11h35 au centre d’accueil
En sortant de son bureau, Amura croisa l’employé de la poste, il lui confia l’enveloppe avec le dossier orange. Il regarda l’homme repartir avec le courrier sous le bras, c’était fluide. C’est alors qu’il la vit enfin, Henriette ! Une femme petite d’une cinquantaine d’année, une boule d’énergie qui traversait le hall, en bougonnant. Elle avait un petit tas de linge sale sur l’épaule. Elle était occupée. Elle était sans doute en train de trouver une solution, de la place pour recevoir le nouvel arrivant. Les solutions d’Henriette étaient toujours discutables mais elles avaient le mérite d’exister. Elle avait déjà agrandi le Centre d’une façon très contestable en cassant quelques cloisons, en détruisant de grands placards. Depuis plusieurs années elle faisait pression sur Amura pour ouvrir un chemin entre le centre et le bâtiment d’à côté, une ancienne banque aujourd’hui abandonnée. De fait, de multiples passages en sous-sol reliaient déjà les deux bâtiments. Un pas de côté, un pas de danse qui permettait de doubler les capacités d’hébergement du Centre. Henriette avait cette agilité particulière qui lui permettait d’enjamber les procédures. Mais elle ne savait pas tout. La construction du projet, son financement, les enjeux plus politiques tissés autour de cette structure lui échappaient totalement. Annexer un nouveau bâtiment sans autorisation, cela revenait à donner aux autorités municipales une raison valable de supprimer les financements et de démolir tout ce qui avait été construit. Henriette était bien loin de le réaliser. Amura la regardait agir avec ravissement et inquiétude. Cette fois, c’est lui qui était sorti du cadre. Il ne fallait pas qu’elle fasse un pas de côté.
Amura se dirigea en salle de pause, c’était l’heure du repas. Serge et Timmy étaient en pleine discussion. Serge était un homme franchement séduisant, il avait le don de mettre les gens à l’aise. Timmy et lui parlaient de Yull, elle disait qu’il n’était pas aussi sinistre que l’on pouvait le croire. Elle était pleine d’énergie. C’était heureux de voir que l’incident de ce matin n’avait pas émoussé sa motivation. Serge l’écoutait sans la contredire. Quand une femme s’entichait de Yull, il était inutile de contester. Il y eut, comme toujours, un petit silence à l’entrée d’Amura dans l’espace déjeuner. Quand il était là, les plus jeunes se sentaient moins libre de parler. Timmy évacua la salle assez rapidement. Amura se retrouva rapidement seul à table près de Serge.
« Merci pour ce matin, tu as assuré. Ça c’est bien passé avec Timmy ? »
« Oui elle comprend vite, elle est pleine d’énergie, ça fait plaisir ! Au fait, c’était bien joué de l’envoyer en rendez-vous avec Sabine ! C’est Henriette qui déteint sur toi on dirait !»
En temps normal Amura n’était pas tellement sensible aux compliments, mais là, venant de Serge cela lui fit du bien. Serge souriait, pourtant la matinée n’avait pas dû être reposante pour lui. Avec le temps, Amura, Serge et Henriette avaient formé un petit trio qui fonctionnait bien. Ils ne se voyaient pas en dehors du Centre, mais on pouvait dire d’eux qu’ils étaient amis.
« C’était pas forcément voulu, tu sais. J’ai eu l’impression que… Sabine avait l’air un peu changée, moins inquiète ? »
Serge sourit, l’intérêt si spécial d’Amura pour Sabine le dépassait. Pour lui cette femme était un végétal, jolie, mais sans importance.
« Là tu m’en demandes beaucoup ! Je n’ai pas trop remarqué. Sabine… C’est… comme d’habitude en fait… Moi, quand je la vois aller au distributeur pour prendre son gâteau, je sais qu’il est 11h35 et que j’ai vingt-cinq minutes pour traiter le reste de la file d’attente avant la pause déjeuner. Ça ne rate jamais. Et aujourd’hui, ce n’était pas différent d’un autre jour.»
Amura acquiesçait, Sabine était devenue pour tous un repère essentiel, elle était le temps qui passe, il y avait son café à 8h, son biscuit à 11h35, son mouchoir qu’elle dépliait invariablement à 11h55 avant de manger. Les médiateurs utilisaient entre eux ce code : il était l’heure du café de Sabine, l’heure de son mouchoir ou de son verre d’eau. Elle s’était intégrée à l’espace au point de remplacer la pendule qui d’ailleurs ne fonctionnait plus et que l’on avait pas chercher à réparer.
« Et sinon Timmy ? Tu as compris ce qui s’est passé avec la bande ? »
« Je n’ai pas calculé grand-chose, j’étais sur le dossier de Mr Durfol, c’était long. Quand je me suis rendu compte que ça bouchonnait de son côté, tu étais déjà avec elle pour prendre le relais. Je pense que Rippy l’aime bien, il lui tourne autour. Comme elle ne le remarque pas, il fait l’imbécile. Je l’ai mise en garde. Il faudrait qu’elle fasse la formation, qu’elle travaille un peu sa posture, sinon Yull n’en fera qu’une bouchée… »
« Oui c’est prévu. Et sinon est-ce que tu as pu voir Henriette ? Elle est passée en coup de vent. Pour le nouvel accueilli, tu en sais plus ? »
Serge fît non de la tête. C’est à ce moment qu’Henriette réapparut furtivement, Amura se dirigea vers elle. Elle avait toujours son petit tas de linge sale sur l’épaule. Amura le lui fit remarquer. Une manière d’engager la conversation, de la mettre en pause, il était fatigué de la voir s’agiter. Elle s’arrêta net, et le regarda effarée. Amura pu voir de plus près ce qu’elle tenait dans les bras : un tout petit bébé emmailloté dans une serviette usée, grise mais propre, à n’en pas douter.
« Mais… ! Henriette, qu’est-ce que vous comptez faire avec ce bébé ? »
« Je ne sais pas. »
« … Et la mère ? »
« Je ne sais pas ! On l’a trouvé comme ça. Seulement le bébé. Marcelin ne vous a pas dit ? »
« Non ! »
Amura commençait à comprendre, l’urgence, les soins, le nouvel accueilli, la tête de Marcelin et le fait que ce ne soit pas lui qui se soit occupé de prendre en charge le nouveau.
« Et ce bébé… Il va bien ? »
« Oui, elle va bien. »
« Et on va le mettre où ? »
Amura avait du mal à réaliser, il parlait du bébé comme d’un objet ou d’une chose, éventuellement un d’animal, pour lui ce truc n’avait pas encore d’identité.
« Dans un premier temps je pensais la mettre avec moi dans ma chambre. Si ça vous va ?»
« Oui. »
Amura réfléchissait aussi vite que possible. L’arrivée de ce bébé, ce n’était pas un accueil à proprement parler. Ce n’était pas un interné de plus, c’était un médiateur de moins. Il venait d’envoyer le dossier orange et il n’y avait personne, ce bébé ne pouvait pas être le nouvel accueilli. Désormais Henriette allait s’occuper de l’enfant. Il allait devoir se passer de l’une de ses meilleures médiatrices. Rien de tout cela n’était prévu, ça ne rentrait dans aucune case.
« Henriette… On ne peut pas considérer l’arrivée de ce bébé comme un accueil classique. Vous en êtes consciente ? »
Henriette regarda Amura. Le petit tas de linge proféra quelques sons, et se mit à remuer, la chose se réveillait. Henriette n’avait rien à dire de plus, elle disparut pour bercer le bébé qui se mit à pleurer de plus en plus fort. Serge et Amura se retrouvèrent à nouveau tous les deux à table. Amura s’était rassis. Serge demanda :
« Que veux-tu faire ? Il faut prévenir les services à l’enfance, non ? »
« Je ne sais pas. Je ne me sens pas capable de prendre une décision pour l’instant. En vérité… »
Amura était effondré.
« Serge, je suis coincé, j’ai saisi la demande d’hébergement pour « le nouveau », je l’ai déjà transmise à la direction. J’ai indiqué qu’il venait du Monde Vague. J’étais énervé, j’ai fait ça vite »
Serge resta un petit temps sans rien dire. Il réfléchissait. Ce n’était pas franchement le genre de son chef d’agir spontanément sans penser aux conséquences.
« Qu’est-ce que tu voulais faire en remplissant ce formulaire ? Tu te doutais bien que le nouvel accueilli ne venait pas réellement de la forêt ?
« En fait, je n’avais pas le choix.»
« Si tu n’avais vraiment pas eu le choix, tu n’aurais pas de regret !»
« Je ne pensais pas que ce serait un bébé ! »
« En même temps, un bébé, dont on ne peut pas dire d’où il vient… C’est idéal. En plus, on peut en faire une histoire attachante. La forêt qui vient d’avoir un enfant ! »
Amura n’avait pas la créativité de Serge dans ce genre de situation.
« On ne peut pas raconter ce genre de bêtises ! On risque de se discréditer ! Et si la mère réapparaît ? J’ai fait n’importe quoi. Je pensais qu’Henriette…»
Serge éclata de rire. Un éclat d’insouciance dont Amura ne parvenait pas à s’inspirer.
« Henriette n’aime pas trop les balivernes… Ça ne va pas lui plaire ! Mais ne t’inquiète pas trop pour elle ! »
« Je ne sais pas comment rectifier le tir… »
La voix d’Amura était grave, infiniment pathétique. Il était fatigué et inquiet. Le Centre était peut être sur le point de fermer. Lors du dernier comité de suivi on lui avait clairement fait comprendre que le Centre attirait la misère et qu’il ne remplissait aucune de ses fonctions. Les rues de la ville étaient de plus en plus dangereuses. Le comportement de Yull et de sa bande ne cessait d’empirer, ils étaient chaque jour un peu plus violents et incontrôlables. Jusqu’à présent ils ne s’en étaient jamais pris à une médiatrice du centre. On craignait que ces cinq jeunes attirent une forme de criminalité plus organisée. En interne Marcelin devenait insupportable et Henriette, qui était l’un des piliers de l’équipe, venait manifestement de passer à autre chose. Un malaise profond lui comprimait la poitrine. Il se sentait essoré.
« Tu sais, ils n’ont qu’une envie, c’est de fermer la boutique. Même la ville, s’ils pouvaient le faire, ils feraient tout évacuer, ils raseraient tout.»
C’était la première fois qu’Amura en parlait à l’un de ses collègues. Cela le soulagea un peu.
« Tu parles du comité de direction ? Alors je comprends… dans un sens, tu as voulu les confronter au réel en leur racontant une histoire. Amura, maintenant que tu as rempli le formulaire, quoiqu’on fasse, même si la mère réapparaît, ce bébé va devenir l’enfant de l’Hagatma. Au moins d’un point de vue symbolique. C’est quelque chose que beaucoup de gens vont démentir, mais personne ne pourra le défaire complètement. S’il y a bien une chose que j’ai comprise en restant ici, c’est qu’il suffit de raconter une légende pour la faire exister, surtout si les gens ont envie d’y croire.»
Serge souriait, c’était rassurant. Il avait dû passer la nuit en compagnie agréable dans son logement de célibataire. C’est ce qui le différenciait d’Amura, qui lui, avait passé une nuit détestable dans l’appartement qu’il partageait avec sa mère. Amura avait guetté toute la journée des mots, des signes qu’il n’avait pas été le seul à observer un phénomène bizarre la nuit dernière, c’était peut-être tout simplement une éclipse de lune ou quelque chose dans le genre. Mais il n’y avait personne avec qui partager cette indéfinissable sensation. Il commençait à réaliser que ce n’était pas le monde qui tanguait autour de lui, mais plutôt lui qui vacillait. Serge se leva et regarda son ami droit dans les yeux.
« J’y vais ! Je retourne bosser. Ça va aller ? »
« Oui, j’ai passé une mauvaise nuit, je suppose que ça ira mieux demain ! Je dors ici ce soir. »
« Oui, moi aussi.»
Amura retourna à son bureau, il y passa le reste de la journée.
J'aime ce mystère autour de sa naissance. A mon avis, son importance va s'avérer crucial pour l'avenir de l'Hagatma 👆
"Les médiateurs utilisaient entre eux ce code : il était l’heure du café de Sabine, l’heure de son mouchoir ou de son verre d’eau."
J'adore 😂
"Amura n’avait pas la créativité de Serge dans ce genre de situation." : je pense que tu voulais plutôt dire" n'aimait pas" * ?