de transpiration, de cuir chauffé par le soleil, d’aftershave et de tabac froid : l’odeur du mâle dominant telle qu’on la connait dans nos terres.

-      Tu nous mets cinq demis ?

-      Un porto pour moi, corrigea Ruben, s’attirant des coups d’œil dubitatifs. Quoi ?

-      Tu vas boire un porto ? releva André.

-      Ben oui.

-      Ah bon.

-      Si tu prends un porto, je vois pas pourquoi on devrait s’enfiler de la pisse pleine de mousse pour faire bonne figure, expliqua Antoine, traduisant le sentiment général.

-      Comment ça ? fit Ruben, faisant glisser son bombers sur ses biceps bardés de tatouages. Vous pouvez boire ce que vous voulez, personne ne vous force à me suivre.

-      Bien sûr que si. Nous, on commande de la bière parce qu’il est trop tôt pour se la coller, philosopha Lionel. Mais si toi, tu défies le protocole en commençant à picoler ouvertement, on va pas faire nos pédales en sirotant de la bière comme si on en était à notre première communion !

Violaine leva les yeux au ciel, la bouteille de porto en suspens au dessus des cinq verres à ballon qu’elle avait alignés sur le bar dans un souci d’anticipation.

Ruben jaugea ses frères avec un rien de consternation.

-      Il est hors de question que je boive une bière pour que vous ne vous sentiez pas coupables.

-      Il est hors de question que nous, on boive de la bière pour ne pas nous sentir coupables !

-      Mais où est le problème ? Qui a parlé de boire de la bière ?

-      C’est moi, admit Frédéric, mais je reconnais qu’un petit porto…

-      Bon, dans ce cas ce sera cinq portos, trancha André, faisant fi des convenances, en fouillant la poche intérieure de son blouson en quête de son paquet de tabac. Et un briquet, s’il te plait Violaine.

L’intéressée secoua la tête, l’air de dire ils me la font à chaque fois, et s’appliqua à remplir les verres.

-      Et toi, Mirko, tu bois quoi ?

-      Leffe, annonçai-je en levant mon demi, ce qui sembla décevoir Lionel.

-      Ah, toi au moins tu es raisonnable…

Et, ceci étant dit, ils se désintéressèrent de moi et allumèrent leurs mégots, plongeant progressivement la pièce dans un brouillard digne du plus sinistre des crépuscules londoniens et commandant bientôt une nouvelle tournée de portos.

-      Bon, le devoir m’appelle. A plus, Beauté.

-      A plus, Mirko, roucoula Violaine. Tu diras à ta sœur de passer me voir, hein ?

-      Te fais pas de souci pour ça, je parie qu’elle se dirigera d’elle-même vers le bar d’ici quelques heures.

Je pris congé après lui avoir lancé un baiser du bout des doigts que Freddy, Dieu merci, ne vit pas. Il devait probablement s’imaginer qu’à vingt-trois ans, sa petite princesse était toujours vierge. S’il savait…

Il était temps pour moi de continuer mes livraisons. Je chevauchai donc séance tenante          (c’est une image) vers la villa du Docteur, lieu de tous les mystères et toutes les défonces, où réside le barbu et érudit Philibert Lemaître, l’un de mes plus fidèles clients. Et pour cause : l’homme est complètement toxico, et paie très cher pour gâter ses addictions.

La route quittait le Village en serpentant sous les arbres, se frayant un passage dans la roche déchiquetée de la colline jusqu’au sommet, où la végétation se faisait de plus en plus dense. Je mis environ une demi-heure à atteindre le fief du Docteur sans croiser une seule autre voiture. Je ralentis en vue du portail, une espèce de machin contemporain en fer forgé qui ressemblait à des spirales avec des yeux, encadré par de hauts murs vomissant des trainées de lierre. Au dessus de la boîte aux lettres, sculptée en forme de bouche façon Rolling Stones, l’interphone et une plaque portant la mention Dr. Philibert Lemaître, psychiatre. Uniquement sur RDV.

-      Doc ? C’est Mirko, pour vous servir.

Un grésillement, et le machin de fer avec des yeux s’ouvrit en deux avec une lenteur exaspérante. Je m’engouffrai tant bien que mal dans l’allée envahie par les mauvaises herbes, longue d’un bon kilomètre. Le jardin me fascinait un peu plus à chaque visite : laissé à l’abandon, il semblait regorger de toutes les espèces de plantes disponibles sur la planète, foisonnant joyeusement en un élégant bordel vert qui bruissait doucement sous les roues impitoyables de mon Audi. Des fontaines déjantées couvertes de lichen s’élevaient ça et là, de formes plus ou moins reconnaissables. Parmi les multiples curiosités peuplant le jardin, on pouvait identifier un lutin, cul-nu, en train de pisser un filet d’eau fraîche, deux serpents entrelacés qui crachaient leur venin sur une grosse pomme couleur bronze, une représentation de Shiva, un totem, un éléphant s’aspergeant lui-même, mais aussi une créature bien membrée au faciès difforme et aux pieds de bouc qui éjaculait sur le visage ruisselant d’une jeune fille, ainsi qu’une véritable femme-fontaine : une nymphe grassouillette au dos arqué par le plaisir, les jambes largement écartées, dont le vagin de pierre expectorait un long jet d’eau pailleté de soleil, et bien d’autres merveilles dans le même thème.

Je me garai devant la grande maison à la façade dévorée par le lierre. Les persiennes bleu pâle étaient fermées, pour la plupart. Deux gros seins de pierre, un de chaque côté du perron, dardaient sur moi leurs tétons attentifs tandis que j’attendais qu’on vînt m’ouvrir. Je fis basculer mes Ray-Ban sur mon front, tâtai ma cargaison dans ma sacoche, par simple réflexe.

La porte s’effaça bientôt sur mon hôte. De taille moyenne, une calvitie naissante compensée par une barbe d’ébène aux reflets verdâtres, comme les plumes d’un coq, un peignoir de soie écarlate tendu à craquer sur sa bedaine, symbole d’un hédonisme on ne peut plus satisfait, des babouches de cuir et un ridicule monocle qui lui faisait un œil énorme.

-      Bonjour, Docteur. Belle journée, n’est-ce pas ?

-      Sublime. Entre, fripouille.

-      Vous portez un monocle, maintenant ?

-      Comme tous les dimanches.

-      Ça va de soi. 

Je m’abstins de lui faire remarquer que nous étions un samedi.

Il se dirigea vers la véranda où il me recevait toujours, bien que nous traversions une enfilade de salons au mobilier aussi cossu qu’excentrique. La verrière en forme de dôme donnait autant sur le ciel que sur les arbres, derrière la maison, et abritait de nombreux cactus et plantes carnivores de dimensions modestes, alignés dans des pots de terre cuite poussiéreux. Le Docteur s’assit dans une antique bergère essoufflée couleur moutarde et me désigna un siège en osier blanc, un de ces fauteuils de jardin très en vogue dans les Indes du temps des anglais, au dossier sculpté comme un éventail de plumes de paon. Je me sentis soudain l’âme d’une vieille bourgeoise colonialiste. 

-      Tu veux boire quelque chose ? Café ? Thé ? Cognac ?

-      La même chose que vous.

Il esquissa ce petit sourire sournois qui chez lui en dit long.

-      NORAAAAA !! DEUX ABSINTHES !!  

Le Docteur sait recevoir.

-      Doc, j’ai ici votre commande habituelle, ainsi que deux nouvelles variétés que j’aimerais vous faire goûter.

Le monocle se fit dubitatif.

-      Tu n’essaierais pas de me refiler un cafouillage botanique dont personne ne veut ?

-      Absolument pas. D’après mon associé, c’est une vraie tuerie. Vous êtes le premier à qui je les propose.

-      Je t’en prie, déballe, m’encouragea-t-il en se frottant la panse comme si j’étais venu lui offrir un baba au rhum.

Et, tel un marchand de tapis déroulant ses plus beaux paillassons, je sortis de mes poches deux échantillons dans leur pochon respectif que je posai sur la table en marqueterie qui nous séparait. Mon hôte se pencha lourdement en avant, tirant sur son peignoir qui s’ouvrit largement sur son abdomen grassouillet, et s’empara des sachets qu’il examina soigneusement à la lumière, avant de les ouvrir, de les renifler, puis finalement de les reposer. Il s’enfonça dans son fauteuil, croisa les jambes, agita son pied de hobbit dans ma direction.

-      Roule m’en un avec celle-là, je te dirai ce que j’en pense.

Comme je m’exécutais, la maîtresse argentine du Docteur, l’indolente et pulpeuse Nora, se matérialisa dans la véranda, nue comme au premier jour. Certes, elle ne m’était jamais apparue en combinaison de ski, mais bon, c’était la première fois que je la voyais à poil.

Sa chevelure brune cascadait en longues volutes de kératine jusqu’à son impertinent petit nombril, noyau parfait au milieu de son ventre lisse mais légèrement convexe, qui à cet instant m’apparut réellement comme le berceau de l’humanité. Deux poires juteuses aux larges mamelons sombres, bien plus engageantes que les gros machins en pierre à l’entrée de la villa, me toisaient, majestueuses, superbes, au dessus du plateau qu’elle portait. Je ne saurais dire ce qui, de ses yeux félins, libidineuses émeraudes aux paupières douces qu’abritait la voute insolente de ses sourcils, ou du triangle touffu enclavé dans l’écrin de ses cuisses d’amazone couleur de miel, était le plus captivant.

Je dus rester bouche bée quelques secondes, et je vis sourire ses deux paires de lèvres, aussi charnues en haut qu’en bas.

-      Bonjour, Mirko, chantonna-t-elle de sa voix rauque et suave à la fois de fumeuse de cannabis nymphomane – parce que, quand même, il faut être un peu agitée du clito pour faire ça, non ?

-      Heu… bonjour, Nora.

-      Allons, Amor, habille-toi ou cet enfant va se trouver mal, s’amusa le Docteur qui n’avait sans doute rien loupé de mon ahurissement.

-      Oh, pardon ! fit la belle latine aux prunelles de jade, comme si elle ne se serait jamais doutée de l’effet qu’elle pouvait produire. Mirko, tu peux me passer mon peignoir, s’il te plait ? Derrière toi, sur le divan.

Je lui tendis un négligé en dentelle bleu pervenche qui ne laissait pas, à mon avis, beaucoup de place à l’imagination, ce qui se confirma une seconde plus tard lorsqu’elle l’eût revêtu. 

-      Tu la ramènes moins, hein, canaille ?

-      Mea culpa, Doc. Je ne m’attendais pas à… une telle vision, si je puis me permettre.

Le Docteur lâcha un grand rire caverneux, rond, dur et évidé comme une grotte, c’est l’effet qu’il me fit. On y entendait presque son propre écho.

-      Pose-ça là, Amor. Ce charlatan a du nouveau pour nous.

Nora s’installa sur un pouf en rotin et versa l’absinthe dans trois petits verres de cristal en me décochant un regard spontanément langoureux. Cette fille me dévisage toujours comme si elle attendait fiévreusement que je consentisse enfin à la sauter, ce qui dans un sens est assez effrayant. Le Docteur me toisait toujours avec un sourire narquois, cependant que j’achevais de rouler un cône parfait.

-      Passe-le à Nora, elle va l’allumer. 

-      Ma chère, à vous l’honneur.

Ils tirèrent tour à tour plusieurs longues bouffées sur le pétard tandis que je m’adonnais au petit rituel du sucre et de la cuillère. Le liquide, vert et brûlant comme les yeux de Nora, m’incendia l’œsophage, mais je restai aussi impassible que si j’avais bu de la menthe à l’eau.

-      Pas mal, apprécia mon hôte en me soufflant un nuage de fumée au visage. Combien tu en as sur toi ?

-      Vingt grammes.

-      Je prends tout.

-      Aucun problème. Vous voulez goûter l’autre ?

-      La prochaine fois. Cocaïne ?

-      Non-merci.

-      Comme tu veux. A mon avis, tu es bien trop sain pour un dealer.

Je ne touche pas aux drogues dures et à chacune de mes visites le Docteur se fait un devoir de m’en proposer. Pervertir la jeunesse est, de loin, son activité favorite.

Nora saupoudra le contenu d’une minuscule boîte en os sculpté sur le plateau rutilant, et s’appliqua docilement à faire des traces à l’aide d’un couteau à beurre en argent massif.

-      Vous savez bien que dans mon métier, il faut savoir garder les idées claires.

-      Oui, tu es un garçon consciencieux, s’amusa-t-il en essuyant d’un revers de main nonchalant les cendres tombées sur son peignoir. Mais tu n’as jamais envisagé d’en faire commerce ? Ça paye plus que l’herbe.

-      Je n’y ai jamais vraiment réfléchi. C’est une dimension différente, une clientèle différente. Il faudrait faire équipe avec des grossistes, faire partie d’un réseau. Je préfère travailler seul et être sûr du produit que je vends.

-      Je te croyais plus ambitieux.

Je haussai les épaules.

-      Disons qu’il y a trop de paramètres à prendre en compte. Sans indiscrétion, vous la prenez à qui, la coke ?

Une lueur mauvaise s’alluma dans le monocle.

-      Ça dépend.

Il paraissait évident qu’il ne désirait pas m’en dire davantage.

-      Sérieusement, tu n’envisages pas d’agrandir l’entreprise ? Tu pourrais recouvrir un plus large secteur. Ici, c’est un peu limité, non ?

-      Beaucoup de gens fument de l’herbe, Dieu merci, je suis loin d’être au chômage !

-      Mais beaucoup de gens cultivent pour leur propre consommation. La coke, c’est autre chose. Et la très bonne coke, c’est de plus en plus rare…

Nora, toujours silencieuse, se frottait machinalement la narine en dardant vers moi des yeux fébriles, légèrement écarquillés, aux pupilles brusquement dilatées. De toute évidence, le Docteur savait de quoi il parlait quand il évoquait de la « très bonne coke » …

J’eus un rire bref et allumai aussitôt une cigarette.

-      Auriez-vous une proposition à me faire, Doc ?

-      Je me préoccupe de ton orientation professionnelle.

-      C’est ce que je vois.

-      Ne nous leurrons pas : tu as choisi une voie peu conventionnelle, celle de l’argent facile, du risque. Tu as préféré vendre de la drogue plutôt que des assurances-vie, alors j’ai du mal à croire que l’idée de dealer de la blanche t’empêche de dormir.

-      Certes non, je ne suis pas inquiet pour mon karma, concédai-je. C’est plutôt une affaire de logistique. Il faudrait que je m’associe à des gens qui connaissent bien le milieu, et tout le monde sait que c’est un milieu complètement pourri. J’ai toujours apprécié le travail d’équipe, mais j’aime mieux connaître un peu les mains qui vont étaler de la merde sur les miennes.

Le Docteur ricana, sniffa un grand trait de coke et, tout en se pinçant le nez et en reniflant un bon coup :

-      Tu crois que je te parle de t’associer avec les gitans de Saint-Aymar ? Tout de même, j’ai un peu plus d’estime pour toi. De toute façon, ils travaillent en famille, ils ne voudraient jamais de toi.

-      Alors de qui me parlez-vous ?

-      Réfléchis, mon petit.

Je le vis s’agiter dans son fauteuil. Coke, weed et absinthe semblaient danser un tango démoniaque dans son esprit retors.

-      Tu lis la presse locale, tu regardes les infos ? Tu vas sur Internet ? Tu connais tout le monde, ça parle ici au Village… Retour en force de l’héroïne chez les jeunes dans les campagnes isolées, fermeture d’usines, précarité, chômage, ennui, espoirs brisés d’une jeunesse à qui on a tout pris avant même qu’elle apprenne à marcher…

Il avait l’air de beaucoup s’amuser. Nora affichait un sourire rêveur en se mordillant l’ongle du pouce.

-      … et d’un autre côté, cocaïne pour les fils à papa fortunés qui viennent passer des vacances au soleil, festivals tout l’été, étudiants prêts à gâcher leur argent de poche pour de la poudre aux yeux, trentenaires déjà trop accros qui flambent leur RSA… Sans parler des pilules d’ecstasy, qui reviennent sur le devant de la scène après quelques années d’oubli, très prisées par les ados de tous bords et par tous ces incultes qui affectionnent cette musique de merde, là, l’électro. Je te l’ai dit, beaucoup de festivals, beaucoup de raves dans la région, pléthore de teuffeurs au regard vide qui descendent de tous les coins de France dans leurs camions grotesques pour venir s’encanailler dans le Sud. La génération Y, c’est les nouveaux seventies, à ceci près que l’Ere du Verseau apportait un idéal, une envie de changement, une aspiration à la paix universelle et autres fadaises. Les jeunes d’aujourd’hui, ils ont tous Pluton en Scorpion, ils sont marqués par le vice et toutes leurs actions ne visent que la satisfaction de leurs désirs égoïstes, la jouissance immédiate ! Le sexe, l’argent, la défonce ! Naviguer dans cet éternel non man’s land entre enfance et âge adulte !

Le monocle tressautait, frémissant, passionné.

-      Applications de rencontre pour baise rapide et anonyme, strip-poker en ligne, défis débiles sur les réseaux sociaux qui font chaque jour des victimes, revenge porn dès la classe de 5ème, cynisme, fatalité, désillusion, prolifération de MST que l’OMS croyait disparues avec les maisons closes, à l’époque pourtant où les gamines se nettoient la chatte au karcher pour pouvoir la montrer sur Snapshat et s’empoisonnent avec toutes sortes de vaccins, normalisation des drogues de synthèse, médecins qui prescrivent narcoleptiques et anxiolytiques à tour de bras, banalisation de l’humiliation, omniscience de la vie des autres mais pauvreté intellectuelle grandissante, chacun s’improvise agent de la Stasi, niveau scolaire en chute libre, restriction des libertés et de l’intimité sous couvert de sécurité et de droit à l’information, droit de savoir si la merde de ton voisin est plus liquide que la tienne, censure réactionnaire de la parole alors qu’on fait de la pudeur un horrible défaut, ferme ta gueule mais montre-nous ton cul, tu feras le buzz ! explosion des codes sexués d’un côté, on ne distingue plus le masculin du féminin mais on n’est toujours pas capable d’établir l’équité salariale, invention d’orientations sexuelles absurdes, faire croire aux ados que leur mal-être signifie qu’ils sont au fond d’eux des hermaphrodites attirés par l’énergie érotique des grille-pains, et en réaction à tout ça montée inquiétante des intégrismes religieux, nuées de petites pucelles hystériques qui défilent dans les rues pour prouver au chaland la conscience émotionnelle des fétus, formatage des cerveaux des gosses qui se croient subversifs et rebelles parce qu’ils bouffent des cartons et baisent n’importe comment, comme si c’était eux qui avaient inventé la sodomie, alors qu’ils consomment bêtement ce que la société veut leur faire avaler ! Ils veulent faire de leurs plus belles années une interminable soirée pleine de jeux dangereux et d’expériences mortifères, et c’est exactement ce que les grands fils de pute de ce monde attendent d’eux ! On ne renverse pas un régime avec des révolutionnaires en Stan Smith qui ont les neurones grillés par la MDMA, les anarchistes qui vivent des allocs et des bourses étudiantes et n’aspirent qu’à danser sur les plages en bikini pour oublier qu’ils n’ont pas d’avenir, ça n’a jamais fait de la matière pour défier les dictatures ! On vit simplement une époque rêvée pour les dealers et les pharmaciens, ce qui est finalement la même profession.

-      Et pour les psys.

-      Je te le fais pas dire.

-      Vous m’avez l’air très remonté, Doc.

-      Je suis tout à fait serein, au contraire !

-      Qu’essayez-vous de me dire, exactement ? m’enquis-je avec un sourire prudent. Vous me conseillez de profiter du vent de turpitude qui souffle sur ma génération ? C’est bien là le genre de conseil que vous donnez à vos patients ?

-      Tu n’es pas un de mes patients, que je sache. Tu es une vermine aux yeux bleus qui exploite ma faiblesse pour gagner de quoi offrir des parfums à sa petite amie !

-      Simple échange de bons procédés. Et Vanina ne met pas de parfum.

Visiblement fatigué par ce grand moment de sociologie, mon hôte se jeta avidement sur une nouvelle ligne de poudre.

-      La drogue qui circule en ce moment dans le coin, la bonne came j’entends, celle qui fait des ravages, elle est gérée localement par une petite organisation très…

-      Organisée ?

-      C’est ça. Demande à Nora.

Perplexe, j’avisai la belle argentine qui se massait à présent compulsivement la joue gauche.

-      C’est vrai, chéri. J’ai travaillé pour eux. Oh, mais je m’occupais pas de la drogue !

Non, sans doute préparait-elle le café, une plume de paon dans le cul.

-      Et donc ?

-      Tu devrais aller voir le Baron, suggéra-t-elle sans s’apercevoir que son sein droit tentait de s’échapper de son négligé.

-      Le Baron ? Le vieux Barth ?

-      Ce rentier véreux pourrait porter le même regard que moi sur ton potentiel.

-      Merci, Doc. J’ai du mal à croire qu’un vieil aristo belge qui siège au conseil municipal…

-      Ne sois pas naïf, me coupa l’ami Philibert en me décochant un coup d’œil menaçant. Ça fait toujours bien, pour la municipalité d’un village qui survit sur les lauriers de son passé historique, d’avoir un noble dans ses rangs. L’âme des gens est bien plus noire que leur chemise.

-      Leur chemise, Doc ?

-      Réfléchis, petite canaille. Tu es un môme qui joue à être Tony Montana, mais je suis persuadé qu’au fond de toi, tu rêves de devenir Pablo Escobar.

-      Au moins ! Chacun ses idoles. Quelles sont les vôtres ? Freud, Lacan ? Jung, peut être ?

-      Ne fais pas semblant d’être cultivé.

-      Il faut absolument que je vous présente ma sœur, vous allez l’adorer.

Il tira deux longues bouffées pensives sur le pétard qui s’était éteint entre ses doigts grassouillets, me fixant sans aucune expression.

-      Fais ce que tu veux, mais je suis sûr que tu es plus cupide que tu le prétends.

-      Un de ces jours, je viendrai m’allonger sur votre divan pour faire mon analyse.

-      Ton paiement est dans la cuisine. Je te recontacterai quand je serai à cours.

-      Entendu. C’est toujours un plaisir.

Je bifurquai dans une pièce au carrelage rétro plongée dans la pénombre. Un faitout en fonte rouge vif était posé sur le gaz. Je l’ouvris et trouvai au fond une enveloppe à l’épaisseur acceptable. Elle portait l’en-tête d’une agence de voyages monégasque. Le Docteur a toujours fait preuve d’un certain goût de la mise en scène. Le compte y était, y compris pour les vingt grammes supplémentaires, pourtant Philibert ne s’était pas absenté une seule seconde.

Ils se passent vraiment des trucs surnaturels, ici…

Ma mission accomplie, il ne me restait plus qu’à quitter la villa. Nora m’attendait dans le vestibule, les lèvres luisantes de salive – je ne pus m’empêcher de remarquer ce détail – me tenant la porte d’une main. Son négligé était à présent totalement ouvert, et je vis qu’elle gardait son autre main coincée entre ses jambes.

-      Au revoir, Nora. Bon week-end.

-      A bientôt, Mirko, susurra-t-elle avec un sourire absent et de grands yeux empressés comme si elle était sur le point de jouir.

Je regagnai rapidement mon véhicule, me demandant au passage si elle était vraiment en train de se masturber derrière la porte. Cette visite chez le Docteur allait me laisser un goût indélébile.

 

****

 

-      Je suis sûre que Lumi a proposé à Charlie de venir, soupira Vanina en vérifiant son maquillage dans la glace du côté passager.

-      Et alors ? Qu’est-ce que tu as contre ce bon vieux Charlie ?

-      Rien. Je l’aime pas, c’est tout.

-      Tu n’aimes personne.

-      Si, je t’aime, toi.

Elle avait dit ça sans me regarder. Dans sa bouche, ça sonne souvent comme un reproche. Ou une menace.

-      Moi aussi, je t’aime, Bébé. Fais-moi plaisir, essaye de te détendre un peu ce soir, OK ? Lumi est là, tu devrais être contente.

-      Je le suis. Mais quand Charlie est là, il me met mal à l’aise. J’ai toujours l’impression qu’il s’imagine en train de me couper en deux avec une scie, comme dans ses tours de magie à la con.

Je ris, amusé par son petit air renfrogné qui, bizarrement, la rendait assez sexy. Vanina est de ces filles qui ne sont jamais aussi bandantes que quand elles font la gueule.

-      Il n’a jamais fait ce genre de numéro. D’ailleurs, je crois que tu confonds : qu’Etienne puisse nourrir des pensées similaires, je veux bien, mais pas Charlie. C’est un mec très sain.

-      Ne me parle pas d’Etienne, c’est un sociopathe.

-      C’est bien ce que je disais, tu n’aimes personne !

-      J’y peux rien s’il n’y a que des tarés, ici.

Je garai mon Audi sur le bas-côté. Le camion-pizzas rouge et jaune de Sibille, trônant au milieu de l’immense pré assoiffé, était déjà pris d’assaut par la jeunesse locale. Le soleil couchant ricochait sur mes Ray Ban, m’empêchant de distinguer les visages.

-      Tu vois, Lumi est avec Charlie.

-      Arrête un peu, Bébé.

Effectivement, ma sœur et Charlie étaient assis côte à côte. Ils avaient trainé leurs chaises jusqu’au camion et bavardaient avec Sibille, qui fumait une roulée assise sur les marches, en tablier à carreaux rose taché de farine, ses dreadlocks ornées de perles entortillées sur le sommet de sa tête et retenues par un foulard à motifs tribaux. Corentin Janvier, Félix Terrier, Sylvain Montarnal, Valentine Pasquez et Julia Renaud-Marquet occupaient une des tables. Un vieux morceau de Keny Arkana s’échappait du poste radio coincé sur une étagère près du four à pizzas. Je saluai tout le monde, tandis que Vanina allait droit sur Lumi.

-      Salut, vieille branche, me héla Sibille, clope au bec.

Lumi, que j’avais croisée plus tôt dans la journée dans sa phase asociale, souriait à présent d’un air détendu, étrennant une petite robe au crochet jaune soleil nouée derrière la nuque qui laissait son dos dénudé jusqu’aux reins. Le genre de truc que personne ne porte au Village.

-      Ça va, frangine ?

-      Parfaitement, frangin. Tu me lâches une clope, j’en ai plus. 

Je savais qu’elle mentait, mais je m’exécutai de bon cœur. On ne peut pas dire que Lumi profite de mon pognon, mais à l’occasion elle adore me rappeler qu’elle galère alors que contrairement à moi, elle a toujours bossé et fait des études. Qu’elle a ratées, d’ailleurs.

-      Ne fume pas trop, c’est mauvais pour toi. J’adore ta robe, au passage.

-      Je te la prêterais avec joie.

-      J’étais en train de raconter à ta sœur la dernière blague de mon ex : il veut que je lui paye une pension alimentaire, s’indigna Sibille. Tu te rends compte ? Une pension alimentaire ! Je m’occupe toute seule d’Apolline depuis sept ans et ce branleur exige une pension pour payer son shit et ses putes.

-      Ce garçon me surprendra toujours. Il est très créatif.

Sibille Pichot avait débarqué un beau matin au Village des années auparavant au volant d’une petite camionnette brinquebalante qu’elle conduisait sans permis, puisqu’elle n’était pas encore tout à fait majeure. Comme la plupart de ceux qui atterrissent chez nous, c’était le labyrinthe hasardeux des petites routes bucoliques et le besoin de fuir une quantité de problèmes devenue ingérable qui l’avaient conduite ici. Et ce putain de panneau, là, celui qui indique Saint-Aymar 46km depuis les années cinquante, alors qu’avec la construction de l’autoroute plus personne ne traverse la vallée pour s’y rendre (à moins de vouloir faire un immense détour par les bois, évidemment). Elle avait d’abord été embauchée comme serveuse au Lapin Blanc, les Terrier la laissant dormir dans une petite chambre avec sanitaires aménagée à l’étage. C’est comme ça qu’elle avait sympathisé avec Lumi, plus jeune qu’elle de six ans, mais toujours très curieuse de ceux que le vent glacial des causses poussait à chercher refuge en nos remparts.

Au début, Lumi et ses salopettes en jean trouées lui amenaient des plats cuisinés par Maman dans des casseroles trop lourdes pour elle, des fringues improbables qu’elle ramassait dans les braderies de la Croix-Rouge et des livres (oui, à douze ans, ma sœur partait du principe que les livres étaient aussi indispensables à la survie de chacun que la nourriture, et s’étonnait toujours quand elle constatait que ce n’était pas le cas). En retour, Sibille la laissait goûter ses bières, lui faisait des tresses africaines et lui expliquait avec une objectivité discutable à quel point les hommes étaient des enfoirés, et comment il lui faudrait s’en méfier. Elles formaient un tandem assez insolite, qui avait pas mal fait jaser : la jeune hippie fraîchement débarquée de nulle-part qui inventait des cocktails plus imbuvables les uns que les autres, et la petite Saint-Just au menton dédaigneux qui jaugeait les adultes avec des yeux bien trop sérieux. Je crois que c’est avec elle que Lumi a pris sa première cuite, et c’est encore elle qui lui expliqua doctement comment mettre une capote, à grand renfort de banane pour illustrer le processus. Des parents ordinaires appelleraient ça une mauvaise fréquentation, mais pas mes parents, qui ont toujours adoré Sibille.

A l’âge de vingt-et-un ans, elle s’était entichée d’un de ces cas sociaux qui parviennent astucieusement, on ne sait trop comment, à se faire passer pour des libres penseurs. Fifi, le grand philosophe en question, avait dix ans de plus qu’elle, un bracelet électronique et des amis douteux qui voulaient lui faire la peau dans à peu près chaque ville de France. Pour lui, elle partit en Inde en stop par la Route de la Soie afin de lui ramener des fioles de LSD, pendant qu’il squattait son appart et laissait crever ses plantes. Il y a des gens qui connaissent mieux que d’autres le sens du mot sacrifice. Deux ans plus tard, alors qu’elle était enceinte jusqu’aux dents, Fifi décidait soudainement qu’il ne voulait plus devenir père et s’enfuyait avec la jeune vacataire qui faisait la saison à l’office de tourisme. Ma mère insista pour que Sibille vienne terminer sa grossesse à la maison, et c’est au Manoir qu’elle donna finalement naissance à Apolline. Non, d’habitude, les enfants ne naissent pas ainsi au Village, je vous vois venir avec vos préjugés… Mais Sibille se méfiait des hôpitaux. Et des médecins. Sibille se méfie de beaucoup de choses, sauf du père de sa fille, qui revient régulièrement à la charge pour lui taxer des thunes, et je suis bien placé pour savoir ce qu’il en fait puisque c’est moi qui lui vends sa fumette.

-      Tu sais qu’il se plaint qu’il ne voit jamais sa fille ? Non mais tu réalises ! Ça fait, quoi ? deux ans qu’il se rend compte qu’il a une fille, cet enc… 

-      Sibille, les pizzas vont brûler.

-      Ah, merde ! Mirko, tu veux quoi, une Mastroianni ?

Ses pizzas ont toutes des noms d’acteurs italiens.

-      Volontiers, n’ai pas peur d’oser l’huile piquante. Bébé, qu’est-ce qui te ferait plaisir ?

-      Oh, je vais en partager une avec Lumi.

Je vis Charlie retenir un éclat de rire tandis que ma sœur coulait vers lui un regard complice. Vanina crucifia l’insolent du regard.

-      Tu as choisi, Lumichérie ?

-      Je te laisse faire, après tout je connais pas la carte.

-      Prends la Bellucci, tu vas kiffer ! lui recommanda Sibille depuis son four. Chèvre, miel, mozzarella, roquette, tomates séchées et jambon fumé.

-      Je te fais confiance. Ça te va, Nana ?

Nous nous installâmes sous un parasol pour siroter la citronnade faite maison de la jeune pizzaïola, les briquets cliquetèrent, les rires commencèrent doucement à s’élever jusqu’au ciel éclatant de ce mois de juin. Vanina ignorait prudemment Charlie, se contentant de cracher la fumée de ses Marlboro dans sa direction quand elle trouvait ses sourires trop menaçants, et ne tiqua même pas quand Violaine nous rejoignit après son service, flanquée de son cousin Gazou.

-      Qu’est-ce qu’on fait, ce soir ? s’enquit Charlie en agitant la main pour chasser la fumée qui l’indisposait.

-      On va faire un tour au Galaxy ? suggéra Violaine. J’ai envie de danser, là.

-      Waouh, je ne suis pas sûre d’être prête à affronter ça… hésita Lumi en essuyant ses doigts pleins de sauce tomate sur une serviette en papier.

-      Mais si, tu dois voir ça, ça a tellement changé !

-      Est-ce que ça veut dire que c’est mieux ?

-      Ça ne peut pas être pire ! s’esclaffa Gazou.

-      Tu trouves ça forcément naze, puisque tu ne bois jamais d’alcool. A ce compte-là, tu t’ennuierais même à Ibiza.

-      On en revient toujours au même débat : ça signifie donc que vous êtes tous convaincus qu’il n’y pas d’amusement possible sans se bourrer la gueule ! Je trouve ça triste.

-      Tu nous fais chier, Gazou ! On fête le retour de Lumi.

-      Je peux appeler Béryl, elle nous fera rentrer.

Vanina posa sa main sur mon avant-bras.

-      Tu as envie d’y aller ? me demanda-t-elle avec un rien de souffrance dans la voix.

-      Je sais pas, Bébé. Mais vas-y, toi, ça te fera sortir. Y a combien de temps que vous n’avez pas fait les hystériques en boîte, toutes les deux ?

-      Je ne suis jamais hystérique. Et puis ce serait plus sympa si tu venais.

Lumi considéra furtivement Vanina, puis me jeta un de ses regards appuyés qui paraissent toujours dénoncer une pathologie quelconque. Celui-là me criait « dépendance affective ».  Lumi est une psychanalyste contrariée.

-      Faut voir. Sœurette, tu veux aller traîner tes gambettes au Galaxy ?

Elle tira une cigarette de mon paquet, promena un œil tranquille sur l’assemblée qui attendait sa réponse, ménagea son suspens.

-      Par pur intérêt anthropologique, pourquoi pas.

-      Si c’est pour la science, on va pas se refuser ça, sourit Charlie.

Je savais qu’elle avait une idée derrière la tête. Violaine avait peut-être raison : on n’est pas jumeaux pour rien.

 

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Keina
Posté le 14/03/2019
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Keina
Posté le 14/03/2019
"ils votent en ignorance de cause." > rien que pour cette phrase je mets 5 étoiles à ce chapitre! xD
Que dire, à part que j'adore toujours autant ? L'ambiance, le style, les petites histoires de chacun, les détails que tu sais poser sans alourdir l'ensemble...
Bon, déjà, on arrive enfin à situer un peu mieux ce village ! Ça a un côté Pagnol, mais avec toute la misère actuelle, les problèmes de drogue, d'alcool, de chômage en plus. 
En tout cas, on sent l'embrouille arriver, avec ce "Baron" qui m'avait déjà intriguée dans le premier chapitre. Tu as su esquisser un portrait très en demi-teinte du frérot. On a envie de l'apprécier, mais on le sent qui peut très facilement glisser vers des trucs de moins en moins nets... 
J'aime particulièrement tes personnages tout en nuance, tu sais les rendre ni bon ni mauvais, ils ont des côtés agaçants et en même temps on s'y attache assez vite, comme ton psy et sa copine ! 
Le problème avec les histoires à suivre comme ça, c'est qu'on ne sait pas combien de chapitres il va falloir pour que ça dérape et que tout parte en sucette... :) J'ai à la fois hâte et pas hâte que ça arrive !
À très vite !
Loulou
Posté le 14/03/2019
Haha, merci beaucoup pour tes étoiles *_*
Oui tu as raison, je l'envisageais un peu comme une histoire "pagnolesque" qui dérape progressivement!
Tes retours très positifis me touchent énormément, j'ai du mal à prendre du recul sur ma fiction et je suis ravie d'avoir une lectrice aussi assidue et loquace que toi!
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