Une femme assez grosse se déplace avec agilité, ses doigt gracieux et musclés comme des jambes de danseuses. Elle cuisine. Elle pétrit de petites sphères nacrées. Un goût de parfum d’enfant, subtil et frais. J’allonge les doigts pour prendre l’une de ces billes. Elle sourit et semble d’une grande sagesse, elle se tourne et me regarde. Ce n’est pas pour moi. Je suis en train de rêver. Cette femme semble perspicace au delà de tout elle me fixe. Une chaleur très agréable m’envahit, je me sens bien. Ce n’est pas ma mère. Elle ne ressemble pas du tout à ma mère. Elle est inquiète. Je voudrais la rassurer. Un bébé hurle, la femme ouvre ses yeux et laisse glisser le bol, toutes les perles parfumées se répandent. Un bébé hurle, les yeux de la femme s’arrondissent. J’entend sa voix grave et légèrement rocailleuse. Je voudrais mordre le mot qu’elle s’apprête à dire :
EGVAR.
Maintenant elle est furieuse. Je me réveille avec une forte envie de cracher. Rien ne me semble plus amer que ce nom. Je me réveille. Le bébé est en train de pleurer.
05 h centre d’accueil
Amura sortit de sa chambre peu avant l’aube. La nuit ne fut pas telle qu’il l’avait espérée. Sa chambre était proche de celle d’Henriette et le bébé avait pleuré presque tout le temps. Un balcon glissait le long de la façade intérieure du bâtiment, il offrait un point de vue imprenable sur la Forêt. Le ciel était encore très sombre, on distinguait la lune et quelques étoiles. Le bébé avait arrêté de pleurer. Amura respirait profondément, il se sentait mieux chez lui au centre que chez sa mère. Il vit Mr Durfol. Le petit vieux était sorti sur le balcon lui aussi. Il avait l’air étrange, lui aussi regardait le ciel. Il avait le regard plus perçant que d’habitude.
« Bonjour Docteur, ou bonne nuit, je ne sais pas ce qu’on doit dire dans ces cas-là ! »
« Eh bien, le soleil va se lever, donc je suppose qu’on peut se souhaiter un « bon jour ».
« Le ciel n’est pas comme la nuit dernière, vous aussi vous l’avez vu, n’est-ce pas ? »
Le petit vieux ne tremblait pas. Amura ne s’attendait plus à partager ça avec quelqu’un. C’était devenu son trou noir à lui, en quelque sorte.
« La nuit dernière était spéciale, je l’ai noté moi aussi. Je n’ai pas pris le temps d’y penser plus que ça, c’était sans doute une éclipse lunaire. Vous en avez parlé avec d’autres pensionnaires ? »
Mr Durfol sourit étrangement.
« Non, vous savez bien Docteur, je suis le seul insomniaque du centre. Maintenant avec le bébé, nous serons plus nombreux, je pense. »
Amura n’avait jamais trop prêté attention à Mr Durfol. Il était surpris de le trouver ce matin, aussi solide, presque athlétique. Mr Durfol avait des manies qui lui donnaient l’air plus âgé. En général il avançait courbé, il s’appuyait sur les gens, il demandait à passer en priorité dans la file d’attente, il fallait lui parler fort, lui répéter les choses. Il exigeait que l’on prenne soin de lui, un peu comme un enfant. En réalité, il devait avoir environ soixante ans. Ce matin, il avait l’air d’un homme assuré et puissant. Il regardait Amura avec intérêt. Il reprit la parole.
« Il n’y a pas eu d’éclipse Docteur. Cela ressemblait plus à une membrane planant au-dessus de nos têtes. Vous ne trouvez pas ?»
Mr Durfol avait raison, c’était une description assez précise de ce que lui-même avait ressenti.
« Oui, c’est vrai, ça ressemblait à ça. »
Un peu plus loin, on entendait des cris dans la rue. Des hurlements hystériques, haletants. On entendait des éclats de voix, une sorte d’épouvantable gémissement, des voix d’hommes. Le vieux concentra son attention vers la rue qu’on ne voyait pas. On pouvait entendre Yull, on distinguait d’autres voix autour de lui, toujours les mêmes. On discernait aussi un gloussement plus faible, sans doute une fille.
« Vous entendez les gamins ? »
« Oui, rien ne ressemble plus au cri d’un jeune en train d’agoniser, que le cri d’un jeune en train de rire. Quand ils sont plusieurs c’est encore plus flagrant»
Yull savait être dangereux, mais ce matin, tout laissait penser qu’il faisait la roue, il se pavanait, il n’était pas en chasse. Amura n’était pas inquiet pour la fille. Son expérience lui dictait qu’avec ces cinq gaillards, il fallait plus se méfier du silence que du bruit.
« Vous n’avez pas l’air inquiet, Docteur, pourtant vous devriez. Ces jeunes ont vu quelque chose qu’ils n’auraient pas dû voir. Ils sont en train de courir après et c’est très dangereux… Bien sûr, je ne parle pas de ce que, nous, nous avons vu. Nous, nous avons juste observé l’obscurité. Et en plus, nous ne l’avons pas fait exprès, n’est-ce pas ? »
Amura observait Mr Durfol. Il s’était senti infiniment proche de lui pendant un court instant. L’homme lui avait paru parfaitement sain d’esprit. Il avait même pensé que le vieux pourrait quitter le Centre et que ça ferait de la place. Juste le temps que le soleil se lève et le petit vieux était retourné dans une autre dimension. La conversation était finie.
« Je vous souhaite une très belle journée, Mr Durfol. À plus tard. »
M. Durfol avait été accueilli dès l’ouverture du centre. Il s'était présenté lui-même pour demander l’asile, en expliquant dans une langue parfaite et sans accent qu’il était le roi de la forêt et qu’il s’était enfuit car il était menacé de mort par la tribu rivale : il était un Hag et il était menacé par les Atmayens, il venait en paix. Impossible de le contredire, il n’avait pas de papier, pas d’autre histoire à raconter que celle qu’il verbalisait. Impossible également de le croire, M. Durfol n’avait rien d’un étranger, il connaissait les codes, l’histoire, les procédures. Il connaissait parfaitement le système et il se proposait d’en profiter pleinement. Il ne lui manquait que le sens et la raison. L’accueil de M. Durfol avait d’emblé dénaturé l’intention première de l’établissement en imprimant dans l’esprit des accueillants l’idée qu’il n’y avait pas d’autres peuples, que toute la forêt avait été défriché, tout sauf la folie. Le centre qui devait accueillir un peuple inconnu et comprendre une autre société se trouvait à soigner les exclus de son propre système.
Un peu plus loin, on entendait des cris dans la rue. Des hurlements hystériques, haletants. On entendait des éclats de voix, une sorte d’épouvantable gémissement, des voix d’hommes. ---> On dirait que tu as hésité entre deux tournures et oublié de faire ton choix. Je préfère la première phrase, si jamais :p .
Sympa ce Monsieur Durfol. Je me dis qu'il doit y avoir du vrai dans ce qu'il dit mais qu'Amura catalogue de farfelu. (Ce n'est pas si farfelu que ça, surtout quand on pense à la belle jeune fille - j'ai zappé son prénom, oups, trop de temps entre mes lectures - qui avait parlé à Yull de la femme de la forêt. Mais ça, Amura ne le sait pas.) (Maintenant je suis du genre à pondre mille hypothèses au cours de mes lectures ^^ ;) ).
^^